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Spécificités régionales

Partie 2. Drogues et addictions : ampleur du fléau

2. L’addiction en pharmacie d’officine

2.2. Dérives sous surveillance

2.2.3. Spécificités régionales

▪ Mydriaticum®

Le tropicamide (Mydriaticum®) est un collyre utilisé en ophtalmologie pour induire une mydriase dans le cadre d’un fond d’œil diagnostique ou d’une chirurgie de la cataracte. Depuis quelques années, la Russie, l’Italie et plusieurs pays d’Europe de l’Est, ont rapporté des cas de détournement de ce médicament par voie intraveineuse. Dans ces pays où les ventes de tropicamide ont été multipliées ces cinq dernières années, l’utilisation abusive du tropicamide en intraveineux est surtout observée chez des injecteurs d’opiacés qui recherchent une intensification des effets euphorisants de l’héroïne ainsi que des hallucinations. Le collyre est parfois administré seul pour atténuer des symptômes de sevrage aux opiacés.

Le risque de surdosage lors du mésusage du tropicamide est élevé. Des symptômes atropiniques graves (rétention urinaire, iléus paralytique, tachycardie, etc) et des atteintes neurologiques (troubles du comportement, pseudodémences, convulsions, comas, etc.) peuvent survenir. Des décès ont déjà été rapportés. Mais alors qu’il était uniquement décrit dans les pays

d’Europe de l’Est, en Russie et en Italie, le détournement du tropicamide s’est diffusé dans le Sud de la France depuis 2014. Les premiers cas de demandes suspectes sont apparus dans plusieurs pharmacies situées à Toulouse. Les signalements se sont ensuite rapidement étendus à toute la région Midi-Pyrénées. Le réseau d’addictovigilance a identifié le tropicamide comme le 7ème médicament le plus détourné en France, avec une présence dans 6,9% des ordonnances falsifiées collectées en 2017. Devant la tendance croissante à l’abus de tropicamide, un suivi national d’addictovigilance a été mis en place en 2016 pour ce médicament. Les modalités de prescription et de dispensation du tropicamide en flacon (Mydriaticum® 0,5%) ont ensuite été modifiées au 1er Janvier 2019, pour réserver cette présentation à l’usage professionnel. La

prescription est désormais réservée aux spécialistes en ophtalmologie. Le Mydriaticum® en flacon56 ne peut donc plus être dispensé aux patients mais uniquement aux ophtalmologistes pour leur usage professionnel [124].

Cette nouvelle mesure prise par les autorités sanitaires est encore trop récente pour mesurer son efficacité. Il faudra attendre les prochaines enquêtes du réseau d’addictovigilance pour apprécier son impact sur le détournement du tropicamide. Pour l’instant, le phénomène poursuit son expansion en passant le plus souvent par des moyens d’approvisionnement illégaux. Actuellement, le détournement du tropicamide semble se diffuser en Nouvelle- Aquitaine.

▪ Ritaline®

Le Sud de la France est également touché par le mésusage du méthylphénidate. Ce médicament, présent dans la Ritaline®, la RitalineLP®, le Concerta® et le QuasymLP®, est indiqué dans le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité chez l’enfant, lorsque les mesures correctives psychologiques, éducatives, sociales et familiales seules se sont avérées insuffisantes. Il peut être utilisé également en deuxième intention dans le traitement de la narcolepsie chez l’adulte. En raison de sa structure chimique proche des amphétamines et de son effet psychostimulant, le méthylphénidate fait l’objet de nombreux détournements d’usage. Il est parfois utilisé contre la fatigue, l’anxiété, la dépression, la prise de poids ou en remplacement de la cocaïne. Mais, son principal mésusage est le fait d’étudiants qui l’utilisent comme dopant intellectuel. En effet, sur les campus universitaires, le méthylphénidate est

