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De l’Éducation : décorporalisation juridique de la Femme.

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VII. De l’Éducation : décorporalisation juridique de la Femme.

De la science du XVIIe siècle, on retiendra le fameux « Je pense donc je suis » de

Descartes (1637). Sa pensée, germe de la pensée nouvelle, affranchie de la réponse sacralisée, allait enfin libérer les générations des sans mémoire des arguments religieux qui divinisaient la création de la connaissance et de la conscience.

Avec Descartes, l’homme commence { se percevoir comme créateur, créateur de sa pensée. Et les générations de sans mémoire, et plus particulièrement de mâles sans mémoire, organisèrent les idées philosophiques en sciences de l’homme69. Les idées

de l’homme occidental avaient été organisées par le christ microcosmique durant tant de siècles, que le fait de substituer la métaphysique des interprétations moralistes et religieuses sur le corps humain par le matérialisme de la raison constituait en soi une véritable révolution. Mais la science médicale était également née hétérosexuelle, et allait encore renaître hétérosexuelle durant plusieurs siècles.

Cette pensée moderne née au XVIIe siècle a produit bien des siècles plus tard un

athéisme irréfléchi, et non une critique dialectique vis-à-vis de la pensée religieuse. La pensée moderne s’est essentiellement employée { délégitimer la théologie aliénante de l’esprit qui désincarnait également les mortels, mais elle a aussitôt enfermé la création de connaissance dans le carcan de la raison moderne, reléguant les capacités cognitives créées à partir du corps, qui ne découlent pas exclusivement d’une rationalité abstraite.

Ainsi, la science rationnelle abstractionniste et la théologie ecclésiastico- patriarcale avaient ceci en commun qu’elles désincarnaient les mortels ; toutes deux ont produit et organisé une connaissance légitimatrice de l’exclusion métaphysique du corps ; toutes deux ont reproduit et légitimé les connaissances sédentarisatrices d’un ordre social hétérosexuel : le patriarcat.

Ainsi, l’apparente revanche de la pensée cartésienne sur la pensée théologique chrétienne n’était qu’un leurre, tant il est vrai que dans leur ensemble la science médicale et les autres sciences ont continué à reproduire le dogme hétérosexuel et à considérer le corps comme un objet, dénigrant ainsi la connaissance sensuelle. Elles ont discriminé l’instrument et l’espace de la carte, le corps, la peau, la main, les humeurs en tant que créatrices, la femme, les hermaphrodites et oublié – je te dis –, elles ont oublié leur pansexualité…

69Selon l historien Robert Muchembled « Les XVIe et XVIIe ne présentent pas un savoir médical

complètement figé. )l en va de même des rapports entre l }me et le corps et, de ce fait, des

perceptions du masculin et du féminin. L ensemble de la civilisation occidentale s adapte { ces

mutations lentes et feutrées. La conception de l univers passe peu { peu de l image d une circonférence divines, le macrocosme universel dont chaque microcosme humain est l exact reflet, à la conscience de l existence de frontières, de points de rupture » (Muchembled, 2005 : 105)

La voix de ma sœur s exaltait tandis qu elle se dressait sur son lit, et une fois assise elle répéta :

—…ils oublièrent, ma sœur, ils t’oublièrent.

Je restai quelque peu surprise de cette dernière affirmation, tout en voyant comment ma sœur plongeait son regard dans l abîme d un horizon qui semblait coupé en deux. Elle plongea pareillement son menton dans sa poitrine et ses mains s affaissèrent sur le matelas, les paumes comme des prières au ciel, qui ne pouvait les voir, ou à la lumière de la lune, qui ne pouvait les illuminer ; je restai néanmoins aveuglée un moment. Je pensai alors { la fatigue de ma sœur et je crus qu elle avait mélangé ses histoires avec une histoire de notre contexte, une histoire personnelle ou familiale, comme lorsqu une chanson ou un poème ou une image quelconque ou le visage de quelqu un et une ville étrangère nous font nous rappeler, toucher, écouter ou voir un fragment de notre histoire ou une personne que l on avait conservée dans un recoin de notre pensée.

— Un « nouvel » ordre politique et social était sur le point de naître en France et dans d’autres parties du monde. Au sein des sociétés modernes, une classe moyenne émergea de ces rencontres entre la Pensée des Lumières et la Monarchie, qui représentait { la fois l’Église et l’ordre social et politique. Avec le nouvel ordre révolutionnaire, une économie sexuelle allait voir le jour, dont les restrictions morales sur le corps étaient désormais défendues non seulement par l’Église – apparemment dépossédée des décisions d’ordre social par les nouveaux États laïques et démocratiques en Europe– mais aussi par l’État lui-même. Le nouvel ordre politique et social allait tolérer une économie morale organisant de nouveau les plaisirs et les pratiques sexuelles en fonction d’une stricte morale hétérosexuelle et exclusivement reproductive.

