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L’inefficacité-X, première approche économique des problèmes administratifs :

Encadré n°2 : Un exemple historique : L’échec de la bureaucratie soviétique

2.2. L’inefficacité-X, première approche économique des problèmes administratifs :

La notion « d’inefficacité-X », proposée par Leibenstein [1966], a eu une grande influence dans la promotion des mécanismes d’incitations et d’agence, en insistant sur les biais inhérents aux grandes administrations privées ou publiques – même si son propos était plus souvent porté sur la gestion privée37. Là où la littérature sur les droits de propriété s’intéressait surtout à la possibilité, pour le service, de « garder » une partie des profits de l’organisation, Leibenstein va surtout voir la solution des incitations par les primes et plus encore par la mise en concurrence. En cela, il préfigure lui aussi les procédures de rémunération liée à la performance instaurées dans les réformes actuelles, et vues dans la troisième partie de ce travail. Le lecteur désireux d’approfondir sa connaissance des apports de Leibenstein peut s’orienter vers la contribution de Rochaix in Greffe et al. [2002]. Il convient maintenant de développer plus avant la notion d’inefficacité-X.

a. L’inefficacité-X, liée à un défaut d’incitations structurel :

D’abord, le problème de l’insuffisance d’incitations et de motivations à l’efficacité sera traité. Puis, il faudra poser la question de l’inéluctabilité de ce biais des organisations modernes, et de leur portée pour les réformes.

Il faut tout d’abord définir et distinguer l’inefficacité-X de l’inefficacité dite « allocative ». Cette dernière s’explique par des conditions structurelles comme la gestion en monopole ou l’octroi de subventions, alors que l’inefficacité-X ressort principalement de l’existence de défauts concernant la productivité des agents.

Le problème causal de l’inefficacité-X s’inscrit dans un manque d’incitations hiérarchiques à la productivité du travail, ce qui se traduit par une productivité insuffisante par rapport à certains objectifs préfixés. Le simple fait de déléguer des opérations à des subordonnés induit le risque de défauts concernant la productivité du travail, des insuffisances qui risquent de se cumuler à mesure que l’on remonte vers la tête de l’organisation et que l’output de l’organisation, combinaison d’actions individuelles, est produit.

Face au laxisme ou à l’indolence de certains agents de l’organisation, Leibenstein en appelle au supérieur hiérarchique pour qu’il prenne des mesures visant à contrer les problèmes de

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sous-productivité, afin de limiter – mais non d’annihiler, ce serait impossible – les biais bureaucratiques portant sur le travail. On pourrait d’ailleurs se demander s’il est vraiment possible de donner des directives de façon à accroître le degré d’efficacité, sans heurter la motivation « naturelle » des cadres de l’organisation, que l’on ne peut concevoir comme des opportunistes purs ou de parfaits stakhanovistes. A ce sujet, on pense immédiatement à la différence entre motivation « intrinsèque » et « extrinsèque » déjà évoquée, et sur laquelle il faudra revenir dans la troisième partie.

Se pose alors la question des solutions susceptibles de réduire l’incidence de l’inefficacité-X. Selon Leibenstein, un premier moyen est de rechercher des mécanismes incitatifs, à savoir des dispositifs établissant un lien plus ou moins explicite entre les efforts des agents et leur revenu. En posant le problème sous cet angle, Leibenstein va contribuer à l’émergence de l’analyse de l’agence sur le thème du contrôle, et il va fournir des arguments aux théoriciens critiques envers la gestion publique – cette dernière souffrirait de tares indélébiles du fait de la structure des droits de propriété notamment, ce qui a déjà été abordé. Pourtant, il faut toujours garder en mémoire que la perspective initiale de Leibenstein est d’étudier le cas de la gestion privée, où les mécanismes incitatifs sont plus courants et plus traditionnels, au moyen des primes au rendement sous toutes leurs formes et éventuellement de la mise en concurrence entre agents ou entre petits groupes de travail.

