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Gorgias et les facteurs d’émergence de la rhétorique dans la cité

CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

B. Les raisons politiques de l’émergence de la rhétorique comme puissance :

1. Gorgias et les facteurs d’émergence de la rhétorique dans la cité

Si tu veux qu’un garçon vive avec les dieux, enseigne-lui la philosophie, si c’est avec les hommes enseigne-lui la rhétorique.235

Pourquoi la rhétorique a-t-elle connu un tel succès à Athènes et pourquoi son enseignement a-t-il été si recherché ? Si l’on se concentre seulement sur le premier entretien entre Socrate et Gorgias, on peut identifier plusieurs facteurs qui ont favorisé l’émergence de la rhétorique à Athènes. De ce point de vue, le rhéteur nous facilite la tâche, car sa préoccupation principale dans l’entretien est de vanter les qualités de son art. Ses répliques cherchent à mettre en avant la pertinence de la rhétorique pour le public athénien.

La place de la parole dans la démocratie athénienne constitue un premier facteur qui a favorisé l’usage de la rhétorique à Athènes. Le Léontinien rappelle l’omniprésence des discours dans les institutions athéniennes :

Gorgias : – Ce dont je parle c’est du fait de persuader par des discours, aussi bien, au tribunal, les juges que, au Conseil, les conseillers, ou que, à l’Assemblée, les ecclésiastes, ou encore quiconque dans une réunion politique (452e1-4).

Cette prédominance de la parole explique la présentation de la rhétorique comme l’art politique par excellence. La maîtrise du langage était essentielle, parce que cette compétence était la base d’un comportement civique quotidien. L’évolution de la signification du mot même de « ῥήτωρ » illustre bien cette idée comme nous l’avions déjà souligné. Au début, le terme ne signifiait pas la maîtrise d’un art spécifique, mais bien le nom donné à toute personne qui prenait la parole dans un contexte institutionnel236. Progressivement, ce titre

finit par être réservé à ceux qui montaient plus régulièrement à la tribune que les autres. Les professionnels de la prise de parole faisaient partie des politeuomenoi « … ceux qui, investis ou non d’une charge officielle consacraient le plus clair de leur temps aux affaires de la cité. »237 Ces derniers s’opposaient aux « idiôtai », « qui étaient plus préoccupés par leurs

235 Antisthène, fragment 173.

236 Hansen, Mogens Herman, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène : structure, principes et idéologie, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 309‑219.

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affaires privées (τὰ ἰδία) que par les affaires communes de la cité. »238 Ainsi, même si Gorgias

est un étranger, il veut que Socrate l’appelle par son titre adéquat, celui de « bon » (αγαθὀς) rhéteur (449a7), car le terme ne désigne plus simplement une charge ou une fonction spécifique à la démocratie, mais la professionnalisation d’une activité qui renvoie à la maîtrise du langage.

Un deuxième facteur de la réussite de la rhétorique dans la cité est le fait qu’elle se présente comme un art de l’improvisation et de l’adaptation aux circonstances. L’étymologie du terme ῥήτωρ est pertinente pour comprendre ce point. Ce mot signifie « apte à parler » (Iliade, 9, 443), « celui qui parle en public », d’où « orateur à l’assemblée, homme politique ». Le terme se rattache au verbe εἴρω, « dire, déclarer » dont le participe aoriste passif ῥηθείς et le futur ῥηθήσομαι auraient donné l’adjectif ῥητός, c’est-à-dire « convenu, conforme à ce qui a été dit, que l’on peut dire, rationnel »239. Cette dernière signification se

relie à un trait essentiel de la rhétorique mis en avant par Gorgias pour expliquer sa supériorité sur les autres arts. En 449b, le rhéteur fait remarquer « qu’il y a certaines réponses qui rendent nécessaire de longs développements. » On trouve ici sous-entendue la notion-clé de l’adaptation du discours aux circonstances : le kairos. Même si le terme n’est pas explicitement développé de manière théorique dans le Gorgias, on sait que Gorgias était connu pour avoir mis en avant cette notion240 et il en fait la démonstration dans le dialogue.

Dès le début, il rappelle qu’il n’a jamais été pris au dépourvu, et ce, depuis de nombreuses années (448a). Étant maître de rhétorique, Gorgias a la capacité de n’être jamais décontenancé et de toujours dire ce qui est requis, convenable. On revient au sens originel de l’adjectif ῥητός. Or, cette capacité est absolument essentielle et déterminante pour celui qui monte à la tribune de l’Assemblée. Dans la prise de parole publique, il est essentiel de savoir improviser, car la nature même du public auquel on fait face requiert une adaptation permanente. L’Assemblée est le lieu de l’opinion et de l’instabilité, face à l’interaction avec

238 Ibid., p. 129.

239 Chantraine, Pierre, Dictionnaire étymologique de la langue grecque : histoire des mots, Paris, Klincksieck,

2009, 2009, p. 325.

