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La conception naturaliste de la justice chez Calliclès

CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

C. Le rôle de la conception de la justice dans l’émergence de la rhétorique

3. La conception naturaliste de la justice chez Calliclès

Située en 482c-486d, « la profession de foi » de Calliclès, comme l’appelle Léon Robin, a exercé une fascination sur les nombreux lecteurs du Gorgias au point de devenir l’un des passages les plus célèbres. Situé après deux discussions où Socrate a affronté des interlocuteurs peu exercés à l’argumentation, le discours de Calliclès est un chef d’œuvre oratoire. Alors que la rhétorique de Gorgias ou de Pôlos était pompeuse et ridicule, l’exposé de Calliclès est une attaque directe et percutante de la philosophie. Le texte est également riche de nombreuses références : pastiche de l’Antiope d’Euripide, citation de Pindare, allusions aux guerres médiques (Xerxès) et à l’Éloge d’Hélène de Gorgias, réécriture de l’allégorie de la caverne de la République, influences perceptibles d’Antiphon et d’Isocrate. Enfin, le discours de Calliclès constitue l’aboutissement des enjeux précédents sur la rhétorique et la justice. L’interlocuteur le plus coriace de Socrate se fait l’héritier des prémisses posées par Gorgias et Pôlos. Si Calliclès accueille Gorgias dans sa maison et bénéficie de ses leçons, c’est parce qu’il recherche le bien le plus grand (μέγιστον ἀγαθόν) que cause la rhétorique, tel que l’avançait Gorgias, à savoir être libre (ἐλευθερίας) pour l’individu et commander (ἄρχειν) sur les autres dans la cité (452d5-7). L’ἐλευθερία et l’ἄρχειν jouent un rôle essentiel dans la conception politique de Calliclès. On verra que ce personnage est le défenseur de la liberté, comprise comme le développement non entravé d’un individu dont la nature est supérieure, car il est plus intelligent et courageux. C’est pourquoi Calliclès fera l’éloge de ses capacités et lui attribuera le commandement des autres pour obtenir la puissance de satisfaire ses désirs (πλεονεξία). L’usage de l’art oratoire (et la connaissance psychologique qu’il requiert et qui s’acquiert par l’expérience politique) est dès lors légitime pour s’avantager dans la démocratie, car Calliclès soutient ouvertement une

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inégalité entre les hommes. Quant aux lois institutionnalisées par ce qu’il nomme les plus faibles, elles sont injustes puisqu’elles prônent une limitation de la liberté et des désirs individuels au nom de l’égalité entre les citoyens. Tout son discours est ainsi polarisé entre, d’un côté, des termes sociaux infamants (esclavage, manque de virilité, déshonneur, ridicule, soumission) associés à une condition souffrante qui lui permettent de blâmer les hommes appartenant à la catégorie des faibles et, d’un autre côté, des termes mélioratifs qui louent l’homme supérieur, puissant, qui jouit de ses plaisirs. Pour comprendre en détail sa conception naturaliste de la justice nous parcourons dans l’ordre les différentes étapes de son discours en évitant de répéter notre analyse de la section B.3, b1 sur le πολύπραγμον. Le passage se découpe essentiellement en trois temps, le début et la fin de son discours s’adressent directement à Socrate, le prenant à parti, tandis que le cœur du propos déploie sa position théorique. Calliclès commence par corriger la façon dont Socrate a mené la discussion jusqu’à présent, l’accusant de démagogie. Pour ce faire, il livre une distinction entre la nature et la loi pour juger correctement ce qui est beau et laid. De là, il déploie sa thèse sur la loi naturelle en faisant la biographie de l’homme meilleur et en réalisant une généalogie des valeurs démocratiques, puis il dépeint une éducation idéale pour le puissant dans la cité et en tire les conséquences pour la place de la philosophie dans la vie. Cette longue ῥῆσις se termine par des menaces voilées sous des « conseils amicaux » qui enjoignent Socrate à abandonner son mode de vie philosophique considéré comme infamant et nuisible.

a. Le juste selon la nature et la loi

C’est sur un terrain à la fois personnel442 et politique que Socrate attaque Calliclès en

482b-c, sous-entendant que le jeune politicien n’est pas maître de lui-même dans le contexte démocratique de l’Assemblée et qu’il manque de cohérence intérieure. Face à cette mise en garde, Calliclès accuse le philosophe de se comporter en véritable orateur populaire (ἀληθῶς δημηγόρος, 482c4), enorgueilli de ses victoires dans les discussions précédentes. Ses premiers mots visent ainsi à démasquer les intentions véritables de Socrate en révélant le

442 On se rappellera que Socrate affirme que lui et Calliclès ont un commun une affection identique, ils sont

tous deux soumis au bon vouloir de leurs amours, Calliclès au peuple d’Athènes et à Dêmos et il est impuissant à lui résister (481d6-7).

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sophisme443 (τοῦτον τὸ σοφὸν, 483a1) qu’il a employé jusqu’à présent pour l’emporter.

