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Souvenirs du toucher dans les récits sur le poète crucifié.

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XVI. Souvenirs du toucher dans les récits sur le poète crucifié.

J ouvris les yeux juste au moment o‘ le soleil se couchait, alors que le ciel prenait des teintes orangées. Je n étais plus derrière ce bureau de ce que j appelais Orgon. Je n étais plus habillée en homme. Je me retournai vers ma sœur et la trouvai encore assise en forme pyramidale. Les mains jointes, avec les paumes tournées vers le haut, posées sur ses cuisses. Elle avait les yeux ouverts et le regard fixe en direction de ses mains, qu elle semblait observer de loin. [ la distance { laquelle on peut regarder sa main lorsqu on a le bras étiré. Un peu comme on le ferait avec un texte que l on ne parvient pas { lire ou dont on n arrive pas à distinguer les lettres. C est ainsi que ma sœur, sans trop étirer le bras, fixait d un regard perdu les paumes de ses mains. Cela aurait également pu ressembler à une prière. Je ne me souvenais pas si ma sœur avait ou non pour habitude de prier, en tout cas on aurait pu croire qu elle faisait la manche ou qu elle implorait les cieux pour qu il pleuve. Je regardai de nouveau l horizon de l autre côté de la fenêtre et m aperçus que les teintes orangées se transformaient avec différents degrés d intensité en un rougeoiement resplendissant. Je m apprêtai alors { refermer la vitre de la fenêtre, lorsque ma sœur me dit :

—L’air est encore chaud. Et la nuit le sera aussi. Comme le sont les nuits de ceux qui ont soigné leur bioénergie.

Supposant que son intervention était une invitation à ne pas fermer la fenêtre, je décidai de la laisser ouverte. Puis je m approchai de ma sœur qui demeurait dans sa position de prière. Je m assis de nouveau sur la chaise et observai ses mains pratiquement de la même perspective qu elle.

Je cessai d entendre la voix de ma sœur, qui me parvenait sans images et sans autres voix ou sons l accompagnant. J eus alors l impression de me réveiller, et je vis ma sœur qui se tenait debout au milieu d une foule rassemblée { l intérieur d une maison. Les gens qui l entouraient s adressaient { elle et lui criaient : « Poète, poète, écoute-nous ». Tant de voix s entremêlaient qu il était difficile de distinguer les paroles prononcées par les uns et les autres. Une ouverture se fit alors au plafond et je vis descendre un brancard soutenu par quatre cordes. Les hommes qui aidaient { descendre le brancard avec des cordes criaient qu il s agissait d un paralytique. Une fois le brancard au sol, on put voir le corps d un homme qui s adressa { ma sœur en lui disant : « Poète, j en suis venu { couvrir la moitié de mon corps – qui était comme maintenant paralysé – de l humidité qui forme le lac de a région des questions ; et j ai cherché avec ma main, du côté paralysé, { me souvenir de ce que j avais égaré. Pour que l oubli de ma mémoire, cette maladie qui paralyse la connaissance, cesse de le faire. Je sus que j étais guéri lorsque je me souvins du toucher. Je commençai alors à toucher mon corps dans le lac et à explorer d un mouvement continu chacun des orifices de mon corps et ses territoires les plus sensibles. Je touchai jusqu { ce que la peau de ces zones commençât à percevoir le frottement comme un massage, puis comme une friction désirant anxieusement atteindre la vitesse de la chute dans un précipice d un mortel sans ailes. Je vis alors mon visage se refléter dans l eau. Je vis ensuite que mon visage n était plus le mien, c était le tien, puis le mien { nouveau. Je suis sorti

du lac et je suis venu te dire ce que j ai vu dans l eau. Parce que je suis redevenu paralytique et parce que cela a été ou n a pas été, ou parce que cela a peut-être été et sera à nouveau. ».

Tandis que cet homme parlait, la foule se tut et lorsque le silence fut complet, ma sœur leur dit : « Allez rapporter … ce que vous entendez et ce que vous voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. Heureux celui pour qui ne je ne serai pas une occasion de chute ! »88. Puis l homme paralytique se leva de lui-même et prononça les paroles suivantes devant la foule : « Sachez que tout mortel a sur terre le pouvoir de se souvenir de ce qu il a oublié ou de ce que cette génération et d autres ont occulté ». Les gens étaient très étonnés et s exclamaient : « Nous n avons jamais rien vu de semblable ».

Puis je me réveillai { nouveau, mais cette fois je n étais plus dans la maison au milieu de la foule. Je me réveillai la tête reposant sur mon bras tout près du bras de ma sœur. Nous étions { nouveau l{ toutes les deux, seules dans cette chambre face { cette fenêtre. Je me redressai et l observai, elle avait les yeux fermés. Je m angoissai un peu en la voyant comme endormie de nouveau. Elle avait été si longtemps absente en un sommeil apparent, que j avais peur qu elle ne se rendorme pour longtemps. Je me rassis, appuyant mon dos sur le dossier de ma chaise, et l angoisse me poussa { lui toucher le bras. Mais juste avant que je ne touche sa peau, ses lèvres s entrouvrirent et elle commença à dire :

—Un jour, ma sœur, la Poète entra dans la synagogue et y trouva un homme qui avait la main sèche. Et tandis que toutes les personnes présentes, prêtres et autres, l’observaient, elle dit { l’homme dont la main était sèche : « Lève-toi, là au milieu ». Une fois que l’homme se fut levé, elle dit : « Étends la main »89. « Il

l’étendit et sa main fut guérie »90. « Il le fit, et sa main fut guérie »91. « Il l'étendit,

et elle devint saine comme l'autre »92. Car en étendant sa main, il se souvint de la

carte qu’il avait oubliée. Puis la poète « se retira vers la mer avec ses disciples. Une grande multitude le suivit de la Galilée »93.

