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Poétique des cendres mêlées aux éléments

PARTIE I : LA PLACE DE LA MORT ET DES MORTS : ACTUALITES ET RETROSPECTIVE

Chapitre 2 DE LA TERRE AU FEU : VERS UNE RÉINVENTION RITUELLE

4. Poétique des cendres mêlées aux éléments

La cendre comme matière légère qui peut se mêler finement aux éléments est porteuse de représentations poétiques. L’élément ou le réceptacle choisi, fera appel à différents mondes symboliques et révélera et réveillera un univers spirituel78.

4.1. La terre

Avec le choix de la terre, dans ses couches supérieures et arables, les cendres se mêlent aux semailles, deviennent symboliquement79 nourriture pour renaître dans le végétal, exprimant la puissance vitale de la nature qui inclue la mort. Les lents mouvements de la terre, relativement aux courants d’air ou d’eau, font du lieu de l’entremêlement des cendres à la terre un lieu localisable, qui rayonne à travers la vitalité cyclique du végétal. Un arbre ou un arbuste devient dans de nombreux dispositifs funéraires émergents le nouveau monument de la ou des sépulture(s). Si elles reviennent dans un espace collectif, comme dans un jardin du souvenir, elles rejoignent peut-être les cendres d’autres défunts dont les noms s’inscrivent au fur et à mesure sur un même support accessible aux visiteurs. Si elles sont répandues hors du cimetière, c’est en un lieu singulier, porteur de sens, lié à des souvenirs. C’est l’idée des retrouvailles avec un monde, le sien80.

4.2. L’eau

Avec le choix de l’immersion des cendres dans l’eau vive (mer, océan, rivière, ruisseau…), se rajoute à la poétique d’un retour aux éléments l’idée du voyage et du pouvoir réunificateur de l’eau. L’eau engloutie et ne laisse aucune trace. Même si le lieu précis de l’immersion a souvent un sens pour le défunt et est lié à des souvenirs, la force de l’eau vive est de pouvoir emporter les cendres plus loin, dans le sens de son écoulement, convergeant vers la mer ou l’océan. Ainsi, tout paysage incluant l’élément eau pourra être associé au souvenir de la personne défunte. Ce choix peut aussi se référer aux pratiques hindouistes où les cendres sont jetées dans le fleuve sacré. Presqu’un quart des personnes qui opteraient pour la

78 Valérie Souffron, thèse Chap II. Les spiritualités et la reconversion générale des croyances

79 le corps crématisé a perdu les principaux éléments minéraux et bactéries susceptible de nourrir l’humus, reste essentiellement le calcium des os transformé en Oxyde de Calcium

dispersion choisiraient un milieu aquatique81, et on passe à 45% dans les régions méditerranéennes.

« L’eau est la caresse même. La plus parfaite, la plus complète. »82 L’eau est une réalité « vivante » aux consistances variées : « profonde-calme », « molle-lisse », «  ample-débordante », « tournoyante-tourbillonnante »… L’eau dormante renvoie à une profondeur insondable, au miroir de mon être profond, et par là plus directement au mystère et à la mort. Elle présage les drames de la vie humaine83.

Une esthétique et un sens particuliernt se dégage des multiples formes possibles d’entremêlement des cendres et de l’élément eau (eau vive, gestes et caresse de l’eau ; eau-miroir, reflet du ciel, de ces variations et de l’infini ; eau-sédimentation, eau profonde, secrète, qui conserve ; eau résurgente ; eau qui emporte en voyage, ailleurs…).

4.3. L’air

Le choix des airs comme ultime réceptacle augmente l’idée de dispersion. Selon la hauteur de la dispersion, qu’elle s’effectue d’un avion au-dessus d’un territoire affectif ou d’encore plus haut dans l’espace ou la stratosphère, l’idée est d’augmenter le volume d’entremêlement et ainsi d’habiter le monde de plus haut, voire l’univers entier. La poussière d’homme redevient poussière d’étoile. Les cendres sont partout et nulle part. Elles ne sont plus précisément localisables mais peuvent être symboliquement associées à une montagne, au ciel ou aux étoiles. Pour Bachelard, l’élément aérien correspond à la coïncidence mouvante de l’être intime du rêveur-poète avec l’Être tout entier, l’être cosmique84.

