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Spatialité de la cendre

PARTIE I : LA PLACE DE LA MORT ET DES MORTS : ACTUALITES ET RETROSPECTIVE

Chapitre 2 DE LA TERRE AU FEU : VERS UNE RÉINVENTION RITUELLE

5. Spatialité de la cendre

5.1. Dispersion, dématérialisation, délocalisation

On voit qu’avec la crémation, le recueillement sur la tombe n’est plus du tout une évidence : dans un sondage français de 201391, 37% des personnes interrogées disent, pour entretenir le souvenir d’un proche inhumé, y penser sans avoir besoin de se recueillir sur la tombe, dans le cas d’un proche crématisé on passe à 88%. Ces chiffres mettent en évidence la relation directe entre le choix de la crémation et le non attachement à la tombe comme lieu privilégié de l’entretien de la relation aux défunts. Les lieux du souvenir sont alors multiples : selon le même sondage ils deviennent le lieu de dispersion des cendres (23%) ou le columbarium (23%) mais aussi un autre lieu précis qui rappelle la personne (31%) ou un espace aménagé au sein du logement comme un autel avec photos et objets familiers (12%).

La pratique de dispersion est très récente en France mais prend une importance considérable. En effet, dans une étude de 201492, la dispersion est le choix de 50% des personnes qui souhaitent pour eux-mêmes être crématisé. Cette pratique s’oppose au culte de la tombe, à l’investissement économique, à la place et à l’entretien qu’il nécessite. Cette opposition qui se généralise a entraîné diverses réponses formelles dans les différents pays Européens. Ainsi en Allemagne, l’obligation d’inhumer corps et cendres dans les cimetières depuis le 18ème siècle, les réglementations sévères quant à l’entretien des tombes et les coûts importants des concessions ont donné lieu au développement des sépultures anonymes

(Anonyme Bestattung) qui représentent dans certaines régions jusqu’à un tiers des sépultures.

En France au contraire, la dispersion des cendres « en pleine nature »93 est autorisée et, bien que nous ne disposions pas encore de chiffres précis, les services qui recueillent les données sur les dispersions enregistrent de plus en plus de dispersion en dehors du cimetière. La

90 Funescope 2014, op. cit. 91 étude Funescope 2014 op. cit. 92 Funescope 2014 op. cit. 93 sauf sur les voies publiques

dispersion dans les cimetières a été réglementée en 200894 par une loi obligeant les communes de plus de 2000 habitants à disposer d’un site cinéraire et d’une surface où pourront être inscrits les noms et dates des défunts dont les cendres auront été dispersées dans le jardin du souvenir. La durée de ces épitaphes collectives sur le site de dispersion dépendra de la taille du dispositif et du nombre de dispersions.

Le paroxysme de la dématérialisation et délocalisation de la sépulture est atteint avec le développement des cimetières virtuels sur internet et des pratiques de recueillement sur les pages mémorial des réseaux sociaux.

Dans l’espace numérique du net, les morts et vivants doivent pourtant aussi être séparés. Ainsi Facebook a mis en place depuis quelques années la possibilité de changer le compte d’une personne décédée en « compte de commémoration » qui deviendra figé et accessible seulement aux amis et proches avérés du défunt. Seuls des messages privés pourront être postés sur le journal de commémoration. Les proches, les amis, s’emparent des réseaux sociaux pour renforcer la communauté autour du défunt ou du mourant. À partir des multiples versions rassemblées et partagées sur des pages privés créées à cet effet ou sur des pages existantes, ils tissent un récit enrichi qui pourra étoffer la relation qui se co-construit avec les morts. Ces pages deviennent de nouveaux lieux de ressource pour accompagner la séparation et se recueillir, mais aussi pour entretenir la relation et la mémoire du défunt. Le projet ANR ENEID95« Éternités numériques. Les identités numériques post mortem et les usages mémoriaux innovants du web au prisme du genre » débuté en février 2014 devrait bientôt pouvoir nous apporter des connaissances inédites sur ces nouvelles pratiques.

On peut ainsi se demander quel est l’avenir du cimetière comme lieu de conservation des traces des générations passées et comme lieu de recueillement.

5.2. Révolution rituelle et espaces d’actes

La culture de la mise en cendres est en France en pleine formation et modifie profondément cette question de la place des morts. L’entièreté du corps renvoyait aux dimensions d’un lit, soit environ 2m2, mais la désolidarisation du corps par la crémation, si elle correspond à volume de 3 ou 4 litres, ne renvoie à aucune forme particulière. Pourtant c’est l’urne, comme contenant de ce corps désolidarisé, qui s’est imposée comme réceptacle pendant des siècles. Il faut dire que nous ne pouvons que faire parler les traces qui nous restent des siècles et

94 Loi sur le statut des cendres, 19 décembre 2008

95 Programme ANR : Sociétés innovantes (INOV) 2013, Référence projet : ANR-13-SOIN-0002, Coordinateur du

millénaires passés et la caractéristique de la dispersion est de ne laisser que peu de traces. En tous cas en France et depuis les premiers retours à la pratique de la crémation au 18ème siècle, la possibilité de la dispersion qu’implique la mise en cendres ne semble pas avoir été exploitée. Qu’on la pose sur la cheminée, dans un columbarium, un cavurne ou qu’on l’enterre, l’urne recueille les cendres, les prévient de leur potentielle dispersion.

