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Socrate, témoin et juge de l’histoire d’Athènes

CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

A. Platon, interprète de l’histoire

2. Socrate, témoin et juge de l’histoire d’Athènes

Socrate : – Or, à cette heure, ô le meilleur des hommes, puisque personnellement tu commences tout juste à t’occuper des affaires de l’État, que, moi, d’autre part, tu m’invites à m’en occuper et que tu me reproches de ne pas le faire… (515a1-4).

Si le personnage de Socrate est beaucoup moins présent dans le Timée, il joue un rôle crucial dans le Gorgias, en portant une interprétation sévère de l’histoire d’Athènes. Quelle crédibilité a-t-il pour se poser ainsi en commentateur voire en critique implacable de ses contemporains présents et des figures du passé ? C’est non seulement à titre de témoin, mais également à titre de participant actif de la vie politique que Socrate peut se présenter comme juge. Il indique plusieurs éléments temporels pour situer l’intrigue, mais il donne surtout ses couleurs au décor de l’Athènes démocratique. Au début du dialogue, il arrive en retard après avoir passé du temps sur l’Agora. Accompagné de Chéréphon, il se rend à une assemblée pour écouter le rhéteur Gorgias entouré d’un public privilégié de citoyens athéniens. À travers ses yeux, le lecteur perçoit la réalité de la vie politique de l’époque. Dans cette section, nous regarderons d’abord les raisons qui font de Socrate un juge crédible de la politique athénienne, puis le portrait qu’il dresse des institutions politiques de l’Athènes démocratique (valeurs communes, procédures). Cela nous permettra de mieux saisir par la suite le conflit entre raison et désir qui se joue dans le contexte propre de la démocratie.

a. Le savoir politique de Socrate

De manière générale, il n’est pas aisé de saisir le rapport196 du Socrate de Platon aux

affaires politico-judiciaires de la démocratie athénienne (les pragmata). Souvent associé à la

196 « Mais peut-être jugera-t-on étrange, précisément, que, tout en donnant dans le privé (ἰδίᾳ), de droite à

gauche, ces consultations, tout en me mêlant des affaires de tout le monde (πολυπραγμονῶ), je n’aie pas l’audace de m’occuper des affaires publiques, et, montant à la tribune de l’Assemblée du Peuple, de donner à la Cité mes consultations (συμβουλεύειν) sur ce qui vous concerne ! » (Apologie, 31c4-7). À ce sujet, Carter rappelle la difficulté à catégoriser Socrate : « He is a ‘busybody’ (polypragmôn)—in private (idiai). Socrates, it seems, is an apragmôn, but a very special case. He is debarred from political involvement, from addressing the assembly, by his divine sign. Yet, he feels impelled to go about the city constantly accosting the citizens, questioning their accepted notions of commonly held ethical qualities — courage, and so on — but above all, wisdom and justice. He himself does not regard this as an apragmôn existence. Socrates is in fact both

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figure de l’apragmôn, Socrate rejette souvent dans les dialogues197 la polupragmosunê :

l’implication dans les affaires. Mais Socrate est-il un véritable apragmôn ? Dans le Gorgias, il est d’emblée présenté comme peu compétent pour les affaires publiques, ainsi qu’il le révèle lui-même à Pôlos :

Pôlos, je ne suis pas un homme politique, et, l’an dernier, appelé par le tirage au sort à faire partie du Conseil, quand ce fut à ma tribu d’avoir la prytanie et qu’il me fallut mettre aux voix une proposition, je fis rire à mes dépens : je ne savais pas comment on met aux voix ! (473e6-474a2).