Il faut clarifier le mode opératoire des incitations, quand elles prennent l’allure de rémunérations à la performance, en raison de l’actualité de ces mesures dans les réformes de Nouvelle Gestion Publique. Faut-il envisager des procédés individualisés ou bien des systèmes destinés à des équipes ou groupes de travail ? Pour les méthodes individualisées, il s’agirait de déterminer des grilles salariales non plus à partir simplement du critère de l’ancienneté, mais en fonction des performances de chacun, donc du mérite, ce qui était déjà souhaité par la sociologie économique de l’administration. Les primes d’équipe sont une autre possibilité. Pour autant, les mécanismes incitatifs, pour lesquels on use quelquefois de « la métaphore de la carotte et du bâton », sont souvent difficilement exprimables en pratique par des arrangements institutionnels. Ils peuvent nuire aussi à l’esprit de corps, donc à la cohésion interne des administrations. En fait, la plupart des économistes de l’administration sont conscients du travail à fournir afin d’améliorer les résultats des organisations et de lutter contre l’inefficacité-X.

Leibenstein [1969] insiste sur l’existence de « zones d’inertie » bureaucratiques. Toute modification exigée du comportement des agents pourrait s’avérer plus coûteuse que ses bénéfices, et ce pour chaque agent, ce qui induirait la persistance de niveaux d’effort ou de performance incompatibles avec l’objectif de réduction de l’inefficacité-X au dessous de certains seuils. Leibenstein s’avance à énoncer une sorte de loi institutionnelle sur les incitations : l’effort moyen d’un groupe a une forte probabilité d’être plus faible que l’effort individuel moyen d’individus atomisés.

Il est intéressant de constater une correspondance entre cette « loi » quasi-sociologique à propos de l’inefficacité-X et la question du « passager clandestin ». Quand l’agent appartient à un groupe de travail, il sait que son opportunisme peut être payant, en se reposant sur le travail des autres. L’observabilité de ce comportement moins efficace que ce qui est demandé diminue du fait de la difficulté croissante pour identifier les responsabilités individuelles. Ce sujet trouve d’ailleurs un écho évident dans celui de la taille des bureaucraties. Au-delà d’un certain seuil, les auteurs en sciences sociales ont montré que la tendance à la performance de l’ensemble se dégrade, ce qui est le signe d’une sclérose de l’organisation et d’une bureaucratisation.

Il est clair que les projets de réforme menés dans les pays de l’OCDE depuis les années 1980, ainsi que leur déclinaison dans les pays du Sud dans le même temps, s’inspirent de cette recherche de l’efficacité, par la promotion de schémas incitatifs et de rémunérations liées à la performance. Plus loin, il sera possible de donner une vue d’ensemble et critique de ces politiques.

Néanmoins, en dépit de ces pratiques visant à la performance, il semble que l’inefficacité-X reste une constante des organisations, quelles que soient la modalité et l’intensité des procédures de contrôle38. De toute manière, il paraît clair que la mise en application de programmes incitatifs provoquera une contre-réaction de la part des agents, qui peuvent estimer abusive la recherche poussée de l’efficacité, en particulier dans des pays où ont été érigés de grands principes tels que l’égalité de tous devant le service public ou la bienveillance a priori des agents. La culture de la gestion publique « à l’anglo-saxonne » ou « à la scandinave » n’étant pas la même que dans les pays « continentaux », on peut s’attendre à différentes attitudes face à l’application des « solutions » à l’inefficacité-X ; c’est d’ailleurs

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ce qui est constaté quand on procèdera plus loin à une analyse comparée des pratiques de Nouvelle Gestion Publique39.

Par-delà la recherche de schémas de rémunération incitatifs, le principal mode de traitement de l’inefficacité-X sera, en réalité, le recours à la concurrence. C’est l’objet des développements suivants.

b. La solution de concurrence pour la résorption de l’inefficacité-X ?

Pour contrer la tendance bureaucratique à l’inefficacité-X, la concurrence va être un argument fondamental de réforme structurelle40. Néanmoins, si l’on reconnaît de longue date l’existence des inefficacités allocatives depuis Musgrave en particulier, le concept même d’inefficacité-X reste soumis à d’âpres discussions, ce qui ne manque pas d’affecter les recommandations de ses partisans, en faveur de la mise en concurrence.

La critique peut-être la plus corrosive pour les thèses de Leibenstein se trouve chez Stigler [1976], le théoricien de la capture des monopoles, spécialiste des questions d’inefficacité allocative. A ce propos, la lecture de l’article de Lafay in Greffe et al. [2002] est fructueuse, pour une étude des apports de ce théoricien.