La cendre rend sensible ce retour de l’homme à l’état de poussière, qui « flotte dans l’air »85. L’artiste italien Claudio Parmiggiani en fait une matière pour explorer le rapport à l’absence. Bien que plus lourde que la poussière, la cendre volatile s’approche de cette matérialité diffuse et de sa « poétique de la matière en mouvement ». Bouleversant l’idée d’une stabilité du monde visible, « l’air constitue le véritable porte-empreinte des images qui circulent

81 22% exactement, selon l’étude Funescope 2014, op. cit.

82 Jean-Paul Galibert, « Le bord de la solitude », Conserveries mémorielles [En ligne], #7 | 2010, mis en ligne le 10 avril 2010, consulté le 29 août 2012. URL : http://cm.revues.org/462

83 Bachelard, Gaston. L'eau et les rêves — Essai sur l'imagination de la matière. Paris : éd. Le Livre de Poche, 1993 (1942)

84 Bachelard, Gaston. L'Air et les Songes — Essai sur l'imagination du mouvement. Paris : éd. Le Livre de Poche, 1992 (1943) 85 Didi-Huberman, Georges. Génie du non-lieu. Paris : Les éditions de minuit. 2001. p. 112

autour de nous comme autant de fantômes ou de fantasmes non rachetés. »86. L’air prend ainsi une existence en devenant le lieu des images et présences spectrales. Les mouvements du souffle de l’air donne à la matière toute sa puissance, souffle et matière sont ainsi inséparables. Georges Didi-Huberman parle à propos des œuvres de Parmiggiani de « la danse voluptueuse que la matière effectue ici avec l’air »87, faisant appel à une « poétique des paradoxes »88. En effet, « la poussière devrait tomber, et pourtant elle s’élève, elle s’accroche à toutes les parties de l’espace. » L’auteur du Génie du non-lieu suggère, en évoquant la « mystérieuse capacité de mouvement autonome de la poussière », un « animisme de la matière ».

Il cite ici Bachelard qui, dans Les intuitions atomistiques, évoque le mystère de la poussière qui déroge aux lois de la pesanteur : « Il semble qu’un corps broyé, en perdant une partie de son individualité, acquiert du même coup on ne sait quel caractère mystérieux. » Il cite aussi Lucrèce, fasciné par « l’agitation éternelle des corps premiers dans le vide immense » et « les mouvements secrets, invisibles, qui se dissimulent ainsi au fond de la matière »89.

La portée symbolique de l’entremêlement des cendres avec l’air est puissante. Les cendres sont alors portées par le souffle, animées et emportées par le vent, elles peuvent recouvrir des surfaces, des flancs de montagnes. Cette association invite à la hauteur, au surplomb, à l’ouverture d’un belvédère. Comme la poussière de Parmiggiani, les cendres s’immiscent partout. Peut-on circonscrire réellement ou symboliquement un territoire aérien ou en surface qui soit une demeure digne d’un dernier repos ? Comment y revenir, y ritualiser des pratiques ?

Le retour à la terre ou ce cheminement par les éléments eau, air que permet les cendres ouvre à une conception plus large et renouvelée d’une coïncidence avec l’Un-Tout. Sans prendre des allures de divinité comme dans le panthéisme, la Nature y est cependant sacralisée et dans la voie d’un certain vitalisme, elle devient à travers cette poétique de la cendre celle qui nous engendre et à laquelle on retourne. Plus personnalisable que l’eschatologie de la résurrection ou de la réincarnation, elle correspond à certaines dynamiques à l’œuvre dans notre société contemporaine qui peine à lutter contre l’aliénation homogénéisante de la modernité et qui depuis un demi-siècle réalise l’échec du positivisme et renonce lentement à vouloir contrôler la Nature, lui rendant ainsi toujours plus de pouvoir.

86 Ibid. p. 78 87 Ibid p.68 88 Ibid

On remarque d’ailleurs que les plus jeunes souhaitent plus que la moyenne voir leurs cendres dispersées dans la nature (45% contre 37% en moyenne parmi les personnes qui opteraient pour la dispersion90).