Dans cette citation, on retrouve l’habituel ridicule du philosophe198. Ici, Socrate nous

apprend qu’il a servi comme bouleutês l’année précédente, ce qui correspond à la mention dans l’Apologie (32b-c) de son rôle comme membre du Conseil199 pendant le procès des

généraux des Arginuses en 406. Pourtant, derrière l’affirmation de son inexpérience, il faut sentir l’ironie de Platon. Socrate n’est pas un citoyen se tenant en simple retrait des affaires, un complet apragmôn, mais il n’est pas non plus un acteur qui s’implique activement dans ces dernières. Sur ce point, Paul Demont rappelle qu’il était nécessaire de se présenter au tirage au sort pour pouvoir être élu200. Autrement dit, Socrate s’est manifesté volontairement

ce jour-là pour juger le procès des généraux. Demont souligne ainsi justement que « la description ironique adoptée par Platon a […] pour finalité́ d’éviter aux lecteurs toute confusion entre Socrate et les citoyens engagés dans l’action politique, parce qu’une telle confusion n’est pas impossible. »201 En effet, Socrate suit de près la vie démocratique, il

connaît très bien son fonctionnement202 et les usages langagiers de ses participants203, mais

apragmôn and not. He is a case of his own ». Carter, L. B., The Quiet Athenian, Oxford, Clarendon Press, 1986,

p. 185.

197 Le Socrate de la République envisage même « de rester tranquille, de s’occuper de ses affaires (ἡσυχίαν

ἔχων καὶ τὰ αὑτοῦ πράττων) à la façon d’un homme qui, dans la tempête, quand le vent soulève la poussière et chasse des trombes d’eau, se tient à l’abri d’un petit mur… » (République, VI, 496d6-8)

198 Voir à ce sujet la digression du Théétète en 172-177c où le philosophe se ridiculise à l’assemblée et au

tribunal.

199 Le rôle de bouleutês exerçant la charge de prytane est une fonction politique importante en démocratie. Voir

Demont, Paul, « Socrate et l’ἀπραγμοσύνη (apragmosynè) chez Platon », Études platoniciennes, no. 6, novembre 2009, p. 45.

200 Ibid. 201 Ibid.

202 Dans l’épisode des Arginuses, il avait argumenté sur l’illégalité de cette condamnation par rapport à la loi

athénienne, cf. Nails, « Excursus 2 : The Arginusae Trial of 406. », The People of Plato, pp. 79-82.

203 Voir en particulier les passages 451b-c, 489d, 495d, 500a. Josiah Ober remarque sur ce point : « In several

passages, Socrates paraphrases the technical langage of the Assembly and courts, demonstrating an easy familiarity with the discourse appropriate to those institutions. » Ober, Josiah, Political Dissent in Democratic

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il n’est pas un orateur, un conseiller et encore moins un sophiste204. Il est un témoin critique

de sa cité et l’épisode des Arginuses sert à souligner cette différence. Et même si Socrate peut se rendre ridicule devant la multitude, il connaît les instances démocratiques et ses acteurs de près205 comme le révèle le Gorgias. Socrate a par exemple assisté au discours de

Périclès (mais il n’a précisément pas été son ami ou son protégé contrairement à nombre d’intellectuels de l’époque dont Gorgias et Protagoras). Il raconte ainsi une anecdote à propos de cette figure politique majeure du dialogue : « Quant à Périclès, j’étais de ceux qui l’ont entendu donner ses avis sur le mur du milieu » (455e5-6). Il a donc été témoin de l’action politique de l’homme d’État, de sa rhétorique, du début à la fin de sa carrière (515e-516a). Or, cette fonction de conseil occupée par le rhéteur sur les questions de travaux et des constructions jouera un rôle important dans la compréhension de l’impérialisme athénien à la fin du dialogue (518e-519a). Enfin, cette allusion à Périclès renforce l’impression que le dialogue se passe à l’ombre de cette figure206. Calliclès rappelle d’ailleurs en 503c sa mort

récente et le fait que Socrate l’avait entendu. En étant aux premières loges, on pourrait donc penser que Socrate a toute la légitimité pour produire une critique juste de son temps, en opposition à un Calliclès, qui a certes une expérience de la vie politique, mais fort différente de celle du philosophe, puisque ce personnage valorise au contraire la polupragmosunê et s’implique activement dans les affaires.

En plus du procès des Arginuses, symbole de la dégénérescence du débat démocratique, et du décès de Périclès, on trouve dans le dialogue la prévision de la condamnation à mort de Socrate. Les menaces de Calliclès à la fin de sa première tirade font tristement écho à la réalité (486a-d). En mettant l’accent sur la vie politique du philosophe à travers le dialogue, Platon montre le lien intrinsèque entre le destin tragique de son maître et la dégénérescence de sa cité. L’épisode du procès de Socrate traverse tout le dialogue, qu’il soit mentionné de manière allusive dans l’exemple du médecin au tribunal (521e-522a) ou

204 Cette distinction est en effet essentielle pour éviter la confusion entre le personnage de Socrate, philosophe,

et la figure du sophiste.

