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Spécificité et légitimité de l’administration :

Encadré n°2 : Un exemple historique : L’échec de la bureaucratie soviétique

2.3. Spécificité et légitimité de l’administration :

Clairement, la question de l’adéquation des institutions publiques avec les exigences des économies modernes amène à des oppositions entre théoriciens sur la base de concepts concurrents.

Pour autant, à la même époque une nouvelle critique des capacités de l’administration va surgir avec le débat sur la possibilité de définir une politique publique idoine en fonction des informations à la disposition des décideurs publics. Pour nuancer les conclusions wébériennes, un auteur comme Herbert Simon va préférer l’usage du concept de « rationalité limitée » pour qualifier les modalités de prise de décision politique du « planificateur bienveillant »43.

Si l’on ne peut attribuer à H. Simon d’avoir mentionné le premier la question du degré de rationalité des décideurs, on ne peut cependant nier son apport pour l’étude économique des administrations publiques44. Certes, ce problème préoccupe les économistes au moins depuis Adam Smith (Walker [1971]). Pourtant, Simon participe au débat sur les capacités de l’Etat comme planificateur bienveillant. On lui doit en particulier une distinction majeure à la base de l’hypothèse de rationalité limitée, celle entre rationalité objective et rationalité subjective (Simon [1983]) :

« …une décision est ‘objectivement’ rationnelle si elle représente en fait le comportement correct qui maximisera des valeurs données dans une situation donnée. (…)

[une décision est ‘subjectivement’ rationnelle] si [elle] maximise les chances de parvenir à la fin visée en fonction de la connaissance réelle qu’on aura du sujet ». (p. 70)

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A ce sujet, l’article de Simon [1955] est une référence classique. De plus, pour le lecteur désireux de connaître un historique de la notion de « rationalité limitée » chère à Simon, voir aussi Klaes et Sent [2005].

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Sur le thème de la rationalité en économie et les raffinements depuis l’analyse de Simon, voir par exemple Vanberg [2004], Lagueux [2004], Kirchgaessner [2005] ou Crawford [2003], ce dernier présentant un modèle d’interaction stratégique entre agents, ce qui se rapproche quelque peu du contexte du second modèle de la deuxième partie à venir.

Alors que Weber concevait l’administration comme pleinement efficiente dans la mesure où elle agissait sur la base d’une information parfaite et d’une rationalité maximale, Simon rompt avec l’image des idéal-types pour donner une coloration plus économique à l’administration publique. En même temps, il ouvre la voie à de nouveaux débats sur la pertinence et la légitimité de l’administration publique.

En outre, Simon se montre très critique envers les appels à l’efficience dans l’administration publique, qui dissimulent souvent une critique facile de l’agent public. Il constitue une référence de premier plan car il annonce la vision moderne des réformes du management public, avec l’exigence du contrôle de l’information et de son traitement dans les administrations d’aujourd’hui. Par ailleurs, Simon est loin de définir les principes économiques de l’administration publique sur les bases de la gestion entrepreneuriale uniquement, et il lui attribue une certaine spécificité qui n’est pas sans rappeler les réformes modernes dites de Nouvelle Gestion Publique.

Pour Simon il s’agit d’aménager des institutions administratives dont l’objectif est d’atteindre un certain niveau satisfaisant d’efficacité, compte tenu des coûts liés à la décision et à la collecte d’informations45. Il faut donc exclure des solutions institutionnelles qui s’orienteraient vers une bureaucratie compliquée et omniprésente dans la société. Par ailleurs, cela conduit les économistes à s’interroger sur l’exigence d’efficacité répétée très souvent comme but et moyen de la gestion publique. Car il s’agit d’abord de définir ce qu’on entend par efficacité, et de savoir si la gestion publique peut et doit se réduire à la transposition des normes de gestion privée. Simon lui-même signale à maintes reprises que l’on ne peut circonscrire l’administration publique à sa dimension managériale, car il existe des ambitions sociales sous-jacentes bien que soumises à débats46. Des approfondissements récents de la notion de rationalité limitée ont été donnés par exemple par Redmond [2004] ou Vanberg [2004] et ils permettent de mesurer les développements intervenus depuis les premiers travaux de Simon.

A ce stade du développement, il faut maintenant considérer les traits spécifiques de l’administration publique vue par Simon, des éléments toujours débattus à l’occasion des réformes administratives actuelles.

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Il existe aujourd’hui un « héritage intellectuel » d’Herbert Simon, selon l’expression d’Earl [2001]. Ce dernier ouvrage constitue une réflexion sur la portée actuelle des idées de cet économiste.

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Perroux [1981] est proche de Simon sur la critique des méthodes dites « managériales », sur l’exemple de la gestion d’entreprise, pour réformer l’Etat. Percebois [2004b] fournit une analyse des théories de Perroux à l’aune des réformes actuelles de la gouvernance dans les pays du Sud.

Comme cela a déjà été noté, les réformes en cours sont regroupées sous les termes de « Nouvelle Gestion Publique », ou « Nouveau Management Public ». Pour la plupart des mesures mises en œuvre dans ce cadre, il s’agit de s’inspirer de règles de management issues de l’entreprise, afin d’en assurer l’adaptabilité dans l’administration publique et de remédier à certaines inefficacités déjà mentionnées.

