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La destination des cendres

PARTIE I : LA PLACE DE LA MORT ET DES MORTS : ACTUALITES ET RETROSPECTIVE

Chapitre 2 DE LA TERRE AU FEU : VERS UNE RÉINVENTION RITUELLE

4. La destination des cendres

4.1. La dispersion : une pratique récente

70 Macho, Thomas. Die neue Sichtbarkeit des Todes. München: Wilhelm Fink, 2007. 71 http://cemetery.org

72 étude Funescope 2014 : les français et les obsèques, 10 ans d’évolution. CSNAF (Chambre Syndicale Nationale de l’Art Funéraire) - CREDOC : 30% (2014) à 35% (2007 et 2009) des personnes interrogées déclarent choisir la crémation « pour ne pas embarrasser les familles » ce qui en fait la réponse la plus fréquente

Le choix de la crémation implique un deuxième choix souvent négligé qui est la destination des cendres. De cette destination découlera une certaine mise en condition de la mémoire des morts.

En accord avec la mobilité croissante des individus pendant la vie, la cendre suggère la possibilité du mouvement, soit dans l’urne avec celui qui peut l’emporter avec lui, soit avec les éléments, l’eau, l’air ou la terre qui la transportera au gré de ses propres mouvements. Cette possibilité renforce l’idée d’un voyage des morts qui ne se réduit pas à l’âme ou l’esprit mais inclut les restes matériels. Valérie Souffron nous rappelle que la dispersion des cendres est une caractéristique de la pratique crématiste depuis la fin du 20ème siècle seulement. Auparavant, cette possibilité de dispersion n’était pas exploitée et les cendres demeuraient dans des urnes disposées dans les cases de columbariums, dans les caveaux ou scellées sur les tombes. Il s’agit alors de conserver et non de disperser, dans la logique des nécropoles urbaines qui archivent les vivants du passé73. De la même manière, dans les régions anciennement crématistes comme au Japon, les urnes sont rangées et identifiées.

Si une partie des individus optant pour la crémation reste attachée au cimetière, choisissant de placer l’urne dans un columbarium ou dans une cavurne, mini caveau pouvant accueillir quatre urnes et qui reproduit en miniature la tombe traditionnelle, une partie croissante choisit la dispersion, pouvant avoir lieu au sein du cimetière dans un jardin du souvenir ou en pleine nature.

Valérie Souffron voit dans l’idée de libération, d’élévation qu’implique la dispersion, les marques d’une spiritualité réinventée. Reflétant l’extension moderne des savoirs du monde terrestre au cosmos, la poussière humaine est rendue à l’univers tout entier. En témoignent les diverses offres funéraires permettant d’envoyer les cendres dans l’atmosphère ou dans l’espace74. Ces choix de dispersion très personnalisables sont régis par l’imagination et les liens affectifs. Ainsi s’esquisse une nouvelle poétique de la cendre.

4.2.Les lieux de dispersion

Avec la démocratisation de la crémation au cours du 20ème siècle, plus ou mois tardive en Europe, plus rapide dans le Nord protestant, anglican, plus lente dans le sud et l’est catholique, orthodoxe ou musulman, un véritable combat s’est joué et se joue encore en Allemagne pour pouvoir disposer librement des cendres. En 1976 seulement, un décret

73 l’idée d’archivage et de conservation des morts a été développée par Jean-Didier Urbain dans L’archipel des morts, Plon, 1989

autorise en France la remise des cendres aux familles. Les morts deviennent alors mobiles, divisibles, devenant parfois l’objet de litige au sein des proches lorsque des cendres appropriées par certains devenaient inaccessibles à d’autres. Depuis le 19 décembre 2008, les cendres humaines ont obtenu un statut juridique qui les protège par le code civil75 au même titre qu’un corps inhumé. Elles sont ainsi indivisibles et ne peuvent plus se conserver ou être dispersées dans un espace privé pour que chacun puisse y avoir accès. À travers ces nouvelles lois s’expriment une volonté d’inscrire les morts dans l’espace public, de leur apporter autonomie et protection, mais aussi une certaine idéologie qui veut tenir les morts à l’écart des vivants et soutien par des arguments psychologiques autour de la nuisance que provoquerait l’errance des morts, la prescription d’un travail de deuil. Selon Arnaud Esquerre, cette conception d’une communauté de vivants et de morts unis et ancrés dans un territoire est fictive et démontre surtout une volonté de contrôle étatique des corps76.