205 Cf. Apologie de Socrate, (32e-33a), « When Socrate criticises democracy, he does not do so out of ignorance

or indirect knowledge. » Ober, Political dissent in democratic Athens, p. 195.

206 La fin du Vème siècle est marquée par une instabilité due non seulement au conflit extérieur avec Sparte, mais

à la dissension interne de la démocratie post-péricléenne. Comme le rappelle Jaeger, après la mort de ce dernier, la lutte pour la possession du pouvoir atteignit une violence inouïe, « les deux partis jetèrent dans le combat toutes les armes de la rhétorique et de l’argumentation sophistique » Cf. Jaeger, Werner, Paideia : la formation

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brandi comme une menace par Calliclès (486a-d), ou encore envisagé par Socrate lui-même (519a, 521b, 523d-e). Son omniprésence est en fait révélatrice du conflit fondamental qui habite la cité et de la véritable raison pour laquelle Socrate peut évaluer la politique de son temps. Ce n’est pas tant une question d’expérience politique qui rend Socrate capable de juger. C’est précisément parce qu’il est en retrait, en bon philosophe, que le vieil homme peut observer ses contemporains. C’est sur point que Calliclès lui adressera d’ailleurs des reproches. Étant en marge, le philosophe n’a pas l’expérience nécessaire de l’homme politique et pragmatique pour connaître les mœurs de ses concitoyens, ce qui pourrait faire de lui une simple victime d’injustices, incapable de se défendre (484c-e, 486a-c). Or, à en juger par le procès sévère mené contre l’empirie dans le dialogue, il serait surprenant de légitimer Socrate par sa simple expérience politique. C’est là que l’analogie entre Socrate et un médecin impuissant à se défendre dans un tribunal démocratique est pertinente pour comprendre la réflexion posée par le philosophe sur sa cité207. Si Platon n’est pas historien,

il peut néanmoins, en observant l’histoire d’Athènes, identifier les causes et poser un diagnostic sur les raisons de son déclin, à la manière d’un médecin sur un corps humain. Il est le seul à pouvoir défaire les illusions du passé et dévoiler la véritable source du mal d’Athènes. Ce n’est pas donc pas en tant qu’homme expérimenté, mais surtout en tant que seul véritable représentant de l’art politique que Socrate peut diagnostiquer Athènes : « Je crois que, en compagnie de quelques Athéniens, pour ne pas me flatter d’être le seul, je me consacre à ce qu’est authentiquement l’art politique (πολιτικῇ τέχνῃ), et suis le seul des hommes d’aujourd’hui à m’occuper des affaires de l’État (τα πολιτικά) » (521d6-8). En dévoilant les difficultés et les menaces208 qui planent sur les personnages du Gorgias et sur

lui-même, Socrate dévoile en réalité les symptômes d’une maladie (ἀσθένεια, 519a4) dont il doit chercher les racines dans le comportement des politiciens passés de sa cité. Et si ses propos ne sont pas destinés à plaire, mais bien à dire la vérité, Socrate subira le même sort que le médecin traîné au tribunal des enfants par le cuisinier (521e3-522a7). Cette métaphore illustre un ultime paradoxe, ce sont les hommes qui dénoncent les causes véritables de la

207 « Socrate : – Je serai jugé en effet comme serait jugé un médecin qu’accuserait un cuisinier devant un tribunal

d’enfants » (521e3-4).

208 On observera que les personnages sont souvent menacés ou menacent les autres. Gorgias et Pôlos n’ont pas

une franchise et une liberté de parole aussi grande que Calliclès, car ils sont étrangers à Athènes et doivent donc mesurer leur propos, Calliclès brandit des menaces à Socrate, qui lui répond en lui disant qu’il pourrait subir le même sort que les hommes d’État qu’il vénère.