considéré comme une « smart drug », c’est-à-dire une substance qui augmente les capacités cognitives. Les étudiants sont persuadés que ce médicament permet d’améliorer leur concentration, d’augmenter leur capacité de réflexion et de mémorisation et d’être globalement plus performants dans leurs études. Ces facultés attribuées au méthylphénidate n’ont pour l’instant jamais été démontrées. Cependant, les effets indésirables potentiellement graves d’une consommation supérieure aux doses thérapeutiques ont bien été mis en évidence. Outre les risques neuropsychiatriques (convulsions, maux de tête, insomnies, hallucinations, comportements psychotiques) et cardiovasculaires (tachycardie, lésions irréversibles des vaisseaux du cœur et du cerveau, hypertension, crises cardiaques), une utilisation chronique abusive peut entrainer une dépendance. La dernière enquête d’addictovigilance en France montre une augmentation de 30% du nombre de cas d’abus, passant de 38 cas en 2014 à 50 cas en 2015, la spécialité la plus concernée étant la Ritaline® [125]. L’augmentation du nombre d’ordonnances suspectes comportant ce médicament (21 en 2015 contre 8 en 2014) confirme cette tendance à la hausse du mésusage. L’enquête montre également que les signalements de détournements sont essentiellement localisés dans le Sud de la France, en particulier au niveau de la région Provence Alpes Côtes d’Azur57 où les départements des Bouches du Rhône et des Alpes Maritimes sont les plus touchés. L’augmentation du mésusage de méthylphénidate serait peut-être en lien avec la progression constante des prescriptions. Depuis quelques années, les ventes de ce traitement de seconde intention connaissent une hausse spectaculaire, sans raison apparente. Le nombre de boîtes vendues a bondi de plus de 110% en six ans, passant de 283700 en 2008 à plus de 600000 en 2014. Compte tenu du potentiel d’abus et de dépendance du méthylphénidate, ce succès est inquiétant, d’autant plus que ce produit est essentiellement obtenu par ordonnance médicale. L’ANSM s’est donc penchée de plus près sur les prescriptions de méthylphénidate en France. Ses analyses ont mis en évidence une part notable de prescriptions hors AMM, pratique qui pourrait faciliter le détournement. Pourtant, la prescription et la délivrance du méthylphénidate sont très encadrées. Outre la réglementation qu’il doit suivre en tant que stupéfiant (ordonnance sécurisée, durée limitée à 28 jours, délai de présentation de 3 jours, etc.), ce médicament est soumis à une prescription initiale hospitalière annuelle, réservée aux spécialistes de neurologie, de pédiatrie, de psychiatrie et des centres du sommeil. De plus, depuis 2008, le médecin prescripteur doit indiquer sur l’ordonnance le nom du pharmacien qui sera chargé de délivrer le méthylphénidate. Malgré le rappel de ces conditions par l’ANSM aux professionnels de santé en 2012, 31% des primo-prescriptions en 57 22% des usagers des Centres d'Accueil et d'Accompagnement à la Réduction de risques pour Usagers de Drogues

2014 ont été réalisées par des médecins libéraux. En raison du risque d’abus toujours bien présent, les autorités sanitaires maintiennent les mesures d’addictovigilance mises en place au niveau national et européen en 200658 [126].

Bien qu’en hausse, le détournement du méthylphénidate reste restreint pour l’instant en France. Les mesures de surveillance et les restrictions des conditions de prescription et de délivrance du méthylphénidate mises en place par la France semblent limiter les dérives d’utilisation. Ce n’est pas encore un fléau comme aux Etats-Unis et dans les pays scandinaves (Suède, Norvège et Danemark). Mais, les abus existent et s’installent. Il est donc souhaitable que les médecins restent vigilants et précautionneux dans leurs prescriptions afin de prévenir le développement d'un phénomène de grande ampleur, difficile à enrayer à l'instar de celui observé aux États-Unis.

