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Aux origines de l’humanité

PARTIE I : LA PLACE DE LA MORT ET DES MORTS : ACTUALITES ET RETROSPECTIVE

Chapitre 1 LES VIVANTS ET LES MORTS : UNE RELATION ARCHITECTURÉE

1. Aux origines de l’humanité

1.1. Les morts, l’humus, le fondement de la culture et de l’humanité

Il me semble intéressant d’amorcer ce travail par un retour sur les fondements de l’humanité. L’essayiste américain Robert Pogue Harrison dans son ouvrage Les Morts (2003) déplie et poursuit l’héritage de Vico qui dans La science nouvelle (1744) lie les humains à l’humus en rappelant que « le mot latin humanitas vient d’abord, au sens propre, de humando, l’acte d’enterrer ». En effet, l’attention au cadavre s’érige comme valeur humaine universelle et se matérialise sous diverses formes à travers les cultures et civilisations. L’acte d’enterrer exprime la nécessaire séparation du mort du monde des vivants, pour d’abord pallier à la nuisible putréfaction mais aussi pour éviter l’errance ou la hantise des morts parmi les vivants.

Parmi les topoi décrits par Peter Sloterdijk dans le troisième tome de sa trilogie Sphères27, on trouve cette zone de hantise28 qu’il nomme thanatotope. Il explique cette préoccupation qu’ont les mortels pour l’absent ou le transcendant d’une part par la conscience de notre intelligence limitée, toujours bousculée par l’émergence de nouvelles vérités qui dévoilent en même temps de nouvelles zones de mystère, d’autre part par le fait que le souvenir vivant des défunts prenant la forme d’imagines intérieures et extérieures continue après la mort de réguler la relation entre les vivants et les morts. Ainsi, « le climat d’une île humaine est donc

toujours aussi défini par le fait qu’elle constitue une zone de hantise ou un thanatotope »29. Il rappelle

que ce topos de la coexistence avec les morts était dans les petits collectifs primitifs assimilable à un theotope, à la province du divin, puisque les premiers dieux étaient cet amalgame d’âmes personnelles et de forces anonymes. Si le culte des ancêtres se pratique toujours activement jusqu’à aujourd’hui dans certaines cultures30, le « crépuscule des dieux » a entraîné depuis les lumières en occident le « crépuscule des morts ». Pourtant, pense Sloterdijk, « toutes tentatives des cultures pour discriminer le côté de la mort ne font, du

27 Sloterdijk, Peter. Écumes : sphérologie plurielle. Paris : Maren Sell Éditeurs. 2005. (Sphères ; III).

28 « Hantise : magie noire de l’air ambiant, son étrange « vie » d’effluves propagées jusqu’au plus intime de nous-mêmes, de notre vie. Survivances qui passent et soufflent sur les vivants. », Didi-Huberman, Georges. Génie du non-lieu. Paris : Les éditions de minuit. 2001. p. 123

29 Sloterdijk, Peter. Op. cit.

30 par exemple à Madagascar avec le rituel du retournement des morts : selon des cycles de 5-7 ans, on sort les morts de leur tombe, nettoie les ossements ou arrange les linceuls, pratique danses et rituels afin de définir s’ils ont atteint le statut d’ancêtre sans quoi ils resteront soumis à d’autres retournements

point de vue du processus, qu’accroître la tension d’absurdité à laquelle sont soumises toutes les civilisations.31 »

Ainsi, biotopes et thanatotopes sont à considérer ensemble, la Terre étant le «  bio-thanatotope intégral de l’Humanité »32.

La sépulture se comprend dans le dialogue entre le besoin de séparer et le besoin de relier les vivants et les morts. Harrison formule la thèse principale de son ouvrage ainsi : « les humains n’enterrent pas les morts simplement pour les maintenir à l’écart par une séparation étanche, mais aussi et surtout pour humaniser le sol sur lequel ils construisent leur univers et fondent leur histoire »33. Les contemporains sont donc le maillon entre ceux qui nous ont précédés et ceux qui sont encore à naître. Et la fondation humique des mondes où séjournent les vivants conserve les éléments de l’histoire inachevée du passé pour que l’avenir puisse s’en nourrir. La culture est ce processus de sélection et de conservation. Elle englobe tout ce qui n’est pas jetable. Les morts et leur souvenir, sujets à la conservation, à la sélection ou voués à l’oubli, interrogent la culture.