En ce XVIIIe siècle allaient proliférer les écrivains décrivant des scènes de sodomie

et de masturbation, car il s’agissait précisément des pratiques les plus durement réprouvées par la morale de l’Église. De leur côté, les ecclésiastiques, producteurs et organisateurs de la connaissance sur le corps se chargèrent de séparer aux mortels décorporalisés de la carte sur sa main avec l’argument du péché résidant dans la chair, dans son corps et le toucher. L’esprit des Lumières chercha { instaurer une sécularisation de la connaissance où l’homme – ou du moins la raison comme représentant de l’homme – substituait Dieu. Mais bien peu des séculiers remirent en question la reproduction d’un paradigme hétérosexuel et de domination dans l’Esprit séculaire rationaliste, contribuant ainsi un peu plus { la sédentarisation de la loi de mouvement de la spirale historique.

En ce XVIIIe siècle, la voix du corps restait un péché, un mal qui devait être

racheté car selon les ecclésiastiques de l’Église catholique, il s’agissait en quelque sorte d’un mal de naissance. )l y avait une certaine résignation dans ce concept de péché de naissance, auquel personne – ou du moins aucun humain – ne pouvait échapper. Le sexe était un péché et la miséricorde divine consistait en un pardon de Dieu envers le pécheur mondain ayant cédé à la chair. L’Esprit des Lumières allait certes séculariser le corps et en faire un objet à découvrir, mais pas à écouter. Comme si la chair n’avait rien { dire, ou du moins rien d’important, si ce

n’est de répondre aux questions construites depuis la connaissance organisée par la raison structurée des « sciences de l’(omme ». Et c’est ainsi que la science occidentale allait traiter le corps : comme une corporalité abstraite.

L’Esprit de la Modernité en est venu { substituer la hiérarchie d’un Dieu supérieur { l’homme par une autre où l’homme était l’égal du créateur. La science a ainsi mis en doute et nié son existence, tout en instaurant une nouvelle hiérarchie, au sein de laquelle si l’homme n’est pas supérieur { Dieu, c’est uniquement parce qu’il n’existe pas de preuve scientifique de l’existence de ce dernier. En revanche, l’homme est supérieur aux animaux, et la science s’est chargée durant des siècles de le démontrer.

Les organisateurs et producteurs séculaires de la connaissance n’ont eu de cesse de diviser la Trinité créatrice, et se sont employés { démontrer l’indépendance de l’Esprit ou de la raison. Si les ecclésiastiques mystifiaient Noun en tant qu’entité masculine et attribuaient aux mortels mâles une certaine similitude avec Noun, faisant des mâles des créateurs innés par la grâce de Dieu. Au XVIIIe siècle, les

séculaires de la nouvelle pensée ou Modernité se chargèrent quant à eux de démystifier l’Esprit des mortels, invoquant une intelligence supérieure { celle des animaux et par conséquent une intelligence créatrice.

Si au sein de la hiérarchie des ecclésiastiques le corps des mortels était le fruit du péché et la représentation de l’imperfection du mortel, au sein de la hiérarchie établie par la Modernité entre les humains et les animaux, le corps et ses « instincts » était ce qui rapprochait l’être humain des animaux. Et seule la raison ou l’intelligence pouvait l’éloigner de l’animalité { laquelle il appartenait irrémédiablement. De sorte qu’au sein de ces deux hiérarchies de la pensée occidentale, l’ecclésiastique et la séculaire, le corps était toujours le plus défavorisé. En somme, les formes corporelles – qualitatives et subjectives – de création de connaissance furent dévalorisées avec de nouveaux arguments. Ce qui pour le monde ecclésiastique était un rejet de la connaissance sensualisée du corps en tant que péché, est devenu pour la médecine une maladie, et pour la pensée séculaire de la Modernité un « instinct » ou une « animalité ». Ce n’est pas pour rien que le terme « animal » n’a cessé d’être utilisé pour désigner les mortels humains les moins intelligents. On attribua également ce qualificatif à la race noire, à preuve les arguments impudents de certains mortels européens tels que le Français Gobineau qui n’hésitait pas { affirmer en plein XIXe siècle que toutes les

ethnies non ariennes du monde étaient inférieures, car plus ou moins mélangées avec la race noire. Plus tard, au XXe siècle, la théorie raciale de Gobineau allait

être réutilisée par Hitler. La pensée Moderne, en sécularisant la production de connaissance, allait acquérir une pseudo liberté vis-à-vis des arguments moraux qui envahissaient naguère la science, mais paradoxalement elle allait dans le même temps éloigner les moyens cognitifs – sensuels et corporels – du sujet, du processus même de production de connaissance.