▪ Artane®

Utilisé comme antiparkinsonien sous le nom d’Artane® en France, le trihexyphénidyle est aussi prisé des toxicomanes, notamment des jeunes qui le considèrent comme « l’ecstasy du pauvre » [127]. Ces usagers recherchent avant tout ses effets euphorisants et psychostimulants à fortes doses, qui leur donnent un sentiment de toute puissance. Cette sensation d’invulnérabilité et de plus grande confiance en soi permettent chez certains le passage à l’acte délictuel ou criminel pour lequel ils auraient besoin de plus d’assurance. Les consommateurs absorbent en général jusqu’à cinq comprimés en une prise pour obtenir ces effets. Le trihexyphénidyle peut être consommé seul mais le plus souvent, il est associé à d’autres substances psychoactives comme l’alcool, les benzodiazépines, le cannabis ou des boissons caféinées, qui potentialisent ses effets. Outre le « bien-être » apporté, il peut aussi créer à plus fortes doses des délires hallucinatoires connus pour être très « réalistes » et similaires à ceux provoqués par le Datura. En France, bien qu’il y ait quelques cas d’abus signalés à Paris et à Marseille, le détournement de l’Artane® est une spécificité réunionnaise [Tableau 24]. En

58 L'arrêté du 1er avril 2008 pris en application de l'article L.162-4-2 du code de la sécurité sociale a pour objectif

d'améliorer le bon usage en renforçant l'encadrement de la prescription et de la délivrance de traitements susceptibles de faire l'objet de mésusage, d'usage détourné ou d'abus. Pour ces médicaments, le nom du pharmacien doit être mentionné sur l’ordonnance. Si les services du contrôle médical de l'assurance maladie constatent une dérive d’utilisation, la prise en charge sera subordonnée à l'établissement d'un protocole de soins entre le médecin traitant, qu'il exerce en ville ou en établissement, et le médecin conseil de la Caisse d'Assurance Maladie (article L.324-1 du Code de la Sécurité Sociale). Ce protocole devra être signé par le patient.

effet, ce mésusage est très connu à la Réunion depuis les années 1970 et il n’a cessé de s’amplifier au fil des années, avec une progression plus marquée depuis 2014. En 2016, les pharmacies réunionnaises ont enregistré une augmentation de 64% de délivrances d’Artane®. Parallèlement la même année, 15 260 comprimés ont été interceptés par les services douaniers de l’aéroport. Ils ont été saisis avec un lot d’ordonnances médicales, laissant supposer un trafic bien organisé. Les comprimés arrivant de l’étranger viennent essentiellement de Madagascar où la vente de ce médicament est peu contrôlée et les prescriptions de complaisance nombreuses. Mais, la plus grande partie des comprimés consommés par les usagers déviants proviennent du système de santé français avec prescription et délivrance en pharmacie. Ils sont ensuite revendus sur le marché noir à des prix exorbitants. La revente d’une boite d’Artane® de 5mg contenant 20 comprimés peut aller jusqu’à 200 euros.

Tableau 24 : Prévalence des 5 substances psychoactives les plus consommées en France métropolitaine et en Outre-mer (OPPIDUM 2015).

Antilles-Guyane Réunion Iles du Pacifique Sud Métropole

Cannabis (50%) Méthadone (44%) Cannabis (93%) Méthadone (55%)

Méthadone (25%) Cannabis (32%) Méthadone (4%) Cannabis (41%)

Crack (19%) BHD (23%) Métamphétamine (3%) BHD (2,3%)

BHD (16%) Trihexyphénidyle (18%) BHD (2%) Cocaïne (12%)

Héroïne (6%) Clonazépam (15%) LSD, Ecstasy, codéine (0,6%) Héroïne (12%)

Bien que peu fréquent en France métropolitaine, le détournement de trihexyphénidyle est un véritable fléau à l’Ile de la Réunion. Cette toxicomanie médicamenteuse est toutefois peu documentée dans les enquêtes nationales comme celles de l’OFDT. De plus, ce médicament inscrit en liste I, ne bénéficie à l’heure actuelle d’aucune mesure de surveillance particulière. Il parait pertinent d’envisager la mise en place d’un suivi renforcé ou le durcissement des conditions de prescription ou de délivrance, au moins au niveau départemental.