En fait, Stigler énonce que la difficulté à accroître l’efficacité dans certaines institutions (il considère des organismes privés, a priori, ce qui paraît toutefois généralisable aux administrations publiques) réside dans un problème de choix de la technologie de production idoine. Il existerait des combinaisons d’inputs adéquates pour garantir une efficacité satisfaisante, ce qui expliquerait que l’absence de ces rapports de production dans l’administration entraîne des insuffisances assimilables à une bureaucratisation au sens large du terme. Il récuserait en cela l’existence même du concept d’inefficacité-X, comme factice et dépourvu de contenance propre. D’ailleurs, il suffit de se référer au titre de son article, « The Xistence of X-Efficiency », pour s’en convaincre41.

L’écho de l’approche d’inefficacité-X a cependant été important, de façon globale, ce qui a produit un ensemble conséquent de propositions visant à impulser l’usage de mécanismes

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Pour mesurer les évolutions dans les réformes dans le cas britannique, voir aussi Keraudren [1993]. 40

Ceci apparaît notamment avec Primeaux [1977]. 41

Leibenstein et Stigler alimentent ainsi une controverse sur la portée de l’inefficacité-X (voir la réponse de Leibenstein à Stigler, avec Leibenstein [1978b]). Une autre controverse avait opposé Leibenstein [1973] à Schwartzman [1973] sur des questions similaires.

concurrentiels ou limitant les biais par des méthodes portant sur la productivité, d’abord dans la gestion privée, puis, ce qui concerne davantage ce travail, dans la gestion publique.

Cette approche « classique » des inefficacités administratives fournira un terreau favorable à l’éclosion d’études destinées à réformer l’administration publique par les méthodes managériales prônées aujourd’hui.

Comanor et Leibenstein [1969] mettent en exergue de façon insistante la nécessité de rompre avec les logiques administratives et de promouvoir des mécanismes incitatifs concurrentiels. L’efficacité administrative pourrait donc être améliorée par des mécanismes de type marchand, dans cette optique.

Certains ont vu une proximité entre les approches et les conclusions de l’inefficacité-X et de la « discrétion managériale » de O.E. Williamson dans les années 1960, déjà citées. Crew et alii [1971] et Crew et Rowley [1971] ont montré les similitudes avec la problématique d’inefficacité-X, hormis le fait que cette dernière constituerait une généralisation de la « discrétion managériale » à l’ensemble des agents des organisations, et non plus aux tenants du pouvoir seulement ; pour ces derniers auteurs :

“An example of ‘overhead X-inefficiency’ is provided by Williamson in his ‘emoluments’ model of management discretion in which management is assumed to channel elements of the company’s discretionary profits into ‘unnecessary’ salaries and perquisites.” (p. 200, note 2)

Une telle comparaison peut expliquer en partie l’essor de l’approche de l’agence quelques années après dans le but de réformer les administrations. A ce moment de l’analyse, il faut s’arrêter sur le fait que les perspectives en termes d’inefficacité-X sont souvent contradictoires avec les idées de Weber et de ceux qui estiment l’efficacité administrative ; il est certain que les auteurs adoptent une perspective critique sur la gestion administrative, d’autant plus qu’elle est publique. La littérature de l’époque hésite entre une version radicale des solutions (la mise en concurrence) et une version plus « souple » (la question des rémunérations incitatives). Pour Leibenstein et les tenants de l’inefficacité-X dans leur majorité, c’est le choix de la concurrence et des méthodes directes du marché qui doivent l’emporter.

De ce constat, il faut pourtant retenir une réflexion épistémologique. N’y a-t-il pas une forme d’instrumentalisation de l’argument d’inefficacité-X pour discréditer la gestion publique ? C’est sur ce sujet qu’il faut se pencher maintenant.

c. « L’instrumentalisation » de l’argument d’inefficacité-X ?

Si le concept d’inefficacité-X a été forgé au départ pour l’étude des défaillances de la gestion d’entreprise, la transposition à la gestion publique a été assez facile. Eu égard au rapprochement possible avec les idées ultérieures de Niskanen [1971] et du Public Choice, dans le même temps, l’on devra, à juste titre, se demander si l’objectif de ces travaux est de montrer les correctifs susceptibles d’améliorer la gestion publique, ou plutôt d’en souligner les insuffisances chroniques de manière à suggérer une substitution de l’entreprise à la gestion publique (ou du moins afin de susciter l’usage de méthodes managériales, qui inspirent très largement les politiques prônées notamment par l’OCDE aujourd’hui).