Les lacs de la région de Salmacis allaient de nouveau se remplir, avec les mots du corps, non pas seulement avec des mots sur le corps, mais avec les mots prononcés par le propre corps, pour que tu reviennes. Ainsi tous les mortels allaient pouvoir dévoiler la totalité de la carte qu’ils conservaient sur leurs mains. Toutefois les lacs devaient être remplis avec équité par tous les fluides corporels des mortels. Car dévoiler entièrement la carte effacée au sein de civilisations dont la construction de connaissance était aussi sédentarisée dans la décorporalisation, ne pouvait se faire qu’avec l’apport équitable de fluides obtenus grâce à l’autoérotisme d’hermaphrodites, d’hommes, de femmes, de lesbiennes, d’intersexuelles et des autres formes poïétiques de la sexualité humaine et de

88 Matthieu, 11 : 4-6.

89 Matthieu, 12 : 13 ; Marc 3 : 5 ; Luc 6 : 10.

90 Marc, 3 : 5.

91 Luc, 6 : 10.

92 Matthieu, 12 : 13.

l’ensemble de la biodiversité sexuelle. Car l’émancipation d’une génération n’est pas uniquement l’émancipation du dominé mais aussi celle du dominant. Toutefois c’est le dominé qui doit réactiver le nomadisme propre { la loi de mouvement de la spirale historique sédentarisée par le dominant. Or l’émancipation des mortels en cette ère patriarcale impliquait la participation des fluides du corps des dominés et non pas seulement des dominants construits socialement en tant qu’hommes.

)l allait s’ensuivre des générations de vulves, d’hermaphrodites, de lesbiennes, d’intersexuelles, des autres formes poïétiques de la sexualité humaine et de femmes se masturbant afin de remplir à nouveau les lacs de la région de Salmacis. Seule cette humidité pouvait dévoiler la carte sur la main des mortels. Et ce n’est qu’une fois remplis les lacs– qui ne sont autre chose que la mer de Noun – que tu allais revenir dans un corps et une conscience appropriée de pansexualité, semblable à celui que tu avais au début des temps de la spirale historique.

Seule la main humide du poète allait de nouveau appeler la Lune afin que celle-ci illumine les paumes des mains du reste des mortels. Alors, Jour et Nuit allaient se réconcilier. Et le Soleil et la Lune allaient s’élever et descendre ensemble { l’horizon. De nouvelles civilisations entières de poètes allaient venir et la spirale historique allait suivre le nomadisme propre à la création de la connaissance qui émancipe l’expérience séquestrée.

Je ne me souviens pas, ma sœur, de générations ayant davantage chosifié le corps que celles des deux derniers siècles des sans mémoire. Et je ne me souviens pas d’une carte aussi effacée que celle des générations issues de la Modernité. Et bien que cette ère patriarcale, comptabilisée à partir de la performance du crucifié, n’était pas la seule au cours de laquelle la carte avait été complètement effacée de la main des mortels, c’était néanmoins l’une de celles ayant le plus sédentarisé la production de connaissance autour du paradigme patriarcal.

Car il y eut des civilisations, ma sœur, avec des générations entières de vulves qui éjaculaient des quantités similaires { celles qu’éjaculaient les corps qui n’avait qu’un pénis. )l y eut des générations où la vulve éjaculait en plus grande quantité que le pénis et d’autres – comme c’est généralement le cas dans les patriarcats sédentarisés – ou la vulve éjaculait en plus petite quantité que le phallus. Et la source éjaculatoire de la femme – et dont elle avait oublié jusqu’{ l’existence – allait devoir s’ouvrir pour que cette civilisation patriarcale se souvienne de la carte et puisse la dévoiler : tous devaient pratiquer l’autoérotisme comme méthode de construction de connaissance corporalisée.

Mais les générations des sans mémoire n’avaient pas seulement desséché les rivières de lumière qui suintaient des lignes de leurs mains, rivières créées par les fluides du toucher génital mêlés à la sueur de la main. Ils avaient à tel point oublié la carte, qu’ils en vinrent { percevoir la moiteur des mains des autres et des leurs comme une caractéristique abjecte. Car ceux qui suaient des mains rappelaient aux autres l’existence de ces rivières sur les paumes de mortels. Tout fluide corporel propre ou étranger fut considéré comme quelque chose à craindre,

de dangereux pour la santé. Les fluides corporels inspirèrent un profond dégoût aux mortels sans mémoire, qui finirent par oublier la carte et son existence.