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maladie d’Athènes que l’on accusera. Nous reviendrons en détail sur ce diagnostic et sur le renversement qu’il suppose, mais nous pouvons d’ores et déjà souligner que si Socrate peut s’inscrire en porte-à-faux de ses contemporains en refusant de louer la gloire d’Athènes (contrairement à Gorgias), c’est bien parce qu’il est le seul à vraiment comprendre l’objet de la politique, en un sens qui s’oppose radicalement à la compréhension sophistique et rhétorique. En comprenant véritablement l’enjeu de la politique, non pas du point de vue de l’expérience (comme le revendique Pôlos ou Calliclès), mais bien d’un point de vue philosophique, Socrate pourra poser un diagnostic sur l’âme de la cité d’Athènes et de ses citoyens.

b. Les caractéristiques de la démocratie athénienne et la rhétorique

À travers le personnage de Socrate, le Gorgias nous apprend beaucoup sur les paramètres propres à la démocratie athénienne qui ont favorisé l’émergence de la rhétorique. Pour les définir, Socrate utilise à la fois le point de vue des citoyens de sa cité et celui d’étrangers. Il se dégage du dialogue plusieurs concepts-clés en lien avec l’art oratoire que sont la liberté de parler associée à l’isonomia et à l’isêgoria, la parrhêsia (la franchise), le

misthos (rémunération instaurée par Périclès) et les procès judiciaires.

b.1 La licence de parler (ἐξουσία τοῦ λέγειν)

L’importance de la liberté de parler (ἐξουσία τοῦ λέγειν) dans la démocratie athénienne est révélée par Pôlos qui s’étonne de ne pouvoir s’exprimer comme il le souhaite dans le dialogue. À cela, Socrate répond : « Ce serait pour toi, mon brave Pôlos, un étrange accident que, une fois arrivé à Athènes, l’endroit de la Grèce où l’on jouit de la plus large liberté de parler (ἐξουσία τοῦ λέγειν), tu dusses ensuite, dans notre réunion, toi seul, ne pas obtenir pareille liberté ! » (461e1-3). Cette liberté de parler est liée à plusieurs notions, celle de la parrhêsia sur laquelle nous reviendrons plus tard, mais aussi celles de l’isonomia et de l’isêgoria, la première référant à l’égalité entre tous les citoyens209, la seconde au droit de

209 Jones rappelle l’importance de ce terme pour la fondation de la démocratie : « …it was the word isonomia

rather than the terme democratia which at first was used to express the concept of a government broadly based on the popular will, though by the middle of the fifth century it had given place to the latter term. It continued to be the characteristic which the Greeks liked more than any other to associate with democracy… » Jones, John Walter, « Eunomia, homonoia, isonomia », in The Law and Legal Theory of the Greeks, Oxford, Oxford University Press, 1956, p. 85.

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tout citoyen de prendre la parole à l’Assemblée210. Socrate rappelle les bases de l’institution

civile qu’est l’Ekklêsia. Il y a un système de tirage au sort pour siéger au Conseil (473e) et les décisions prises le sont selon la loi de la majorité en comptant les voix (474a). Les prises de paroles se font donc toujours devant une foule. L’isonomia et l’isêgoria faisaient la fierté de la démocratie athénienne, qui s’opposait en cela à la tyrannie, puisque la cité n’était pas gouvernée par un seul homme, mais par un gouvernement libre où chaque citoyen avait un droit de vote égal, qu’il soit riche ou pauvre. Cette insistance est d’ailleurs perceptible dans la réponse de Socrate, puisqu’il ne dit pas simplement qu’Athènes est une cité où l’on possède la licence de parler, mais bien celle de toute la Grèce où elle est la plus large (πλείστη). La preuve en est, malgré son jeune âge et sa nationalité étrangère, Pôlos invoque ce droit de parler librement. La démocratie reposait sur l’idée que la parole de tout citoyen était égale dans toutes instances publiques et devant la loi. Or, à Athènes, la liberté de parler ne renvoyait pas seulement à la notion de prise de parole publique, ce que la majorité des citoyens faisait rarement, mais à un esprit démocratique de liberté dans toutes les sphères de la vie associé au principe de l’égalité arithmétique. C’est sans doute pour cette raison que Pôlos et Gorgias, étrangers, pouvaient particulièrement apprécier la ville d’Athènes, car les conditions de possibilités de la rhétorique y étaient réunies, celle-ci dépendant du pouvoir de s’exprimer librement. Théoriquement, chacun pouvait s’exprimer librement, ce dont témoigne d’ailleurs Gorgias qui peut s’exprimer sur tous les sujets devant une assemblée de personnes.

