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Efficacité bureaucratique ou biais de la bureaucratisation ?

Encadré n°1 : Entretien avec M L David

1.3. Efficacité bureaucratique ou biais de la bureaucratisation ?

D’abord, il faut admettre que Weber et Downs ont aussi décelé des tendances nuisibles à l’intérieur de l’organisation administrative publique, qu’il s’agisse de celle à l’instrumentalisation idéologique de la fonction publique chez Weber, ou des problèmes issus de la caractérisation du contrôle vertical avec Downs. Leurs héritiers vont chercher alors à faire la part des choses entre l’idée d’efficacité administrative et les risques conséquents qui émanent des bureaucraties publiques, véritable quatrième pouvoir derrière ceux indiqués par Montesquieu.

Voilà pourquoi il faudra d’abord considérer les perspectives prolongeant l’idéal bureaucratique wébérien, avant de signaler les défauts entraînés par la tendance à l’envahissement de la loi de la bureaucratie comme mode d’organisation des sociétés modernes.

a. Les héritiers de Weber, ou l’efficacité administrative comme idéal :

Depuis Hegel au moins, circule l’idée selon laquelle les administrations publiques sont des structures permettant au peuple de faire appliquer sa volonté politique. Weber concevait certes les défauts potentiels de la bureaucratie publique, prenant en compte ses seuls intérêts, néanmoins il adhérait assez bien à cette pensée « optimiste » portant sur les qualités de l’administration publique.

La problématique de l’efficacité hiérarchique occupe un noyau central dans la pensée de Weber. En réalité, on doit bien accepter l’idée que cette efficacité provient de l’indépendance théorique entre la sphère politique et celle de l’administration. Dans le propos des auteurs « optimistes », l’organisation publique n’est qu’un exécutant. Elle ne se préoccupe pas de la dimension idéologique ou politique des décisions qu’on lui impose d’appliquer. Il n’y a donc pas d’interférence de la bureaucratie dans la prise de décision ; ainsi, l’implémentation des

choix politiques n’a aucune teneur idéologique, du moins dans la vision idéal-typique des sociologues dans la lignée de Weber.

Pour comprendre la portée de cette conception au cours du vingtième siècle, on peut considérer que l’efficacité administrative se traduit selon elle par la neutralité politique de l’action de la bureaucratie publique. La gestion publique est ici bien distincte du processus décisionnel en politique. R. Bendix, spécialiste de Weber, pose le problème de l’efficacité de la manière suivante, in Merton [1952] :

“… bureaucracy in a democratic society should be a neutral agency executing policies which the people ultimately determine. Modern government does not live up to this ideal.” (p. 116)

L’extrait ci-dessus résume parfaitement le dilemme émergeant de l’action bureaucratique : si cette organisation doit être efficace sur un plan normatif, ses capacités de traitement de l’information et les rivalités budgétaires des services lui donnent en pratique les moyens de suivre des objectifs contraires à la neutralité politique. Cette problématique, montrant l’ambivalence de la bureaucratie publique, entre efficacité légitime et contrepoids politique indu, permettra dès lors d’expliquer l’essor d’une lecture critique de Weber par des théoriciens comme W. Niskanen.

L’objectif d’efficience technique est censé être atteint dans les organisations publiques et privées, du fait de l’adéquation des normes organisationnelles avec les principes des grands théoriciens des institutions, tels Taylor ou Fayol. En même temps, il semble que la croyance d’essence positiviste en une capacité de l’institution à fournir des solutions efficaces soit une résurgence ou même un simple prolongement des arguments d’Auguste Comte.

L’homme paraît avoir acquis l’aptitude scientifique de modeler de façon « optimale » des arrangements institutionnels qui lui donnent un ascendant face à la montagne d’informations requises pour la prise de décision dans le monde moderne25. Ce qui fera dire à certains que l’on se trouve face à une organisation scientifique de la bureaucratie, voire en présence d’une véritable « science administrative » ; un tel argumentaire fait aujourd’hui protester des praticiens de l’organisation publique comme Grandguillaume [1996], qui ne voit qu’un instrument imparfait mais nécessaire dans cette institution, peu enclin au raisonnement « scientifique », ou encore Labourdette [1998]26, ou Legendre [1976]27. Les réformes de

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Le lecteur désireux d’approfondir les thèmes de la prise de décision politique et administrative dans le cas des Etats-Unis peut se reporter à Jones et al. [2003] ou à Rourke [1986].

