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Le poème de la conque et le besoin du poète.

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IV. Le poème de la conque et le besoin du poète.

carte en mêlant les fluides des corps avec ceux de la terre et avec les éléments naturels de l’univers. Ce furent les générations occidentales de mortels qui avant d’être occidentalisées privilégièrent le Noun des Égyptiens, les éléments de la nature. Chez ces mortels, la méthode pour se souvenir était la dialectique entre ce qui est extérieur et ce qui est intérieur au corps, les deux matières étant des composantes de l’univers naturel et leur peau le lien dialectique entre ces composantes de la création.

Néanmoins les grandes religions monothéistes des ères patriarcales ne furent pas les seules à interdire ou à mépriser la masturbation chez les êtres décorporalisés, il y eut également des cosmogonies polythéistes – avant et après le poète crucifié – qui hiérarchisèrent leurs déités en privilégiant les éléments ou les qualités de la masturbation masculine. Je me souviens notamment des mortels de la culture Tumaco La Tolita du VIe siècle avant la crucifixion du poète, habitants du littoral

sud-américain. Ces mortels, qui allaient jusqu’{ décorer d’allégories phalliques le manche de leurs poêles, maintenaient vivant l’intérêt quotidien envers la réponse sexuelle du coït et ils estimaient nécessaire le coït de l’homme avec la terre. Ces civilisations orientèrent leurs recherches de la carte vers les mélanges de fluides entre corps hétérosexuels, et s’exprimaient de manière directe et quotidienne sur le désir sexuel entre hommes et femmes, sans trop se soucier des hermaphrodites ni des intersexuels. )ls n’étaient pas certains d’avoir la carte sur leurs mains. Parmi les pratiques qu’ils réalisaient en cherchant { se souvenir de quelque chose, l’une d’entre elles consistait { introduire leur pénis en érection dans de la terre et de se masturber et même d’éjaculer en elle, croyant que cette pratique permettrait de fertiliser la terre comme elle fertilisait la femme40.

Mais aussi bien chez les monothéistes que chez les polythéistes, la sédentarisation de la spirale du temps a obscurci et occulté les étapes durant lesquelles les mortels avaient privilégié les éléments d’hermaphrodites ; car il y eut des étapes où chez les populations aux corps monosexuels prédominait la conscience intersexuelle et d’autres où était au contraire invisibilisée l’existence de toute pensée homosexuelle, intersexuelle, féministe, lesbienne ou gay. Avec cette négation ou ce silence sur la spirale historique, on a fait croire aux mortels que le patriarcat et la supériorité et la domination des éléments masculins sur le reste des mortels avaient existé de tout temps dans l’histoire des univers.

IV. Le poème de la conque et le besoin du poète.

Je sentis que je me réveillais. Je me trouvai face à un homme à la peau sombre virant au bleu, comme j ai vu virer au bleu le ciel des horizons les soirs de pleine lune. Un serpent aux écailles blanches comme le lait, de ses six têtes, lui soutenait le corps, et les six têtes déclamaient des poèmes dans des langues différentes, que je compris toutes. Avec deux de ses mains, l homme malaxait et étirait son pénis, l une le caressait { un rythme accéléré et le comprimait entre ses doigts avec force, tandis que l autre semblait sucer le lait maternel avec de petites lèvres dédoublées. )l passait périodiquement d un style de caresses et de va-et-vient serrés, à un autre doux comme des suçons, qui naissaient à la jonction du pénis et des testicules, et se répétaient lorsque la tête du phallus surgissait d entre les doigts inférieurs et les paumes de ces mains. Puis, lorsque son phallus vertical se dressait vers le ciel et que les veines de son cou semblaient sur le point d éclater, il contenait l éruption de sa source et demeurait immobile quelques secondes en me regardant. Il répétait ces exercices, avec des pauses durant lesquelles nous soutenions nos regards tandis qu il approchait une conque de son oreille, comme s il attendait que je lui dise quelque chose. Il répéta maintes et maintes fois ces exercices, étirant et caressant sans cesse son phallus, me regardant dans les yeux et écoutant le poème que lui disait la conque ; il les répéta tant et si bien que nous vîmes naître de la source le lait qui allait ensuite former un anneau. Il tendit alors sa main vers la mienne et m offrit la conque, tandis qu il baignait le reste de ses mains du lait jaillissant de son phallus. Le serpent polyglotte déclamait des mots et des synonymes, puis il élabora des énoncés, et lorsque l homme { la peau bleue dû me montrer les paumes de ses mains moites et couvertes de lait, les six têtes du serpent chantèrent un poème dans lequel les corps de Salmacis et d (ermaphrodite pratiquaient l autoérotisme face { face, avant de recueillir les fluides de leurs propres corps et de les mêler dans les paumes de leurs mains sans s enlacer ni pratiquer le moindre coït. J approchai alors la conque de l une de mes oreilles, tandis qu au creux des paumes de ces quatre mains se reflétaient des rivières et des lignes de lumière qui m éblouirent, et tout devint resplendissant. Tout était absolument blanc, et juste à cet instant je sentis la conque toucher la peau de mes oreilles et une voix entrer dans ma tête comme un chant.