240 Voir le chapitre V « le temps comme moment opportun (kairos) » chez Romeyer-Dherbey, Les sophistes,

pp. 49‑52. Un usage dont Philostrate nous rapporte que Gorgias avait la réputation : « Gorgias fut le fondateur du discours improvisé. Se présentant au théâtre, à Athènes, il eut l’audace de dire : “Proposez !” c’était lui le premier à tenir ce périlleux propos, démontrant par là qu’il possédait un savoir total, et qu’il pouvait se permettre de parler de n’importe quoi, à propos. » Philostrate, Vie des sophistes I, 1, (D.K. 82 A1a).

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la foule, la variabilité des questions, la diversité des opinions, les interventions imprévisibles des adversaires, les revirements soudains, il est crucial de posséder une capacité d’adaptation aux circonstances. Cette qualité revendiquée par Gorgias est très valorisante et source de sa gloire aux yeux des Athéniens. Le Léontinien en fait d’ailleurs le clou de son spectacle, puisqu’après l’epideixis, il démontre sa véritable puissance de rhéteur en répondant à l’improviste aux questions posées par l’assistance.

Un troisième facteur du succès de la rhétorique se trouve dans la nature de la persuasion qu’elle exerce. La persuasion que Gorgias produit ne nécessite aucune connaissance technique (voilà pourquoi elle n’est, selon Socrate, qu’une persuasion de croyance et non de savoir). Autrement dit, l’orateur est plus convaincant que le médecin (qui a pourtant étudié longuement son art) dans le cas où le public qui l’entoure ne sait pas241.

Cela se justifie du fait qu’il serait impossible de transmettre et d’enseigner dans un temps aussi court un savoir véritable :

Et donc l’orateur n’est pas non plus compétent pour donner sur le juste et l’injuste un enseignement au tribunal, comme dans les autres endroits où des hommes s’assemblent en foule, mais compétent seulement pour produire une croyance. Car bien sûr il ne pourrait pas, en un temps tellement court, donner sur de si grands objets un enseignement à une foule (455a2-6).

Cette efficacité apparente cache en réalité le fait problématique que le fonctionnement même de la démocratie pour la prise de décisions communes favorise l’émergence de l’opinion plutôt que du savoir, car elle ne permet pas l’enseignement et la délibération rationnelle à cause du manque de temps et de la nature même de son public, la foule. Si la rhétorique réussit justement dans les lieux où se trouve une foule (ὂχλοις) (454b), c’est qu’elle est la condition de son efficacité comme le révèle l’examen plus approfondi de Socrate :

Ce que sont en elles-mêmes les choses, quelle est leur manière d’être, voilà quelque chose que l’art oratoire n’a pas du tout besoin de savoir ; mais il a besoin d’avoir découvert un procédé (μηχανήν) de persuasion (πειθοῦς) pour paraître devant les ignorants plus savants que ceux qui savent (459b7-c2).

La force et la faiblesse de la rhétorique résident dans sa capacité à persuader qui ne fonctionne que devant un public d’ignorants. De sorte que, quelques lignes plus loin, Gorgias

241 Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir en détail sur la prétention de supériorité de la rhétorique sur les

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compense cette faiblesse en précisant que la rhétorique est un art autosuffisant. Comme il n’est pas nécessaire de connaître d’autres savoirs, elle représente un gain de temps exceptionnel (459c3-5) ce qui explique son succès. Cela fait d’elle le seul art politique nécessaire, supérieure aux autres selon Gorgias, car elle ne nécessite pas la maîtrise d’un vaste champ de connaissance, mais peut se saisir de tout sujet à condition de se trouver face à une foule242. Socrate est lui-même étonné du fait que la rhétorique se prétend un art

politique qui se reconnaît non pas par le savoir de gouverner, mais par la capacité à persuader. Voulant apporter une preuve supplémentaire, Gorgias montre des exemples réels du succès de la rhétorique avec Thémistocle et Périclès : alors qu’ils conseillaient sur des sujets dont ils ne possédaient pas un savoir spécifique (les murailles, les ports, etc.), ils étaient davantage écoutés que les professionnels (455e).

Dans cette première discussion entre Socrate et Gorgias, on peut mieux comprendre pourquoi la démocratie est un terreau fertile au développement de la rhétorique. L’importance de la parole en contexte public, la notion de kairos, la persuasion de croyance face à la foule sont des atouts de taille en démocratie. Nous avons toutefois laissé de côté dans notre analyse l’argument majeur de Gorgias, présent tout au long de son échange avec Socrate. Le rhéteur a présenté la rhétorique comme arme donnant la puissance (δύναμις) de commander sur autrui et de se défendre243 et affirme ainsi être capable de faire de quiconque son esclave

(452e5). Mais comment comprendre cette nécessité de devoir se protéger et cette volonté de vouloir commander et dominer autrui dans une société pourtant égalitaire et démocratique ?