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Le passage suivant tiré de Labourdette [1998] constitue une critique virulente de l’esprit qui anime les réformes du management public aujourd’hui, qu’on le rattache au Public Choice ou à la Nouvelle Gestion Publique (deux courants largement étudiés infra) ; Labourdette considère que les réformes managériales

Nouvelle Gestion Publique insistent d’ailleurs plus souvent sur l’aspect « partenarial » que sur la dimension scientifique des projets. On peut considérer cela comme de la modestie, ou comme un refus du dogmatisme.

La preuve de l’efficacité administrative semble déjà atteinte, une perception qui ira jusqu’à en faire un postulat chez certains zélateurs de la bureaucratie. Néanmoins, même chez Weber, on trouve des marques des dangers possibles de la « pieuvre bureaucratique » pour les sociétés.

En fait, il faut déceler dans le concept « d’efficacité » un ensemble d’acceptions tenant à la qualité du travail, à la rapidité d’exécution, de coordination, d’obtention des réalisations politiques, mises en œuvre par le jeu de l’action bureaucratique28. Burke [1986], bien plus tard, s’attachera à un concept constituant l’une des déclinaisons possibles de cette efficacité : il s’agit de la responsabilité des fonctionnaires. Pour Burke, il convient de distinguer la responsabilité « administrative » (the official as agent), témoignage de l’adéquation des comportements de l’administration avec les directives du pouvoir politique, de la responsabilité « représentative » (the official as representative), selon laquelle le fonctionnaire doit montrer des capacités de négociateur auprès des agents avec lesquels il doit interagir (collectivités locales, secteur privé…), ce qui lui confère un pouvoir de décision. Voici donc une des dichotomies possibles résumant en partie les exigences d’efficacité imposées à la fonction publique.

Cependant, par-delà le souci d’efficacité administrative, les continuateurs de la pensée de Weber, ou du moins ceux qui développent les points importants de sa pensée, ont insisté sur l’ambivalence essentielle des bureaucraties. Porteuses d’une grande efficacité technique, elles avancent parce qu’il existerait un dualisme, une segmentation de la fonction publique entre hauts fonctionnaires et fonctionnaires « de la base » :

« Issus de nouvelles générations, n’ignorant pas le développement de l’idéologie libérale, les hauts fonctionnaires, dont les intérêts ne coïncident pas avec ceux des employés subalternes, cherchent maintenant à assumer des missions complexes, valorisantes, orientées vers le long terme et permettant d’échapper à une surveillance immédiate et étroite ; en outre, ils désirent travailler dans de petits groupes. Tous ces éléments expliquent l’absence d’hostilité à l’égard de la désinstitutionnalisation, de la privatisation, dès lors qu’elles portent sur des tâches jugées sans intérêt. L’aménagement des modes de gestion est également bien vu. » (pp. 185-186)

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L’argumentation de Legendre [1976], volontiers pamphlétaire, semble renvoyer dos-à-dos le fonctionnement par nature centralisé de l’administration publique, et les tentatives ou effets d’annonce autour des réformes de l’Etat, qui ne seraient selon lui qu’une propagande électorale. Mais la moindre des choses est de reconnaître qu’il ne s’agit pas là d’un ouvrage très conventionnel, dans la mesure où il traite de l’Etat en adoptant une interprétation psychanalytique.

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Un débat opposa à une certaine époque les partisans et critiques de la « théorie élitiste de la démocratie », quant à savoir si les démocraties modernes sont ou non élitistes, avec des politiciens bienveillants ou non, et si une technocratie s’est arrogé ou non le pouvoir. Voir à ce sujet notamment Walker [1966a,1966b] et Dahl [1966].

se révèlent aussi un outil commode d’extraction de rentes par les agents qui en sont à la tête. Un résumé de ce paradoxe se retrouve avec S.M. Lipset, in Merton [1952] :

“The sheer size and complexity of social organizations, whether private or public, have created the need for a new ‘class’ of administrators or bureaucrats to operate them efficiently. This new administrative group, necessarily, has been given a large amount of discretionary power. (…) the administrators develop ‘vested interests’ of their own which may conflict with the interests of those who placed them in office.” (p. 229)

Le fait de poser le problème sous-jacent des biais bureaucratiques permet de qualifier l’analyse précédente d’annonciatrice de l’analyse économique de la bureaucratie, souvent critique de la fonction publique à partir des années 197029. Il existerait une ambivalence inhérente aux comportements des bureaucrates : censés être les instruments d’expression de l’intérêt général depuis Hegel, on leur attribue des visées opportunistes depuis toujours, ce qui génère un véritable questionnement sur la taille et le design des institutions afin de faire émerger un consensus sur la légitimité de l’administration auprès de la population. Ceci pose aussi la question des réformes destinées à renforcer l’objectif de performance de l’administration publique.