1.2. Spatialisation du mystère et du sacré

« Les attitudes profanes sont devenues inadmissibles quand la mort est là. Le glissement hors de soi devant un mort exige un monde sacré. »

Georges Bataille, La limite de l’utile, p. 24634

Le mystère, du grec muistês « muet », est ce qui nous laisse sans voix. Le sacré, du latin sacer,

est ce que l’on sépare du reste, que l’on met à part et que l’on rend ainsi inviolable. La profanation est la violation de cet inviolable. Le sacré définit ainsi par négation le reste, qui est alors le profane. Mais comme le rappelle Spinoza « ce qui chez les uns est sacré est sacrilège

(profana) chez d’autres » et ainsi il n’y a pas de terre sacrée en soi, mais c’est notre façon d’y marcher qui la rend sacrée. Mettre les morts à part des vivants, par des dispositifs variés, semble être un invariant anthropologique. Pouvons-nous encore aujourd’hui nous entendre collectivement sur la sacralité de l’espace des morts ?

31 Sloterdijk, Peter. Op. cit. 32 Ibid

33 Harrison, Robert Pogue. Les Morts. Paris : Le Pommier, p. 8 34 dans Georges Bataille, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1976

La différence est évidente entre l’homme régi par la vitalité, respirant, chaud, mobile, et l’homme mort, immobile et froid, rapidement soumis à la décomposition ; pourtant le passage d’un état à l’autre, si nous le comprenons de mieux en mieux et le situons différemment avec les avancées de la médecine, conserve toujours une part de mystère. Et le mystère de l’après-mort, si certains l’anéantissent, reste pour beaucoup entier.

La culture fait une place au mystère, œuvre à une mise en sens de ce qui excède la signification par un processus dynamique de distanciation35. Le mystère de la mort sert souvent de trame dans les fictions et si la mort réelle n’est plus familière, sa représentation sous de multiples formes vient se frotter aux questions qu’elle laisse en suspens. Cette distanciation est l’enjeu des rituels funéraires qui mettent en scène le passage. Elle passe par l’établissement de frontières physiques comme symboliques.

1.3. Distance et proximité des morts : rétrospective

Si la mort est toujours présente dans la vie en négatif, son inexorable horizon nous fournissant l’énergie pour nous mettre en mouvement, elle n’est pas familière dans nos métropoles occidentales contemporaines. Elle surgit dans nos pensées lorsqu’un camion de pompiers nous dépasse en trombe ou qu’un accident nous prend à témoin, mais elle se fait discrète, les corbillards gris se fondent dans le flux routier, les cloches ne sonnent pas pour marquer une pause, les cérémonies se déroulent dans les centres funéraires et cimetières en périphérie…

Nous remarquons la négociation nécessaire entre proximité et distance en ce qui concerne la relation des vivants avec les morts, leurs morts, ou la mort.

Une rétrospective va nous permettre de mettre en lumière cette négociation permanente dans l’histoire qui a profondément influencé et la forme des sépultures et nécropoles, et la place qui leur était consacrée dans la ville.

Les morts étaient installés dans des fosses et grottes à côté des foyers au temps de Neandertal, certaines personnes importantes du néolithique ont été ensevelies sous des monuments mégalithiques, tumulus ou cairns ; quand la population se rassemble et construit des villes, les morts de ces villes obtiennent aussi leur nécropole ; comme la crémation était une pratique courante depuis l’âge de métal, les morts pouvaient aussi se retrouver en cendres, dans des poteries ensevelies dans des champs d’urnes. Dans les cimetières de la

Grèce antique, on peut lire les hauts et les bas de la démocratie dans l’ostentation des tombes et des objets funéraires.

En -450, la loi des Douze Tables du droit romain proscrit d’inhumer ou de brûler l’homme mort dans la ville et les dépenses pour les funérailles et les offrandes sont régulées. Les nécropoles romaines étaient installées le long des voies d’accès aux villes. Les personnages les plus importants ont des monuments funéraires richement sculptés et personnalisés près de la voie pour être vus et honorés par ceux qui arrivaient ou qui partaient des cités36.

Les Gallo-Romains inventent aussi le dispositif du columbarium où les urnes cinéraires sont disposées dans des niches.