Les normes opérationnelles de l’entreprise, transposées à la gestion publique, car censées être plus incitatives et générer plus de surplus et moins de biais bureaucratiques, sont actuellement privilégiées par les réformateurs, ou encore par des organismes comme l’OCDE. D’autres n’y voient qu’une solution fallacieuse du fait que les règles fondant la légitimité collective de l’opérateur public seraient mises au second plan au profit de l’efficacité économique47. Ce débat fait écho aux divergences théoriques présentées ici entre les auteurs relativement peu critiques de l’administration (Simon serait plutôt de ceux-là, à quelques nuances près) et ceux qui estiment qu’elle devrait être réformée en profondeur.

La question qui se pose ici est de savoir si les règles de gestion en vigueur dans l’entreprise sont bien adaptées tant pour les modes de gestion publique que privée, du moins dans la conception économique traditionnelle de l’administration.

Simon voit deux écueils à l’approche économique moderne : l’absence de poids donné à l’hypothèse de rationalité limitée – déjà entrevue plus haut – et l’abus de l’hypothèse de maximisation dans le fait de ramener tout problème économique à une configuration analytique plus ou moins raffinée.

Le fait pour Simon [1979] de mettre en évidence les écueils de la théorie néoclassique moderne l’amène à proposer des solutions48: d’abord, la recherche de procédures « d’efficacité satisfaisante » plutôt que le but d’optimisation parfaite devrait guider les décideurs en particulier dans les bureaucraties modernes, qu’elles soient publiques ou non49. C’est ainsi que l’argument d’efficacité sans cesse rappelé peut être vu avant tout comme une injonction à la rigueur financière, en dehors des exigences de qualité du service public.

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Au sujet de la dualité des réformes du management public, entre des objectifs d’efficience et de légitimité qui ne sont pas toujours complémentaires, voir par exemple Percebois [2004c].

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Voir aussi Simon [1978]. 49

Alford et Friedland [1992], à la fin de leur ouvrage, critiquent d’ailleurs, plus encore que Simon, cette tendance à la gestion la plus rationnelle qui soit dans chaque administration. Pour eux, le développement d’agences autonomes et de petites structures administratives spécialisées destinées à remplir un objectif bien précis conduit à un ensemble administratif qui obéit à une logique irrationnelle, en l’absence de coordinations suffisantes. Le modèle de la deuxième partie de ce travail, consacré à l’interdépendance de deux administrations, tentera de montrer en quoi la structure d’interaction et la mise en commun des objectifs peuvent se révéler cruciales pour la gestion administrative.

D’ailleurs, l’importance acquise par les contraintes budgétaires sera majeure dans les prochaines critiques de l’administration, émises par W. Niskanen et ses successeurs.

De plus, il est illusoire selon Simon de recourir à des élaborations mathématiques trop poussées dans le management public ou privé, ou sur les questions de société à cause d’une complexité irréductible à un problème calculatoire. On n’aboutirait en cela qu’à des solutions imparfaites voire contre-productives sur le plan de l’efficacité (relative aux objectifs). En effet, il est impossible de maîtriser la totalité des variables intervenant sur les phénomènes économiques et sociaux, ce qui est bien connu des spécialistes d’économie expérimentale.

Mais loin de dénier toute importance à la logique d’efficacité, Simon [1983] y voit au contraire un but important de la gestion administrative. Cependant on doit s’accommoder d’une connaissance imparfaite des mécanismes en jeu. La citation suivante est évocatrice :

« Je ne cherche pas (…) à défendre une quelconque conception du rôle des dépenses publiques dans une économie moderne (…) mais tout simplement à souligner que l’on ne saurait appliquer le critère d’efficacité aux décisions des organismes publics sans prendre en considération les éventuels effets économiques des activités de ces organismes. (…) le problème de l’efficience dans le secteur public doit être étudié dans l’optique de l’équilibre général plutôt que dans celle de l’équilibre partiel ». (pp. 155- 156)

Les réformes actuelles s’inspirent encore de ce débat ancien sur le bien-fondé de l’usage de règles issues de l’entreprise ou non. La question du type d’efficacité recherché par l’administration, source de débats animés parmi les auteurs académiques, ne cesse de se poser aux réformateurs de la puissance publique, alors même que la situation économique laisse souvent à désirer et exige par conséquent des méthodes restrictives pour l’Etat. Le débat sur la spécificité des normes de gestion publique, ouvert alors, l’est encore aujourd’hui d’une certaine manière.

Alors que Simon reste un économiste « classique » de l’administration assez mesuré quand il s’agit de juger les succès et échecs de l’administration, Niskanen et les théoriciens du Public Choice vont, pour leur part, souligner les innombrables occasions d’inefficacité de la gestion publique et de ses biais bureaucratiques, qui justifieraient de faire abstraction de l’éventuelle légitimité de l’administration pour se concentrer sur l’objectif d’efficacité50. Aujourd’hui, l’esprit des réformes serait assez proche de ces derniers auteurs, dans la mesure où les réformateurs considèrent qu’il est impératif de changer les règles de fonctionnement

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Ainsi Meier et Krause [2001] établissent-ils une sorte de survol de la littérature économique sur l’administration publique, en montrant les différences entre des auteurs comme Simon et Tullock.

administratif pour améliorer la performance et le contrôle de l’Etat par les citoyens. La suite de ce travail se propose d’envisager les reproches faits à l’administration publique traditionnelle (au sens de « non réformée ») par ces auteurs.