D’un côté, la vision « idéalisée » de Weber d’un agent public bienveillant et efficace, de l’autre côté une perspective critique touchant parfois à la caricature pamphlétaire, postulant un opportunisme viscéral des fonctionnaires. Le domaine des écrits scientifiques laisse ici quelquefois la place à l’idéologie par nature improuvable.

Très tôt, les auteurs sociologues ont constaté ce poids des idéologies dans le débat sur les bureaucraties publiques. Par exemple, l’ouvrage synthétique d’Albrow [1994] souligne les oppositions frontales quant à la caractéristique d’efficacité :

“Two incompatible concepts – bureaucracy as administrative efficiency and bureaucracy as administrative inefficiency – compete for space in twentieth-century theory. This is not an incomprehensible vagary of modern social science, but a development of nineteenth-century arguments, mediated by the giant contributions of Mosca, Michels and Max Weber.” (p. 31)

L’incertitude théorique sur la qualité d’efficacité ou non de la gestion publique est à la base des dogmatismes. Souligner cette problématique va être utile pour évoquer dans l’étude suivante la bureaucratisation comme penchant irrépressible de l’administration publique selon certains.

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Pour une étude des problèmes traités par un certain nombre de modèles de l’analyse économique de la bureaucratie, le lecteur peut se tourner vers Percebois [2002].

b. Les menaces latentes du dérèglement bureaucratique :

L’administration dispose d’une capacité d’action appuyée par le droit. Elle a un véritable pouvoir, au-delà des mesures de simple implémentation des décisions politiques30. Elle constitue le cadre d’intervention de l’Etat pour la population. Un point important peut être mentionné dès à présent : la bureaucratie étant composée d’agents administratifs dits aussi « fonctionnaires », on ne peut conclure que la bureaucratie est un pur « Léviathan dépersonnalisé ». Le reflet qu’elle donne d’elle-même dépend de l’attitude des agents qui lui donnent corps, et de ce fait, elle ne doit pas être considérée tel un parasite pour la société dans son ensemble. Elle a une certaine représentativité auprès de la population, ni parfaite, ni nulle. Il serait par conséquent mensonger de dénigrer le fonctionnement bureaucratique en la voyant comme un mal absolu. De même il serait illusoire de conclure que l’administration publique satisfait pleinement les exigences de la société. En fait, la fonction publique dispose d’une légitimité populaire qu’on ne devrait pas cacher dans un but partisan. C’est le mérite de Goodsell [1994] d’insister sur ce point là où une multitude d’auteurs élude cette problématique centrale, de façon délibérée ou non. Les réformes de la Nouvelle Gestion Publique s’efforcent aujourd’hui de prendre en compte cette caractéristique.

De par son pouvoir de représentation de la société, l’administration dispose d’un socle minimal assurant qu’elle a une certaine utilité pour la collectivité. Il reste toutefois que la croissance de l’appareil d’Etat a pu, et peut encore, être entreprise au profit de quelques-uns seulement. Cette tendance à la confiscation du pouvoir bureaucratique a été un problème majeur dans les pays dits « socialistes » au vingtième siècle. Ici pourtant, on recherche ce qui, au-delà de l’argument recevable de la légitimité – considéré plus loin – amène à craindre le pouvoir des bureaucraties. Echappant à leur fonction hégélienne de base, elles peuvent se transformer en outil d’oppression ou du moins de l’arbitraire du décideur. Les clivages théoriques sont marqués depuis l’origine, dans ce domaine, tant chez les sociologues que chez les économistes. Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre ce passage de Mouzelis [1967] :

“(…) if Marx conceived bureaucracy as an oppressive instrument and Weber as an efficient one, with Michels and those who (…) shared the Machiavellian pessimism about democracy, bureaucracy ceases to be an instrument and becomes the master.” (p. 34)

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D’un côté en effet, on trouve la pensée wébérienne, à rapprocher de celle de Hegel, qui minore les biais bureaucratiques, même si elle ne les écarte pas (cet argument est moins vrai chez Hegel). De l’autre, Marx d’abord puis les auteurs rattachés au Public Choice (dont la constitution en groupe de pensée est émergente au moment où Mouzelis écrit) : en grossissant le trait, pour ces deux approches critiques, l’administration publique manipule la société au profit respectivement des capitalistes et des fonctionnaires.

