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1.2 Généalogie d’une pensée théologico-philosophique du cinéma

1.2.1 Le cinéma : fruit de la modernité?

Les dictionnaires encyclopédiques situent généralement en 1895 lřinvention du cinéma. Plus précisément au moment où les frères Lumière en France ont déposé le brevet du « cinématographe ». Mais on sait très bien que plusieurs inventeurs dans le monde convergeaient vers lřannonce officielle de ce nouveau média32. En outre, avant le cinéma existait la photographie depuis plusieurs décennies. Et existait surtout le pré-cinéma, sous plusieurs formes, technologiques et traditionnelles.

Ainsi, tout au long du 19e siècle, on a vu apparaître divers « jouets optiques », ayant souvent pour suffixe -scope ŕ du grec σκοπέω (skopéô), « observer », « examiner » ŕ, présentant une séquence dřimages animées (dessins ou photogrammes), mais non projetées sur un écran : phénakistiscope, folioscope, praxinoscope, zoopraxiscope, etc. (Dulac et Gaudreault 2006). Un type de divertissement fort prisé dans les salons bourgeois et aristocrates de cette époque. Par ailleurs, on ne peut manquer de mentionner la « lanterne magique », dotée dřune lentille et inventée par le jésuite allemand Athanasius Kircher au 17e siècle. Elle ne projetait que des images fixes, des dessins peints sur une plaque de verre, mais elle constitue la première version dřun type dřappareil qui allait devenir le projecteur moderne. « Lanterne magique et film peint : 400 ans de cinéma » est le titre dřune fiche pédagogique publiée par la Cinémathèque française (2009).

32 On peut faire remonter aussi lřinvention du cinéma en 1891 avec le couple kinétographe- kinétoscope (lřun servant à tourner et lřautre à visionner) de Thomas Edison aux États - Unis. Ce dispositif faisait voir des images animées sur pellicule photographique, mais à lřintérieur dřune grande boîte, et non projetées sur un écran (Briselance et Morin 2010, 13- 17).

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Avant le 19e siècle, diverses traditions ont également cherché à projeter une animation sur un écran comme celles du « théâtre dřombres », avec une projection par-derrière sur un drap blanc tendu. Au 18e siècle, il y avait un tel théâtre installé au château de Versailles. Il avait été importé dřOrient et de sa tradition longue et variée dans cette forme dřexpression, aussi populaire que le cinéma à notre époque, et racontant souvent des épopées mythologiques, accompagnées de musique. Mentionnons rapidement le Karagöz en Turquie, le Sbek Thom au Cambodge, et le théâtre dřombres chinoises, les trois inscrits au Patrimoine culturel immatériel de lřUNESCO. Dans une vidéo produite par cet organisme, on entend que les ombres chinoises peuvent être considérées comme une forme ancestrale du cinéma33. Dřailleurs, le théâtre dřombres traditionnel a été transposé dans une des formes du cinéma dřanimation34.

Poursuivons sur le même sujet mais sous un autre angle de vue, en compagnie dřAndré Bazin, théoricien du cinéma, et du philosophe Stanley Cavell. Dans son volumineux essai Qu’est-ce que le cinéma? ŕ ontologiquement parlant ŕ, Bazin estime que, malgré son aspect technologique moderne, « le cinéma ne doit […] presque rien à lřesprit scientifique » (1985 [1954], 25). Parce quřune idée approximative précède toujours une avancée technologique. Et parce que dřautres arts tendaient à accomplir lřobjectif du cinéma. Ainsi, reprenant à son compte les propos de Bazin, Cavell écrit que « lřidée [du cinéma] a précédé la technologie de plusieurs siècles pour certaines de ses parties ». Cette idée consistait pour lřhumain à recréer le monde « à sa propre image » (PM-Cav, 69). Cřest dřailleurs, selon lui et selon Bazin, un « mythe » présent au sein de toute la production artistique classique. Avant le cinéma, cřest probablement le théâtre qui y a le mieux réussi.

33 Voir une vidéo de lřUNESCO sur le théâtre dřombres chinoises, [en ligne] :

<www.unesco.org/culture/ich/fr/RL/le-theatre-dombres-chinoises-00421> (page consultée le 17 nov. 2015).

34 Voir notamment la bande-annonce du film dřanimation Princes et princesses (France, 2000), [en ligne] : <www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19448440&cfilm=22159.html> (page consultée le 17 nov. 2015).