Ce n’est que depuis quelques décennies que l’on découvre en France la figure et le geste de la dispersion des cendres. Quelle mise en geste convoque la dispersion ? Et de quelles traces se doter alors ?

Valérie Souffron parle de « révolution mentale opérée par les aspirants au feu ». François Michaud Nérard, directeur des services funéraires de la ville de Paris titre son dernier ouvrage « Une révolution rituelle. Accompagner la crémation »96.

Les rites sont fondamentalement des bricolages culturels que l’homme adapte aux transformations permanentes qui agissent au cœur des sociétés et nous assistons à un glissement, peut-être révolutionnaire, qui est sous-tendu par les multiples crises et réorientations parfois dramatiques qui sévissent de manière générale dans le monde contemporain. L’avenir nous dira si nos cimetières de caveaux seront amenés à disparaître, mais il est certain que le cimetière, objet urbain relativement immuable depuis plusieurs siècles, est aujourd’hui en France en train de se transformer pour laisser toujours plus de place à la cendre et à son univers symbolique, gestuel et sensible. La place de l’écologie et celle du numérique sont déterminantes, c’est ce que nous démontrent les exemples de nouveaux dispositifs funéraires comme la Ruheberg, qui associe une colline boisée d’un millier d’arbres qui accueillent les cendres parmi leurs racines et un site internet qui numérise les données sur les défunts et leur crée des petites « chapelles numériques ».

Pour Ken Worpole97, la réponse architecturale à la demeure d’une si petite quantité de cendres est difficile, et « sans corps, il est improbable qu’il puisse n’y avoir jamais une architecture funéraire pleinement réalisée » (« without a body, it is unlikely that there can ever be

a fully realized funerary architecture »). L’architecte, qui bâtit en premier lieu pour les morts,

devrait-il aujourd’hui se retirer du jeu et laisser la nature offrir la dernière demeure aux morts en cendres? N’avons-nous plus besoin de monuments ?

N’avons-nous plus de héros ? (« cremation is, after all, an anti-monumentalist impulse in a

non-heroic Age society »98) Ce que nous remarquons dans la littérature et qui ressort aussi de notre

96 Michaud Nérard, François. Une révolution rituelle, Accompagner la crémation. Paris : Les éditions de l'atelier. 2012. 198 pages

97Worpole, Ken. Last Landscapes. The Architecture of the Cemetery in the West. London : Reaktion Books. 2003. 98 Ibid

enquête, est que la valeur du monument comme espace de représentation tend à s’amoindrir, remplacée par des espaces numériques d’ubiquité, mais que la valeur du monument comme espace d’acte est renforcée. Nous allons traiter dans le prochain chapitre du rôle du corps dans la mémoire et de celui de l’action dans le deuil, afin de comprendre comment le signe physique reste important dans l’articulation des dimensions spatiale, temporelle et corporelle lors de l’expérience de confrontation à la mort de l’autre. Car même si les écrans deviennent tactiles, il leur manque l’environnement sensible, la ressource à l’expérience que représente l’ambiance d’un lieu qui soit extrait de la quotidienneté.

5.3. Exemple d’une mise en geste au cimetière de Seyssins

Le nouvel aménagement cinéraire au cimetière des Garlettes à Seyssins représente une manière d’activer les tensions du paysage par le biais d’un dispositif artistique.

Mise en geste de la dispersion au cimetière de Seyssins - Photo : P. Thiollière, juillet 2014

Après trois ans de travail, de concertation, de débat et de mise en œuvre coordonnés par le conseil des sages et les élus Laurence Algudo et Jacques Lorthioir de la ville de Seyssins, le nouveau site cinéraire dont la conception artistique a été confiée à Pierre Martin a été inauguré le 15 mai 2013.

L’artiste installe, en limite de la parcelle du cimetière qui offre un large point de vue sur la plaine urbaine et le relief du massif de la Chartreuse en face, une sculpture qui exprime la limite poreuse entre deux mondes. Des roches de granit et de calcaire irrégulières et disposées de manière chaotique au sol recueillent les dispersions, des dalles de schistes lisses sont plantées verticalement et marquent la limite, un cercle vertical incrusté d’ardoise et percé d’un carré forme une « fenêtre d’or » qui permet de voir de l’autre côté, de faire varier les cadres sur le paysage des montagnes avec ses propres mouvements. La tension entre le visiteur et le paysage est mise en geste et en mouvement par ce dispositif de dispersion. Les cendres peuvent être dispersées entre les roches sur le sol mais aussi partout sur la butte à

l’arrière plantée d’arbustes. Une table en pierre permet de déposer l’urne devant l’œil fenêtre avant la dispersion.

Chapitre 3 LE DEUIL ET LE SOUVENIR : QUELS PROCESSUS, QUELLES