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La mémoire incarnée

Dans le document L'urbain et la mort : ambiances d'une relation (Page 105-109)

PARTIE I : LA PLACE DE LA MORT ET DES MORTS : ACTUALITES ET RETROSPECTIVE

Chapitre 3 LE DEUIL ET LE SOUVENIR: QUELS PROCESSUS, QUELLES EXPERIENCES ?

2. La mémoire incarnée

2.1. L’épaisseur temporelle de la mémoire

Le souvenir se fait au présent. Le présent est le domaine propre de la sensation disait Aristote116. Et seul le présent existe, toujours fuyant, donnant contenance au passé en le revivant et au futur en l’imaginant. La mémoire et l’imagination contiennent toutes les autres temporalités dans une épaisseur temporelle qui se vit dans le « maintenant ». Heidegger parlait de « contemporanéité du temps ».

Les thèses sur le fonctionnement de la perception et de la mémoire dont Bergson a l’intuition se révèlent en grande partie soutenues par les neurophysiologistes contemporains. Il déclare que la perception est anticipation d’une action, et le neurophysiologiste Alain Berthoz va un peu plus loin en affirmant que la perception est une action simulée. La découverte des neurones miroirs confirme encore le rôle du cerveau comme simulateur d’action. Le cerveau anticipe les conséquences de l’action en utilisant la mémoire et l’émotion, deux mécanismes qui lui permettent de prédire le futur. Ainsi, la mémoire n’est pas seulement faite pour se souvenir du passé mais aussi pour anticiper l’avenir. C’est dans le lobe préfrontal que le cerveau humain nous inscrit dans le temps, nous procure un sens de la mémoire et de l’anticipation. La mémoire est créatrice : selon la configuration présente, la re-mémoration effectuera un nouveau cadrage sur le souvenir.

Il y a la mémoire résultant d’une volonté de se souvenir, celle que l’on travaille, que l’on organise, que l’on lie à des images, à des moments, et il y a la réminiscence, la mémoire involontaire, fragment de mémoire isolé, apparemment rattaché ni aux pensées précédentes, ni aux objets observés. Si la mémoire peut s’aider de supports temporels (anniversaires, fêtes…) ou matériels (livres, photos, lieux…), la réminiscence, elle, se joue des supports de mémoire et apparaît de manière incontrôlable et parfois incompréhensible. La dynamique de la mémoire révèle l’interdépendance entre les choses, fonctionnant par résonance, associations de fragments éparpillés de l’expérience dans un processus qui allie le corps et le mental. L’approche écologique est mise en avant, appuyant le rôle de l’environnement dans le fonctionnement humain, la manière dont ils co-construisent l’expérience.

2.2. Ambiance, corps, mémoire

« C’est vers l’action que perception et mémoire sont tournées, c’est cette action que le corps prépare. »

Bergson, Matière et Mémoire, 1896 Pour Bergson, le souvenir est le « point d’intersection entre matière et esprit ». Il parvient à bousculer le dualisme corps-esprit en trouvant un point de resserrement autour de la question de la mémoire. Il attribue à l’image une certaine existence, entre vision idéaliste de la représentation et la vision réaliste de la chose. Le monde matériel se donne comme un ensemble d’images parmi lesquelles la perception dessine les actions possibles de mon corps sur elles. Dans Matière et Mémoire, Bergson met en évidence le rôle du corps dans la production de la mémoire. La mémoire, qui constitue notre durée, est sans cesse en prise avec le « pouvoir déformant et spatialisant de notre corps »117. Notre corps est mis en mouvement par les images extérieures à qui il restitue du mouvement et constitue ainsi un centre d’action : « les objets qui entourent mon corps réfléchissent l’action possible de mon corps sur eux »118. Alain Berthoz parle d’un 6ème sens qui est le « sens du mouvement »119. Le sens de la spatialité se développe à travers les mouvements du corps120. C’est pourquoi nous nous intéresserons aux espaces et ambiances qui accompagnent le grand passage non seulement à travers ce qu’ils nous donnent à sentir, mais aussi à travers les mouvements et gestes qu’ils permettent ou empêchent. Les mouvements sont à relier aux déplacements dans lesquels ils s’intègrent à l’échelle urbaine et territoriale, qui dépendent des connectivités et des porosités existantes. Les espaces funéraires sont à considérer dans la continuité de l’expérience, avec une attention particulière aux transitions et aux seuils, aux variations rythmiques dans l’expérience en mouvement. À l’échelle de la relation aux morts, de la communication, du recueillement et du souvenir, à quelles interactions invitent les ambiances et dispositifs funéraires ? Quelles chorégraphies, quelles gestualités en découlent et comment celles-ci participent à leur tour à la transformation des pratiques rituelles et symboliques ?