Pour la pensée politique révolutionnaire de la classe pré et postrévolutionnaire française des XVIIe et XIXe siècles, le plus important était de défendre les droits de

nouvelle classe dotée de droits politiques. Il fallait pour cela privilégier une sexualité conçue en fonction de la nouvelle République70 et fonder une morale

révolutionnaire sur une économie sexuelle tout aussi hétérosexuelle et patriarcale que ne l’avait été l’économie sexuelle légitimée par la morale des ecclésiastiques et de la monarchie antérieurs à la Modernité.

L’œuvre de l’écrivain et philosophe Jean-Jacques Rousseau fut l’une des œuvres les plus représentatives de la Pensée séculière de la Modernité, également connue sous le nom de Pensée des Lumières. Les idées politiques de cet écrivain eurent une influence notoire sur la Révolution française, sur la construction théorique de la République et de l’État moderne en France, ainsi que sur celle de tous les États qui s’inspirèrent du modèle français. Rousseau prônait et croyait dans la construction sociale du citoyen grâce { l’éducation. Son œuvre Émile ou de l’Éducation servit de base pédagogique aux États républicains et démocratiques qui prirent la France pour modèle. Or, si la République française promouvait la Liberté, l’Égalité et la Fraternité entre tous les citoyens, en disant « tous les citoyens », elle ne se référait { l’époque qu’aux hommes.

Les arguments philosophico-politiques de la République française légitimèrent l’infériorité de Sophie vis-à-vis d’Émile – c’est-à-dire l’infériorité de la femme par rapport { l’homme – et invisibilisèrent le reste des mortels de la biodiversité sexuelle, tels que les hermaphrodites, lesbiennes, intersexuelles et des autres formes poïétiques de la sexualité humaine. Car la fondation des villes, la conquête des territoires et des peuples ne repose pas uniquement sur l’oubli de leur histoire, imposé par les conquistadors ou les dominants. La conquête, la domination et l’imposition de tout nouvel ordre politique et social – y compris l’ordre naissant d’une révolution – s’appuient bien souvent sur la soumission du peuple { des décisions démographiques qui impliquent directement un contrôle de la sexualité et des usages du corps des individus à gouverner.

L’éducation de Rousseau prônait la construction d’un ordre social hétérosexuel et patriarcal { travers la distribution des rôles au sein d’une hiérarchie hétérosexuelle de dominants privilégiés et de misérables subordonnées. Le modèle d’éducation destiné aux hommes et aux femmes consistait également { « mettre en place un principe d’autocontrôle du plaisir qui court parallèlement { la civilisation des mœurs ». La philosophie politico-sociale et pédagogique de Rousseau présentait certaines similitudes avec la théorie aristotélicienne sur l’esprit créateur chez le mâle et avec la théorie hippocratique des humeurs. Ses propositions pédagogiques ou ses instructions concernant la vie commune entre les deux sexes qu’il reconnaissait homme et femme eurent des répercussions { long terme, au point de se constituer comme des idéaux de construction d’un nouveau mortel humain, d’un nouveau citoyen pour la République : le citoyen engagé dans le contrat social.

70 Au XVIIIe siècle, « la sexualité se décline d ailleurs de plus en plus en fonction de l appartenance

sociale, explique Bernard de Mandeville dans La Fable des abeilles (1714) » (Elias, 1995 et Muchembled, 2005 : 164).

Lorsque Rousseau décrit le rôle de Sophie (ou de la femme) dans Émile ou de

l éducation71, il écarte d’emblée toute idée d’égalité entre les sexes reconnus par

son ordre hétérosexuel et va jusqu’{ souligner les avantages sociaux de l’ignorance féminine, légitimant ainsi l’exclusion des femmes de la vie politique et de toute activité citoyenne ou humaine susceptible de lui conférer une autonomie en tant que sujet, et justifiant par là même une inégalité entre les sexes et une dépendance totale de la femme vis-à-vis de l’homme, autant d’idées essentiellement fondées l’affirmation misogyne selon laquelle « les femmes n’ont pas été faites comme les hommes, mais pour les hommes, et leur nature est d’obéir ».72

En ce XVIIe siècle, la Révolution française allait impliquer par moments une

reconnaissance de la femme comme sujet de droit ainsi qu’une reconnaissance de son égalité avec l’homme. Je me souviens qu’en le philosophe et politologue Nicolas de Condorcet publia un article où il s’opposait { la vision de Rousseau et défendait la participation des femmes à la vie politique. Outre cet article de Condorcet intitulé « Sur l admission des femmes au droit de cité » - d’autres

textes écrits par des femmes défendront la même idée. Parmi ces derniers, je me souviens particulièrement de celui écrit par Josefa en 178673, ou celui Amar Mary