Les premiers chrétiens pratiqueront l’inhumation dans des combes (ravins à l’extérieur des cités), qui deviendront des catacombes. Les corps sont placés dans des niches souterraines appelées loculus ou des chambres funéraires dénommées hypogées.

Au début de l’ère chrétienne, la tradition d’inhumer au plus près des reliques des martyrs, à l’intérieur ou près des sanctuaires va s’instaurer en Occident. D’abord réservée aux rois, cette pratique s’étend aux laïcs dans le haut Moyen Âge, qui contre des dons pouvaient acheter l’influence des saints-martyrs dans l’au-delà. Les moins riches étaient inhumés autour de l’église, en terre bénite.

Et les morts se sont ainsi à nouveau fait une place à l’intérieur de la ville, ignorant les préconisations romaines, et cela pendant des siècles, jusqu’aux Lumières et la croissance de la préoccupation hygiéniste. À partir du 8ème siècle on assiste à la quasi-disparition des tombes personnalisées et des épitaphes, même pour les personnages les plus importants. Les sépultures sont anonymes. Et jusqu’au 10ème siècle, l’Église construit des églises dans les campagnes grâce aux dons des fidèles qui ainsi se réservent une place à l’intérieur pour leur sépulture, parfois au plus près d’où ils priaient de leur vivant. Le cimetière bien établi au cœur des bourgs devient aussi un lieu animé, de rencontres sociales, religieuses et profanes (vendeurs, jongleurs, bateliers, écrivains publics, prostitués…).

Vers la fin du Moyen-Âge, les pratiques funéraires se perpétuent mais l’épitaphe et la statuaire des tombeaux vont renaître et se développer jusqu’à la révolution (effigies, gisants, transits, grands tombeaux). Les cimetières nombreux et de petites tailles (près de 300 à Paris) se trouvaient enchâssés dans les habitations qui s’étaient construites à proximité au fil du temps.

Les grandes épidémies de peste des 16ème et 17ème siècles qui déciment les habitants par milliers vont changer l’utilisation de ces cimetières intra-muros. Les charniers béants, les corps exhumés avant la décomposition, l’insalubrité qui régnait dans les cimetières poussèrent les populations à protester. Les cimetières pour pestiférés sont placés en dehors des villes et petit à petit, tous devront les suivre.

Et les morts sont à nouveau sortis des villes. Les nouveaux cimetières sont ainsi installés dans les nouvelles périphéries avant que l’urbanisation ne les rattrape et qu’on ne les construise plus loin encore. Mais lorsque le Baron Haussmann propose pour solutionner le manque de place dans les cimetières parisiens de créer une immense nécropole de 8 hectares loin de la capitale et relié par des trains spéciaux, il se heurte à des mentalités qui ont changées depuis la révolution et les parisiens veulent garder les cimetières proches d’eux. Ainsi, l’installation des sépultures dans le monde des vivants est toujours tributaire de tendances contradictoires entre besoin de proximité et besoin de distance, besoin de se souvenir et besoin d’oublier. « La peur de l’oubli est identifiée à la mort, la peur du souvenir à la souffrance » rappelle M. Augé37.

Différents idéaux sous-tendent la forme que prendra maintenant la nécropole : le romantisme du cimetière-parc proche de la nature, l’égalitarisme et l’économie de place des cimetières verticaux en enfeus, l’expression de la distinction sociale dans la nécropole monumentale…

Au cours du 18ème et 19ème siècle, la réglementation, le contrôle et l’efficace du pouvoir augmentent, l’urbanisme est sous surveillance et le cimetière devient un objet hétérotopique, un espace « autre »38, reflétant le pouvoir de la raison et de l’ordre sur la mort et le désordre. Le mouvement crématiste préconise de laisser « la terre aux vivants » et fait face à la putréfaction du corps avec les idéaux de feu purificateur.

« Les cimetières constituent alors, non plus le vent sacré et immortel de la cité, mais l’autre

ville, où chaque famille possède sa noire demeure. »39 Dans les métropoles, le cimetière n’est

plus ressenti comme espace de la métamorphose ou de l’attente, mais reflète la plupart du temps une organisation fonctionnaliste de la conservation et du rangement des morts.

37Augé, Marc. Les Formes de l'oubli. Éditions Payot & Rivages. 1998. 122 pages.

38 Foucault, Michel. Les corps utopiques. Les hétérotopies. Paris : Editions Lignes. 2009. 64 pages. 39 Ibid