Pour Jean-Paul Thibaud, l’ambiance est ce qui « insuffle la vie dans un ordonnancement des choses et des espaces, lui donnant une force d’attachement et une valeur émotionnelle »121. C’est l’impression que laissent ces instants animés dans le corps physique et mental qui se grave dans les mémoires palimpseste de nos vies.

117Bergson, Henri. Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l'esprit. Paris : PUF. 2012 (1939). 521 pages. 118 Ibid

119Berthoz, Alain. Le sens du mouvement. Paris : Odile Jacob. 1997. 345 pages. 120 C’est ce qu’Erwin Straus a mis en lumière dans Le sens des sens

121Thibaud, Jean-Paul.Donner le ton aux territoires. Rencontres sensorielles. Perspectives ethnographiques sur les sens. Paul-Louis Colon (ed.). Paris : Pétra. pp. 235-255 ; Thibaud, Jean-Paul. Petite archéologie de la notion d'ambiance. Communications. 2012, vol. 90, n° 1. p. 155-174.

En effet, l’ambiance qui se co-construit, au rythme des doubles mouvements d’impression et d’expression, d’incorporation et d’incarnation, entre le sujet et ce qui l’entoure et l’embrasse, convoque « l’art de l’imprégnation »122. L’origine d’ambire qui donne « ambiance » exprime en effet le fait d’embrasser par les deux côtés, les deux bras, avec cette idée de contact direct, complet et affectueux. La mémoire corporelle joue un rôle essentiel pour se souvenir d’un espace ou d’un lieu. Tous les lieux visités et nos lieux quotidiens sont transférés dans une mémoire incarnée dans notre corps, devenant ainsi une partie de notre corps et de notre être. Thibaud cite Anne Cauquelin : « Quand on se souvient d’un moment de la vie, ce qui émerge dans un assemblage de lieux, de personnes, de situation temporelle, climatique, c’est une atmosphère. »123 L’ambiance comme « art de tonalisation »124 est ce qui va donner le ton au souvenir, qui pourra réactiver, en réémergeant, les effets sensibles de l’ambiance du moment passé.

2.3. Désirs de souvenirs

« Souvenir ! doux présent, chimère bienfaisante, Que nous donna du ciel la pitié consolante, Tu viens, environné des songes les plus doux Te placer sur la tombe entre la mort et nous ; Ta voix sait des tombeaux vaincre l’affreux silence Et de l’être au néant nous cacher la distance »

Lamartine, Les sépultures

Paul Ricœur fait le parallèle entre architecture et narrativité125, mise en espace et mise en intrigue. Les mises en espace et en ambiance et les mises en intrigue de nos vies se construisent conjointement. Ces « configurations » répondent à une « conquête d’intelligibilité » dans les récits indéniablement confus de nos vies et à une tentative de mise en lien des morceaux de vie parfois disparates. Ricœur fait encore le parallèle avec l’architecture et la grande « intertextualité » des villes, patchwork de zones aux différentes

122Böhme, G. ; Griffero, T. ; Thibaud J-P. Architecture and Atmosphere. Tapio Wirkkala-Rut Bryk Fondation. 2014. 123 Ibid

124 Ibid

fonctions ou correspondant à différents moments d’urbanisation. Nous étudions un cas exemplaire en termes d’intertextualité allant jusqu’au « choc d’ambiance »126 dans le chapitre 5 avec le cimetière de Neuilly au pied de l’Arche de la Défense. Quel rôle joue l’architecture de nos espaces ordinaires ou sacrés dans l’« ambiantisation » de nos récits de vie ? Comment une architecture écologique qui soigne les articulations et les transitions et qui apporte des qualités aux ambiances pourrait-elle aider à lutter contre le pouvoir de confusion et d’homogénéisation de l’urbain, en y protégeant des réserves, des espaces-temps de retrait, de suspens, qui favorise la disponibilité de l’esprit, en y soignant des seuils qui formulent les transitions de nos récits d’existence ?