Wollstonecraft, intitulé « A Vindication of the Rights of Women » et publié en { Londres, dans lequel l’auteure critique avec vigueur l’inégalité et la soi- disant infériorité féminine soutenue par Rousseau. Hélas le nombre de ces prises de position revendicatives allait rester inférieur à celui de textes soutenant la position de Rousseau, au point de faire changer d’avis certains défenseurs de la cause féminine, comme ce fut le cas de Condorcet lui-même, qui après avoir prôné l’égalité des droits, « présenta les 15 et 16 février 1793 son projet de

Constitution devant la Convention nationale, dans lequel il ne mentionnait même pas la question du vote des femmes, renonçant ainsi à mettre en pratique ce qu il avait auparavant défendu »74.

Au sein de ce contrat social, il n’y avait que des citoyens hommes, mais dans la théorie de Rousseau les femmes jouaient également un rôle fondamental au sein de la construction républicaine, et ce n’était pas précisément en tant que citoyennes ni parties prenantes dans les décisions politiques. Pour Rousseau, il y avait un modèle idéal masculin : le citoyen de la République engagé envers la nation, un type de citoyen politiquement actif. Tandis que le modèle idéal féminin était d’être une sorte de soutien de l’homme dans, et depuis l’intimité du foyer, , un type de citoyen politiquement passif. Le rôle de la femme consistait avant tout { faire en sorte que l’homme se sente créateur, protecteur, pourvoyeur, supérieur et indispensable, quelque chose comme une nécessité omniprésente dans sa vie. Pour y parvenir, Rousseau recommandait { la femme de s’exercer de différente manière { l’art de la « dramaturgie », se construisant elle-même en tant que personne dépendante de l’homme dans tous les aspects « importants » de sa vie quotidienne, afin de faire en sorte que l’homme se sente important, nécessaire, protecteur, garant et responsable du bien-être familial et social.

71 Rousseau Jean-Jacques, Émile ou de l’éducation (1762).

72 Fauré Christine, 2010: p. 161.

73 Amar, Josefa, (1786).

Le modèle que conseillait Rousseau aux femmes et aux parents afin d’éduquer les filles était celui d’une personnalité éternellement dépendante du masculin, incapable de participer { la construction de la connaissance, ni sur l’autreté, ni sur soi-même. C’est ainsi qu’en ce qui concerne la connaissance du corps et de la sexualité humaine, le rôle de l’homme était de découvrir et de dévoiler – lui-même – les connaissances sur le corps de la femme. Et le rôle de la femme était d’attendre que l’homme lui dévoile la connaissance sur le corps. Le projet d’ordre social de la Pensée des Lumières matérialisé dans les États modernes – nés, imitant et/ou dérivés de la Révolution et de la République française – prônèrent le contrôle du corps, l’éloignement du toucher et l’oubli de la carte, et tout particulièrement de celle des femmes.

Plusieurs poètes sans vulve du XVIIIe siècle – qui étaient auparavant nés femmes –

se concentrèrent à Amsterdam, Paris et Londres, faisant émerger en Europe une idée nouvelle privilégiant les sens et la nature, afin de libérer aux mortels décorporalisés de l’hypocrisie et des apparences. Une morale des apparences qui avait été largement diffusée en tant que culture populaire par la Monarchie au sein des générations antérieures à la Commune française.

Tout ce que je sais, c’est que tout corps a des blessures dans des zones différentes, et non pour autant moins importantes que les autres. Les champignons poussent et se reproduisent sur n’importe quelle partie du corps. Le pus et le sang jaillissent pareillement de tout orifice ou blessure corporelle, car tout corps a besoin de parler pour se manifester. Car enfin, c’est peut-être de la peau la plus gangrénée ou nécrosée que surgit – sous la forme de pus ou de démangeaison – l’ultime exhalation d’avertissement corporel. Je n’en sais rien, ma sœur. Mais je me souviens que de nouveau, au sein de l’une de ces générations, je devais te revoir dans un corps avec phallus et sans vulve.

Je t’avais déj{ cherché dans les temps morts et les vivants, dans les astres et dans le monde entier, dans la mémoire et dans la peau. Puis je me suis égarée et je suis renée sans vulve avec la mémoire et je me suis à nouveau souvenue de toi, un jour où je cherchais { voir la carte sur ma main. C’est pour ça que je t’ai attendue.

J avais écouté ma sœur si longtemps que sa voix me faisait l effet d une berceuse murmurée à mon oreille. Peut-être était-ce l heure avancée – il devait être minuit passé –, ou peut-être était-ce sa voix si proche de mon oreille, toujours est-il que je me laissai volontiers bercer de nouveau, blottie au milieu du nimbe formé par mon bras.

VIII. Agostino Carracci et ses négations esthétiques de la corporalité abjecte.