Des lieux de dispersion sont aménagés au sein des cimetières, ils se nomment en France « jardin du souvenir » et consistent en des espaces enherbés ou plantés sur lesquels on pratique la dispersion des cendres ou des puits de dispersion qui conserve souterrainement les cendres mélangées dans une cuve. En surface et autour de l’orifice plus ou moins visible dans lequel on va verser les cendres, différents aménagements, plus ou moins végétalisées sont pratiqués. En France on observe depuis une dizaine d’année la multiplication d’un modèle de dispersion sur des galets qui cache la grille d’accès à la cuve. Sans qu’aucune mise en scène ne soit souvent élaborée autour de ce jardin sec qui évoque l’eau vive, cette représentation des cendres mêlées aux galets semble connaître un succès énigmatique, relevant peut-être d’un certain mimétisme.

Le choix de la dispersion dans un jardin du souvenir représente 23% des personnes qui choisiraient la dispersion (38% pour les plus de 80 ans)77. Il est un choix intermédiaire qui n’abandonne pas l’espace commun du cimetière tout en refusant le coût et l’entretien de la concession traditionnelle. Lorsque ces pratiques de dispersion émergent, elles sont gratuites et anonymes. Aujourd’hui, certaines communes facturent des frais de dispersion et les supports à l’identification des défunts sur divers supports se répandent.

La dispersion n’est pas autorisée dans les lieux et voies publics mais dans les espaces naturels publics (par exemple les parcs naturels communaux, régionaux ou nationaux), la loi parle de « pleine nature ». S’il s’agit de grands espaces privés accessibles au public, comme

75 « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence » cf art. 16-1-1 du code civil

76 Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Fayard, 2011 77 selon l’étude Funescope 2014 op. cit.

des champs ou des forêts, la dispersion est tolérée à condition d’en demander l’autorisation au propriétaire. Une déclaration du lieu de la dispersion doit être faite dans la mairie de la dispersion ou la mairie de naissance du défunt. La dispersion dans les fleuves et rivières n’est normalement pas autorisée mais il existe des exceptions.

3.3. Le paradoxe de la dispersion

La loi de décembre 2009 sur le statut des cendres rend celles-ci indivisibles. Il semble paradoxal de vouloir continuer à maintenir les cendres solidaires alors que leur matérialité a intrinsèquement une tendance à la dispersion. La dispersion est légale depuis 1976, sans restrictions de lieu, puis apparaissent des mentions pour préciser que les dispersions ne peuvent se faire sur les lieux publics, sur les voies, puis sur les terrains privés. La dispersion en « pleine nature », sur terre ou en mer, est bien légale, mais il serait donc illégal de disperser les cendres d’un même corps en plusieurs endroits distincts.

Le dispositif funéraire du puits de dispersion, aujourd’hui très courant dans les cimetières français, procède aussi par le paradoxe d’une dispersion contenue. Il m’est même apparu comme une escroquerie, alors que, croyant naïvement que ces dispositifs étaient le point de départ d’un voyage lors duquel les cendres se mêleraient aux éléments au moins au sein du cimetière ou même plus loin, je compris que les cendres y étaient contenues dans des puits sans fond ou des cuves citernes de plusieurs milliers de litres jusqu’à ce qu’ils soient pleins et condamnés. L’imagination change de registre. On peut imaginer le bloc de cendres sédimentées que nos descendants déterreront peut-être un jour. Comme nous avons déterré les pyramides et observé circonspects les différents dispositifs plus ou moins monumentaux que les civilisations avant nous ont pu mettre en œuvre pour leurs morts.

Si le dispositif en surface évoque un retour aux éléments, les cendres s’enfonçant entre des galets, des rochers, faisant appel à une eau invisible qui emporterait les cendres plus loin ; sous terre il s’agit encore de conserver et de séparer. J’ai pu observer un dispositif au destin malheureux à l’entrée du cimetière intercommunal de Joncherolles qui a tenté d’allier la dispersion et le mouvement dans des bassins qui devaient en circuit fermé faire circuler l’eau et recueillir les dispersions de cendres. Les pompes ont rendu l’âme et le dispositif est depuis à l’abandon. Pourtant des cendres y « reposent » et le site devient par là figé, intouchable. Les cimetières évoluant, des traces de lieux de dispersion abandonnés, de cuves de cendres enfouies seront à prendre en compte, comme patrimoine archéologique du futur.