Boris Cyrulnik, qui a développé le concept de résilience, comme la faculté à renaître de sa souffrance, s’est intéressé à la mémoire traumatique. Si la mémoire saine est évolutive, la mémoire traumatique, qui a été altérée par la double souffrance d’un coup et de sa représentation, est figée. Le passé ne passe pas et se répète constamment. Cette mémoire traumatisée est particulière : précise sur la focale, floue sur le contexte, accompagnée d’hyperattention, de vigilance très focalisée. De nombreuses études de psychologie environnementale, en particulier américaines, ont démontré le pouvoir de « réparation » ou d’apaisement de certains lieux de nature127 ou de mémoire128.

« Les récits cultivent l’art de prolonger l’expérience de la présence. C’est l’art du rythme et du passage entre plusieurs mondes, l’art de faire sentir plusieurs voix. Vaciller, marcher au milieu, un vrai milieu, pas celui d’une ligne, mais celui de lignes multiples »129.

Le tissage des récits est animé par le « désir de suite, désir d’autres histoires, désir de vitalité ».

« L’architecture nous permet de percevoir et de comprendre la dialectique de la permanence et du changement, de nous situer dans le monde, et de nous placer dans le continuum de la culture et du temps. »

Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, p. 80

126 G . Chelkoff, « The sound heritage of a new town : ambiance shocks in contemporary urbanism », Actes du colloque ICSV, Cracovie, juillet 2009

127Hartig, Terry ; Evans, Gary W. ; Jamner Larry D. ; Davis Deborah S. ; GärlingTommy. Tracking restoration in natural and urban field settings. Journal of Environmental Psychology. 2003, n° 23. p. 109-123. ; Kaplan, Stephen. The restorative benefits of Nature: Toward an integrative framework. Journal of Environmental Psychology 1995, n° 15. p. 169-182

128Watkins, Nicholas. The War Memorial as Healing Environment: The Psychological Effect of the Vietnam Veterans

Memorial on Vietnam War Combat Veterans' Posttraumatic Stress Disorder Symptoms. Environment and Behavior. 2010, vol. 2, n° 43. p. 351-375.

La mémoire traumatique peut-elle trouver dans l’ambiance un moyen pour débloquer les fixations, d’ouvrir la focale, et de réintégrer les rythmes et les ondulations dans le cours de nos vies. Nous allons voir plus loin comment les notions de rythme, d’intime et de paysage complètent l’apport d’une approche par les ambiances.

2.4. Souvenirs, présences, ambiances

La mémoire est ce qui constitue notre « moi profond » ou intime, est qui l’inscrit dans notre durée singulière. Se souvenir de l’autre, penser à l’autre, c’est une manière d’augmenter sa durée, de prolonger son existence et de déclarer « tu étais là »130.

Le souvenir passe par l’ambiance, une image plurisensorielle incarnée qui permet de rendre présent de l’absent-qui-a-été. Mais comme nous l’avons vu, cette présence-absence des morts dans la vie des vivants ne s’appuie pas seulement sur des souvenirs qui réaniment du passé, mais se construit encore après la mort à travers de multiples formes de relation (communication, signes, rêves, réminiscences…) qui peuvent transiter par l’ambiance.

« … Par exemple quand je garde mes petits-enfants chez ma fille, je ressens sa présence dans la pièce ; il y est. Je le sens parce qu’il n’y a pas la même ambiance. Je ne sais pas comment l’expliquer, c’est une

bonne impression, une bonne atmosphère et après quelques instants, je comprends que c’est lui. »131

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