De cette licence de parler211 découle aussi une liberté d’agir (ἐξουσία τοῦ πράττειν)

comme le montre la réponse de Socrate à la tirade de Pôlos : « … si c’est toi qui parles longuement et te refuses à répondre aux questions posées, ne serait-ce pas pour moi, en revanche, un étrange accident que je n’eusse pas la liberté de m’en aller et de ne pas t’écouter ? » (461e4-462a1) Ici Socrate fait référence au fait que le droit de parler ne garantissait nécessairement celui d’être écouté212. Le peuple pouvait librement refuser

210 Ibid.

211 Sur ce passage du Gorgias, Bernard Collette précise que cette liberté est un droit : « L’utilisation du terme exousia dans l’expression exousia tou legein (licence de parler) a ici pour fonction de souligner le fait que la

liberté de parole est un droit dont jouissent ceux qui vivent en démocratie. C’est ce qui se voit à travers l’usage de la forme verbale exesti […] que l’on peut traduire par “il est permis". » Collette-Dučić, « La licence démocratique et son interprétation philosophique dans l’antiquité », p. 420.

212 Voir à ce propos : Monoson, Susan Sarah, « Citizen as parrhêsiastês », Plato’s Democratic Entanglements: Athenian Politics and the Practice of Philosophy, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 58.

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d’écouter l’orateur, non pas comme Socrate, en quittant l’assemblée, mais en faisant du bruit comme en témoigne un autre passage du Gorgias. Indissociables de l’isêgoria et de la

parrhêsia, Socrate et Gorgias rencontrent le thorubos à mi-chemin de leur entretien. Alors

que Gorgias souhaite s’enquérir de la fatigue de l’auditoire suite à son long discours, leurs auditeurs manifestent leur enthousiasme à voir se poursuivre l’entretien entre les deux hommes : « Chéréphon : Vous entendez, Gorgias et Socrate, le vacarme (θορύβου) que font ces gens-là pour protester de leur désir de vous entendre parler ? » (458c3-5) Si le thorubos a ici une connotation positive, il représente une autre face du débat démocratique à Athènes. Wallace explique qu’il constituait le droit fondamental de la communauté à décider qui elle veut écouter213. C’était une façon pour le public d’exprimer ses vues. De sorte que le thorubos

représentait là encore le signe d’une véritable démocratie, dans la mesure où l’obligation de rester assis silencieusement sans parler était plus souvent la caractéristique d’une monarchie214, d’une tyrannie ou d’une oligarchie215. Là aussi, la rhétorique tirait pleinement

parti de cette liberté de ne pas écouter dans la démocratie athénienne en renforçant l’instinct grégaire. Le thorubos est particulièrement intéressant pour l’art oratoire, car il n’implique pas simplement de s’en aller sans rien dire. Il donne au contraire le pouvoir à la foule d’exprimer par un simple bruit son mécontentement ou sa satisfaction, tel un animal qui ronronne ou hurle216. Ce point est bien dépeint dans un passage extraordinaire de la

République où Platon montre comment la rhétorique joue de la bestialité de la foule à travers

la dimension primitive du son :

Socrate: – Lorsque, répondis-je, ensemble ils viennent, multitude compacte, prendre place à l’Assemblée, au tribunal, au théâtre, au camp, à tout autre concours et rassemblement de population, où ce qui se dit et se fait est, à grand fracas, tantôt blâmé, tantôt loué, de façon excessive, avec des hurlements ou des battements de mains, tandis que les rochers avoisinant le lieu où ils se trouvent leur renvoient, doublé par l’écho, le fracas du blâme et de la louange (République, VII, 492 b-d).

213 Ibid., p. 225.

214 Même si le contexte est celui de la guerre, on trouve parfois dans l’Iliade des scènes de délibération où des

murmures de désapprobation ou le tumulte sonore du laos apparaissent. Homère, Iliade, chant II, vers 85 à 100,