C était bien la voix de ma sœur qui sortait de cette conque que je sentais contre mon oreille alors que je restais aveuglée.

— C’est pourquoi nous sommes quelques-uns à sentir une urgence du temps ; nous ne savons pas quoi, car nous ne trouvons rien, mais nous cherchons, comme les amoureux, ceux dont « le cœur leur dit qu’ils ne trouveront jamais » et qui ne trouvent pas mais cherchent, car les amoureux se préoccupent de l’amour… Les amoureux, comme nous les poètes, ressentent le besoin de la conscience intersexuelle, de l’autoérotisme de la femme, de la visibilité des sexualités issues de la biodiversité sexuelle, des autres pensées sur le corps et leurs corporalités enchaînées { la vie quotidienne, dévoilant une intimité émancipatrice de l’espace public, de l’ordre social qui empêche l’individu – lesbienne, intersexuel, transsexuel, travesti, transgenre, homosexuel, femme, homme, et autres – de se sentir créateur, de se poïétiser comme créateur d’une pensée sociale { partir de la création et de la revendication de son propre moi, afin d’humaniser ainsi le sujet social. Car c’est cela et seulement cela qui permettrait de dévoiler la carte sur a main des mortels : nous le pressentons, ils s’en souviennent, nous nous en

souvenons, amoureux et poètes au sein de la spirale du temps. Même si nous imaginons ne jamais le trouver.

L amour est le prolongement perpétuel,

toujours le prochain pas, l autre, et puis l autre… Les amoureux ne peuvent pas dormir

parce que s ils s endorment les vers les dévoreront… Les amoureux sont fous, ils ne sont que fous,

sans dieu et sans diable… Personne ne doit se résigner.

Ils disent que personne ne doit se résigner. Les amoureux rougissent de toute conformation. Vides, mais vides de part en part,

la mort fermente derrière leurs yeux, et ils marchent, ils pleurent jusqu { l aube

des trains et des coqs prenant leur douloureux congé. )ls sentent parfois le parfum d une terre qui vient de naître, l odeur de femmes qui dorment une main sur le sexe, satisfaites, le parfum de sources tendres et de cuisine…41

Son volume augmenta progressivement, j ouvris les yeux et je vis tout bleu { nouveau, et la peau de mon oreille ne touchait pas une coquille de calcium, mais une conque formée par les doigts de ma main droite ; une conque prolongée par le dos de la main et jusque par mon bras. Et juste au moment o‘ j ouvris de nouveau les yeux, j entendis la voix de ma sœur dire « je t aime ». Une fois revenue à moi, je ne sus plus si ma sœur l avait dit ou si je l avais rêvé. )l est vrai que parfois on ne dort pas complètement, ni profondément, et on continue à entendre ; il est tout aussi vrai qu on dort parfois si profondément qu on continue { penser en rêve, et on continue { faire les choses qu on faisait avant de dormir, au-delà du corps, « là o‘ il n y a ni espace ni temps » – dit ma sœur { voix haute – comme complétant ma pensée, que je n avais pourtant pas formulée { haute voix. Je me dressai pour détendre mes muscles et marchai de nouveau vers la fenêtre, la lune allait être pleine dans les trois jours, et elle resplendissait déjà avec assez de lumière, une lumière semblable { celle qui m avait éblouie quelques minutes plus tôt dans le rêve. Je restai debout face à cette fenêtre et après deux exhalations ou soupirs d apparente nostalgie de ma part –, en une étrange coïncidence, j entendis deux soupirs de plus exhalés par ma sœur, de ceux avec lesquels on exfolie les plus belles époques de la mémoire. Elle reprit :