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Sřéloignant quelque peu de Bazin, Cavell rapproche ce qui se déroule dans une salle de cinéma avec une fable de lřAntiquité. Pour le philosophe de Harvard, la posture du spectateur moderne se compare avec celle du berger Gygès dans la littérature grecque antique, qui, grâce à un anneau magique, pouvait se rendre invisible et aller observer ce qui se passait dans le palais royal ŕ une fable notamment racontée dans La République de Platon. Cavell ajoute ceci : « Quand on visionne des films, le sentiment dřêtre invisible [pour le monde quřon observe sur lřécran] est lřexpression de la dimension privée ou de lřanonymat modernes » (PM-Cav, 71). Du coup, au sein du cinéma, lřesprit antique et lřesprit moderne se rejoignent, du moins dans certains de leurs aspects.

Cavell établit un second parallèle avec Platon, que dřautres commentateurs ont également signalé : le « grand mythe de la caverne du livre VII de La République prédit pratiquement lřexistence du cinéma quelque deux mille ans avant son avènement » (PSO-Cav, 374). Par leur présence dans une salle obscure et leurs yeux rivés sur un écran, les spectateurs dřun film se retrouveraient comme dans la caverne, où les humains sont enchaînés et obligés de fixer la paroi du fond. Plus étonnant : ce quřils connaissent du monde extérieur est le résultat dřune lumière venant de derrière eux et servant à projeter des ombres sur cette paroi. Des voix sont aussi entendues. Il faut toutefois rester prudent avec ce genre dřanalogie, comme on le signale dans un article du Dictionnaire de la pensée du cinéma :

Par sa proximité avec le dispositif cinématographique, lřallégorie de la Caverne ferait de Platon le premier théoricien du cinéma […] Mais arguer de la ressemblance du dispositif (projection pour des spectateurs immobiles) ne suffit pas à justifier un rapprochement qui, somme toute, consiste à prendre une allégorie au pied de la lettre (Ledoux 2012, 544).

Dřautant que, dans la caverne les spectateurs ne voient quřun simulacre de la réalité, laquelle nécessite les philosophes pour être comprise. On est donc loin dřun cinéma qui pense. Néanmoins, lřallégorie platonicienne fascine. Et dans une perspective deleuzienne, on pourrait la prolonger en disant que le cinéma moderne, celui de lřimage-temps, remplace le philosophe et permet à la pensée de se déployer. Comme nous lřavons vu dans la première section, lřimage-temps rend possibles de nouveaux concepts touchant à notre rapport au monde. On trouverait peut-être ici la nouveauté la plus fondamentale dans lřinvention du cinéma.

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En outre, si Deleuze a intitulé la première partie de son grand essai L’image- mouvement, cřest également parce que le mouvement est un sujet dřétude en philosophie. Un commentateur de Deleuze nous rappelle que cette question a une longue histoire, remontant même avant Platon :

Le mouvement est une des questions centrales de la philosophie occidentale […], de lřAntiquité jusquřà la modernité. Dès les Présocratiques, la philosophie se présente comme une réflexion sur le mouvement dans la nature, le mouvement dans lřâme, le mouvement dans la vie » (Montebello 2008, 11).

En ajoutant à ce quřon vient de voir dans ce point les commentaires formulés dans le point sur la « mort du cinéma » et lř« écran global », on réalise combien le cinéma est un art singulier et paradoxal. Dřune part, il apparaît comme le phénomène culturel phare de lřépoque moderne, absorbant sans cesse des technologies de pointe en son sein. Et dřautre part, il semble répondre à un désir dont lřorigine se perd dans la nuit des temps, ce qui expliquerait en partie lřengouement planétaire quřil a connu très rapidement.

On en vient alors à penser que lřinvention du cinéma ne saurait être associée à un seul paradigme de pensée, en lřoccurrence celui de la modernité. Ainsi, Deleuze montre assez bien que le cinéma, surtout dans ses premières décennies ŕ marquées par lř « image-mouvement » ŕ, a abondamment véhiculé la pensée classique, avec une morale du bien et du mal issue de la tradition chrétienne. Dans le même ordre dřidée, signalons le souhait du révérend Herbert Jump qui, en 1911, proposait de projeter un film pendant le service dominical, à titre de parabol e servant à illustrer le sermon35.

Par ailleurs ceci : à peine 20 ans après lřinvention officielle du cinéma, Ricciotto Canudo (1879-1923) ŕ à qui on doit lřexpression « 7e art » ŕ considérait que le cinéma avait ni plus ni moins remplacé la religion en Occident. Dans ses écrits, ce critique dřart italo-français parle des salles de cinéma comme des véritables « temples » de lřère moderne, et des stars du cinéma comme des « demi-dieux » (1995 [1923], 24 et 297). Canudo pèche peut-être par excès dřenthousiasme, mais

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il invite à se demander si, en prenant le relais de la religion, à son point de vue, le cinéma nřest pas devenu en même temps potentiellement porteur dřune nouvelle spiritualité, en phase avec la modernité. Dřautant plus que, si on tient compte de la généalogie que lřon vient de constituer, le cinéma nřest pas uniquement le fruit de la modernité.

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