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La spécificité des institutions monétaires archaïques ou la monnaie sans le marché

II. La monnaie dans l'économie substantive

2) La spécificité des institutions monétaires archaïques ou la monnaie sans le marché

À partir de la naissance de l'utopie du Grand Marché, le phénomène de la soumission des fonctions monétaires à la fonction de moyen d'échange entraîne des avancées concomitantes de la marchandisation et de la monétarisation du social. Mais il n'en a pas toujours été ainsi car la monnaie est liée à des exigences bien antérieures au Grand Marché, dans la mesure où elle est un moyen de hiérarchiser les hommes et d'éteindre les dettes64. C'est

pourquoi Karl Polanyi réfute l'idée d'une "triade catallactique" selon laquelle la monnaie, le marché et le commerce extérieur sont supposés former un tout cohérent. Ainsi s'esquisse une alternative à l'"histoire conjecturale" du marché. La monnaie est en principe indépendante du

60 Veblen (1898, pp. 382-383). 61 Polanyi (1968, pp. 196-197).

62 Les conventions sociales dont parle Polanyi sont celles, aussi trompeuses que convergentes, qui fondent la

"valeur de la monnaie" sur le temps de travail ou la rareté (ibid., p. 197).

63 Nous avons tenté d'illustrer cette spécificité pour ce qui est de l'Égypte ancienne (Gentet, Maucourant, 1991,

b). Les intuitions de ce texte sont confirmés par la publication d'un texte dans une revue d'égyptologie (Gentet, Swedan, 1992).

64 Qui expriment par ailleurs des contraintes de nature sociale, précisément, religieuse et politique. On trouvera

marché parce que liée aux modalités d'extinction des dettes65. C'est pourquoi l'intégration

sociale que la monnaie contribue à réaliser est fortement structurée dès l'origine par les rapports de pouvoirs.

Plus précisément, comme le rappelle avec force J. M. Servet dans le présent ouvrage, l'institution séparée des pratiques monétaires de compte ou de paiement illustre quant à elle la nature très particulière de la monnaie non-moderne. Deux exemples permettront de comprendre comment la monnaie n'a pas vocation naturelle à créer l'échange intégratif. Mieux, fruit partiel des exigences redistributives, elle contribue à l'évitement de véritables

pratiques monétaro-marchandes66. Nous prendrons l'exemple des pratiques bancaires pré-

capitalistes et celui des nomismata. a) La "banque" archaïque

L'absence de marchés organisés et de monnaie frappée a caractérisé le modèle institutionnel de la Mésopotamie Antique67. Dans ce cas, les exigences du commerce et du

troc ont nécessité l'usage de la monnaie comme unité de compte et l'enregistrement de dettes qui ne pouvaient manquer d'être consécutives aux transactions. Les "opérations bancaires" sont donc le "substitut fonctionnel" nécessaire en l'absence d'un moyen d'échange universellement reconnu. La raison d'être du banquier est donc d'organiser les compensations en nature et de témoigner de l'existence de dettes à une époque où le serment oral était fondamental68: "Finalement, il n'y a pas de raison d'affirmer que la pratique bancaire

mésopotamienne prouve la possibilité d'une évolution du commerce administré vers l'économie de marché".

La banque archaïque rendrait donc inutile les formes modernes de monnaie. Il est d'ailleurs curieux d'observer que, quand bien même l'esprit grec institue le marché et la monnaie frappée, la pratique bancaire ne se développe pas conformément avec cette logique d'échange. Sans doute est-ce dû au fait que l'agora n'est qu'un "élément de marché" où les biens de production ne sont pas l'objet de transactions. En tout état de cause, la banque ne finance pas les achats, les paiements en nomismata sont comptants69. En réalité, la banque du

modèle institutionnel de la Grèce Antique semble désespérément rudimentaire, comme si l'invention proprement grecque, qui consistait à lier le commerce et les pratiques monétaires au marché70, n'avait pas créé d'impulsion naturelle de la fonction bancaire en dépit de la

croissance notable du commerce de marché.

La fonction bancaire première des trapetzoi est le change des monnaies. L'esclave faisant d'ailleurs fonction de "banquier trapéziste" voyait son activité réglementée par la puissance publique: la banque est une affaire publique, non privée affirme Karl Polanyi71. Plus

fondamentalement, la banque de ce modèle institutionnel ne crée pas de monnaie car tout prêt bancaire ne peut se faire que sur ordre d'un déposant de la banque ou grâce à un engagement des avoirs de celle-ci72.

Enfin, à aucun moment les déficits publics ne sont couverts par des prêts bancaires: il faudra attendre la fin du Moyen-Age pour assister au développement d'un tel phénomène. Ceci est certes dû à une mentalité qui exclut par principe le déficit, qu'il soit individuel ou

65 Idée dont Commons avait eu l'intuition, ainsi que nous l'avons montré précédemment.

66 Les réflexions de C. Nicolet sur la haute pratique bancaire romaine sont intéressantes à cet égard (Nicolet,

p. 179-180): le prestige social est à la mesure des obligés qu'on a pu se créer, même si l'exigence de générosité fait qu'on prête à fonds perdu. De ce fait, la simple logique de l'intérêt personnel, articulée à des institutions bien différentes des nôtres, fait que le lien civique est solidifié, ce qui est l' essentiel à Rome. L'activation du circuit économique n'est donc pas l'objet naturel de l'institution de la monnaie.

67 Polanyi (1975, c, p. 52) 68 Polanyi (1977, p. 142). 69 Polanyi (1977, p. 316). 70 Polanyi (1977, p. 253). 71 Polanyi (1968, p. 315). 72 Polanyi (1977, p. 265).

public, comme en témoignent les préceptes de Xénophon73. Si jamais le déficit survenait, on

utilisait, comme à Rome plus tard, l'expédient de lois somptuaires74. Le jeu sur le contenu

métallique des monnaies constituait une autre possibilité de financement, rendant inutile le recours aux pratiques bancaires. Il s'agit de montrer que l'autorité politique est au cœur de la valeur monétaire des pièces; la monnaie est par essence fiduciaire.

b) Les pièces de monnaie dans la Grèce Classique

Un exemple parmi d'autres rapporté par Karl Polanyi montre à quel point les régularités typiques de l'économie de marché sont difficiles à mettre en évidence en Grèce ancienne. Il est admis classiquement, dans une économie qui n'est pas encore fondée sur le crédit, d'observer que la hausse de la circulation monétaire est inflationniste. Or, l'inexistence vraisemblable d'un système de marchés interconnectés réduit cette déduction à un anachronisme75 et rend compte de la rigidité du système des prix non moderne. La valeur

heuristique de ces hypothèses peut être montrée par l'évocation de l'exemple suivant.

Ainsi, une cité d'Asie Mineure, à court de ressources alors même qu'elle devait régler des sommes importantes à des mercenaires, trouva le stratagème suivant qui lui évitait de subir le poids des intérêts: les riches citoyens de la ville furent contraints de prêter à celle-ci en métal précieux cependant qu'ils reçurent, en contrepartie, de la monnaie de fer dont le cours fut déclaré équivalent à la monnaie d'argent traditionnelle. Grâce à ce procédé, les mercenaires furent payés comptant. Karl Polanyi observe alors justement que l'offre intérieure de monnaie n'a pas augmenté.

Si les Cités peuvent arbitrairement réduire les monnaies en cours à des formes largement symboliques, si elles peuvent jouer facilement sur les titres des monnaies et réglementer les prix, c'est que les citoyens sont soumis à des prérogatives de nature politique76. Ces soumissions expriment toute la distance entre l'économie antique et la nôtre.