La mise en œuvre de techniques dérivées du marché (concurrence, rémunération incitative) pour limiter l’inefficacité-X est une solution délicate quand on cherche à la transposer à l’administration publique. Le lien entre l’approche par l’inefficacité-X et celle de Niskanen [1971] s’établit alors.

Pour établir la preuve formelle des défaillances de la gestion administrée relativement à la gestion privée, ce qui est au centre du débat « maux publics contre maux privés », il faut citer Crain et Zardkoohi [1980]. Les auteurs montrent que la corrélation entre les budgets et les résultats des institutions privées est significativement plus forte que dans la gestion publique (pour ce qui est des entreprises publiques, hors administrations). Ceci s’expliquerait par des comportements opportunistes beaucoup plus marqués car beaucoup plus libres dans la gestion publique, en l’absence de contrainte à l’efficacité managériale (rémunérations, risque de licenciement…). En résumé, Crain et Zardkoohi motivent ce biais comportemental par un phénomène d’inefficacité-X lié à une recherche de rentes plus forte dans un secteur que dans l’autre. La présence de contraintes institutionnelles plus ou moins dures justifie les écarts de performance entre les deux secteurs.

Il est dès lors intéressant de souligner la proximité entre cette analyse en termes de biais non allocatifs et celle de Niskanen [1971] vue plus loin de façon détaillée. A grands traits, on peut dire que Niskanen et d’autres auteurs rattachés au même courant distinguent un ensemble de biais structurellement liés à l’administration publique, comme la maximisation des budgets, des outputs ou encore des rentes42. On pourrait d’ailleurs suggérer un rapprochement avec

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l’approche d’Alchian et Demsetz. Il est donc remarquable de constater cette confluence d’idées entre les deux types d’approches, alors que de nouvelles méthodes de politique économique et de réforme de l’Etat vont être implémentées à partir de cette époque.

Le défaut de structure de la gestion administrative, qu’on l’explique ou non à partir de la problématique d’inefficacité-X à cette époque, reflète donc une multitude d’approches théoriques convergentes et corrosives pour le bien-fondé de la gestion publique. On pourrait même parler d’absorption de l’approche de Leibenstein par l’approche issue de Niskanen, du moins pour ses considérations portant sur la gestion publique.

Il existerait des phénomènes bureaucratiques, discrétionnaires, et propres à la gestion administrative publique, conduisant à un gaspillage des ressources budgétaires en raison de l’absence de mécanismes canalisant l’opportunisme des agents. Le statut, vu depuis Weber au moins comme institution garantissant une immunité renforcée aux fonctionnaires (rémunération, avantages attachés à la fonction…), conduirait à une gestion publique inefficace. Pour s’en convaincre, il suffit de citer un passage de Leibenstein [1978a], qui clarifie l’insuffisance chronique de la gestion publique :

“In [the nonprivate sector], adding funds need not add output proportionately, or add to output at all. It may only result in higher costs”. (p. 332)

Depuis Weber, l’hypothèse de l’efficacité de la gestion administrative a été largement battue en brèche. Si Downs avait déjà signalé quelques problèmes de ce type de gestion, il n’était pas aussi critique, loin s’en faut, que Leibenstein et, il en sera question, que Niskanen et d’autres auteurs.

Quelle crédibilité accorder alors à l’approche de l’inefficacité-X relativement à celles précédemment évoquées ? D’abord, il faut vraisemblablement chercher à rester pragmatique en ne faisant de l’administration en soi ni un idéal, ni un cauchemar, mais simplement une institution humaine remplissant un certain nombre de services pour la collectivité, mais aussi pour ses agents, et qui peut dégénérer vers un système bureaucratique pour peu que des mécanismes institutionnels fondamentaux n’aient pas été mis en place. Les réformes de Nouvelle Gestion Publique se destinent précisément à gommer les défauts de l’administration publique afin de la rendre plus performante et plus proche des citoyens. A ce titre, on peut supposer que ces débats sur l’inefficacité-X justifient d’une certaine manière les politiques actuelles.

Pourtant, à la même époque parmi les économistes « classiques » dans le champ de l’administration publique, tous ne sont pas aussi critiques. La figure de H. Simon sera ici symbolique d’un certain attachement à l’institution administrative malgré ses défauts, et il proposera de faire face au défi de sa modernisation à l’aide de méthodes moins « radicales » que celles des auteurs précédents.