R. Michels constituerait une autre voie, à rapprocher des auteurs pessimistes sur la bureaucratie, qui montrerait que la complexification des sociétés et des rapports des individus à la technique justifie la formation d’organisations de grande taille exploitant des économies d’échelle, ce qui va poser des problèmes concernant la répartition du pouvoir de décision31. Il convient d’approfondir la pensée de Michels : on retient de lui principalement sa « loi d’airain de l’oligarchie ». En effet, l’essor des hiérarchies requis par la recherche de rendements d’échelle conduit à transférer le pouvoir décisionnel aux individus à la tête de ces institutions pyramidales. Il y aurait, dans les sociétés modernes, une tendance structurelle à ce transfert des pouvoirs en faveur d’une oligarchie, de l’autorité de quelques-uns.

Le danger principal souligné par les sociologues « classiques » est constitué par la bureaucratisation des sociétés, conçue comme un risque pour la répartition équitable du pouvoir32. L’apport de Michels et de quelques autres, tel B. Rizzi, est de montrer la face cachée de l’organisation bureaucratique, dont l’efficacité est mise au service de l’autorité d’une minorité. Cette analyse des sociétés actuelles présente évidemment une similitude avec les idées de Marx en termes de conflits de classes, et on y trouvera sans doute une illustration dans l’exemple des bureaucraties soviétiques (sur lequel l’on reviendra un peu plus loin). Il y a par conséquent une tension, une ligne de partage importante mais difficile à établir, entre les aspects « louables » de la bureaucratie publique (son efficacité en termes de centralisation de l’information et de prise de décision, notamment) et les effets pervers d’une extension désordonnée de ce mode d’organisation. Cela fera dire aux perspectives normatives ultérieures qu’il existe probablement une « taille optimale de l’administration » ou de l’Etat (cf. par exemple Scully [2001]). En outre l’intensité des réformes de NGP dépendra aussi souvent du degré de bureaucratisation estimé dans une administration donnée, ce qui donnera

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Certains auteurs, tels Glassman et al. [1987] montrent comment l’essor de l’organisation administrative a pu contredire une partie des espoirs que Weber, en dépit de ses réserves, plaçait en elle. D’autres, comme Savage et Witz [1992], Heckscher et Donnellon [1994] ou Herbst [1976], essaient notamment de définir une organisation « néo-bureaucratique » qui serait moins hiérarchique, et plus participative ; mais cette démarche, assez théorique, semble trouver ses limites au moment des réformes.

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lieu à des politiques parfois très tranchées (par exemple, la suppression de postes de fonctionnaires).

La question devient alors : à quel moment la bureaucratie devient-elle un mal après avoir été bénéfique ? Tout est sans doute affaire de consensus au sein d’une société donnée. C’est aussi une affaire d’adhésion collective aux choix administratifs, une caractéristique sans doute facilement manipulable et très fluctuante au gré des cycles politiques et économiques. En cela, on ne peut qu’être en parfait accord avec Bensman et Rosenberg [1963], qui fournissent un critère sociologique pertinent pour déceler le moment où la bureaucratisation a pris le pas sur l’efficacité administrative :

“Government without some kind of explicit or implicit acceptance of its right to rule by subjects and citizens results either in resistance and revolution or continuous repression, warfare, and tyranny. To all concerned, such government is costly, inefficient, and unstable.” (p. 417)

A ce stade du raisonnement, et alors que les apports de sociologie générale ou de sociologie économique arrivent à ce désaccord sur les vices et les vertus de l’administration publique, cette étude se propose de considérer les approches purement économiques de l’administration, dont les avancées ont profité des enseignements des sociologues. Cette étude se situe dans le prolongement historique des analyses sociologiques précédentes, parce qu’elle va constituer une « porte d’entrée » des perspectives économiques de l’administration publique, et, partant, elle justifiera de formuler des voies de réforme pour l’administration publique ; en cela, le chapitre suivant va constituer une ouverture sur des considérations normatives et positives, modélisées et empiriques.

2. Premières considérations économiques de l’administration publique ;