—Toutefois, la carte n’allait pas toujours se trouver seulement sur deux mains, car il y eut une époque de grâce où les mortels naissaient avec quatre bras. Les hommes et les femmes à quatre bras furent les générations de Vishnou42. La

41 Extrait du fameux poème de Jaime Sabines, in Sabines, 1997 : 31-32.

42 La littérature des Védas, comme les hymnes du Rig-Véda élaborés vers la fin du 1er millénaire

avant J.-C., attribue déjà à la figure de Vishnou quelques caractéristiques du dieu qui organise le cosmos. « Vishnou, dieu Solaire et salvateur par excellence, qui réside au ciel et dont la lumière envahit tout l univers, est en général représenté comme un jeune homme avec quatre bras tenant chacun un attribut : la coquille (shanka), le disque (chakra), la clef (gada) et le Lotus (padma). » Bussagli, 2006 : 10-11.

dernière fois, ce fut six mille ans avant la performance du poète crucifié. Des hommes et des femmes venaient depuis des générations de la terre d’(ermaphrodite mâle, l’Asie mineure, d’où )ls disparaîtraient par la suite { cause des voyageurs venus du territoire patriarcalisé. Les hommes pourvus de quatre bras et quatre mains formèrent les générations des Vishnous, hommes et femmes { quatre mains qui disparurent après que l’on eut coupé deux de leurs quatre bras aux femmes vishnous. Dans l’histoire des hommes aux souvenirs oubliés, seule demeura la mémoire d’un Vishnou masculin. Par la suite, les dernières générations des hommes sans mémoire se connaîtraient les Vishnous que grâce aux objets qu’avaient gardés les organisateurs de la connaissance produite par les poètes vishnous, tels que la conque du temps.

Une fois, après être née pour la seconde fois au sein des dernières générations de l’ère du poète crucifié, je visitai une librairie { Paris où je vis un portrait du dernier Vishnou ; { l’époque les femmes n’avaient déj{ plus que deux bras, et tous s’obstinaient { représenter la lune avec la peau blanche et deux bras.

Ma sœur resta un moment silencieuse, puis exhala un soupir sonore. J ouvris les yeux dans la pénombre de la chambre, et je me trouvai sur une chaise, la main sur mon bras droit reposant sur le matelas, frôlant { peine le bras de ma sœur. Je me rappelai alors que j étais l{ { l accompagner – quoiqu il serait plus juste de dire que c était elle qui m accompagnait en silence – car dès qu elle sentit que je m étais réveillée, elle me dit qu en d autres temps la lumière de la lune dévoilait le chemin menant au secret de la connaissance à ceux et celles qui la laissaient illuminer les paumes de leurs mains. Je me levai et me dirigeai vers la fenêtre dans l intention de voir la taille de la lune. Elle qui éclairait d une lueur bleutée une partie de la chambre. Ayant approché mon visage tout près du rebord de la fenêtre, à peine à un demi pas de la vitre, je me trouvai face à la lune, qui était haute dans le ciel. Et je songeai au lac, à la carte du microcosme, à Salmacis nageant vers Hermaphrodite, à leurs sueurs, et à leurs mains ; et je tournai les paumes de mes mains vers la lumière. Puis il y eut un laps de temps dont je ne me souviens plus et dont j essaie de me souvenir.

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V. Patriarcat et histoire des fluides abjects du corps : décorporalisation