Calliclès pose une contradiction entre le « juste » du point de vue de la loi et le « juste » du point de vue de la nature qui, tant qu’elle n’avait pas été explicitée, a créé une gêne chez Gorgias et Pôlos, les forçant à restreindre leur propos. Il est intéressant de noter que dès le début de sa tirade, Calliclès identifie explicitement la morale démocratique prônée par les lois comme un frein dans l’expression de ce que pensaient Gorgias et Pôlos et comme la source de leur honte. Le maître de rhétorique a admis qu’il enseignerait le juste à celui qui utilise la rhétorique pour satisfaire l’usage (τὸ ἔθος), parce que s’il avait soutenu le contraire, cela aurait créé une violente irritation (ἀγανακτοῖεν) chez les gens (482d2-3). Si Pôlos avait lui aussi noté cette erreur, il tombe à son tour dans le même piège, alors qu’il semblait assumer davantage ce qu’il pensait. Mais en ayant concédé qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir, parce que c’est ce que la morale démocratique prescrit, il a à son tour eu honte et s’est contredit. Les deux rhéteurs ont donc censuré leur réelle position, afin de ne pas contredire leur public et de ne pas s’opposer à la morale de la masse (il ne faut pas oublier que le pouvoir de persuasion de la rhétorique ne fonctionne qu’en présence d’une foule). D’après Calliclès, Socrate aurait profité de cette faille pour alterner les points de vue (loi, nature) 444 et ainsi piégé ses interlocuteurs. Or, si on applique la distinction apportée par

Calliclès, le juste445 selon la loi de la majorité édicte qu’il est plus laid de commettre

l’injustice que de la subir, mais le juste selon la nature établit au contraire l’identité entre le plus laid et le plus mauvais. Alors que la beauté est le fruit d’une convention dans la démocratie, dans la nature il n’y a pas de différence entre ce qui est beau et ce qui est bon, les deux correspondant à ce qui est avantageux. Calliclès se place ici dans la perspective d’Antiphon qui, dans son Peri Alêtheias, différenciait la détermination du juste selon les lois et la nature :

443 On notera au passage que ce terme est d’autant plus méprisant dans la bouche de Calliclès quand on sait son

aversion pour les sophistes soulignée plus loin dans le dialogue par Socrate (520b).

444 S’il est plus laid de commettre l’injustice, ce n’est pas simplement du point de vue de la loi commune, mais

cela l’est aussi du point de vue réel.

445 Rachel Barney retrace l’émergence des concepts de justice et rappelle que les Grecs utilisaient

principalement trois mots pour la désigner : la justice entendue comme vertu (la « dikaiosunê »), l’abstraction de la justice (la « dikê »), parfois personnification de la déesse, et le juste (le « dikaion »). C’est ce dernier terme que Calliclès utilise quand il développe sa conception. Il s’agit de définir le « juste » en tant que critère pragmatique de l’action. Barney, Rachel, « Callicles and Thrasymachus », The Stanford Encyclopedia of

Philosophy, Edward N. Zalta, Fall 2017, https://plato-stanford- edu.acces.bibl.ulaval.ca/archives/fall2017/entries/callicles-thrasymachus, consulté le 19 décembre 2017.

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Les <demandes> des lois, en effet, sont adventices, tandis que celles de la nature sont nécessaires (ἀναγκαῖα). Et celles des lois sont dues à la conclusion d’un accord et ne sont pas naturelles, tandis que celles de la nature sont naturelles et ne sont pas dues à la conclusion d’un accord (οὐχ ὁμολογηθέντα).446

Antiphon distingue ici l’arbitraire des lois émanant d’un contrat entre les hommes vivant en société de « lois naturelles. » Les positions du rhéteur et de Calliclès se rejoignent dans la mesure où toutes deux partent du rapport conflictuel et irréconciliable de ces deux formes de justice et vont rejeter la justice émanant des conventions au profit d’une justice naturelle, réellement avantageuse pour l’individu. Considérons les deux extraits suivants, le premier tiré de Calliclès, le deuxième d’Antiphon :

Ce n’est pas non, vois-tu, la condition qu’un homme puisse supporter (τὸ πάθημα) : de subir l’injustice ; mais cette condition est celle d’un esclave (ἀνδραπόδου447), pour qui être mort vaut

mieux que de vivre, espèce d’homme incapable de se porter assistance à soi-même ou à celui qui peut vous être encore à cœur, contre les injustices et les outrages. (483a8-b4)

En revanche, si on fait violence au-delà du possible aux <demandes> naturelles établies par la nature […] ce n’est pas alors dans l’opinion <des hommes> qu’on subit un dommage, mais en vérité. […] La majorité des choses qui sont justes selon la loi se trouve en conflit avec la nature. […] Les choses avantageuses établies par les lois sont des chaînes pour la nature, celles établies par la nature sont libres. Par conséquent, les choses douloureuses ne sont pas, en droite raison, plus profitables pour la nature que les choses qui réjouissent. Donc les choses plus pénibles ne sont en rien plus avantageuses que les choses plaisantes. En effet, les choses qui, en vérité, sont avantageuses ne doivent pas nuire, mais être bénéfiques.448

Les deux hommes démontrent le désavantage de respecter la loi instituée449 au

détriment de la loi de la nature450. La justice de la nature correspond à ce qui est réellement

bénéfique pour l’individu tandis que ce qui est par convention est arbitraire et nuisible. La première est liée à la liberté chez l’individu, le deuxième correspond à une condition dont l’esclave pâtit. Ce qui caractérise la nature, pour Calliclès et Antiphon, c’est qu’elle est régie par un ordre qui n’a pas été établi par l’homme, et auquel il est réellement soumis : naître et

446 Antiphon, B 44 A, col. I.

447 L’emploi du terme ἀνδραπόδου n’est pas anodin, Calliclès n’utilise pas simplement le terme δοῦλος, il fait

référence à un homme qui est devenu esclave suite à sa capture lors d’une guerre. Cela souligne le fait que l’on subit sa propre impuissance, l’incapacité à se défendre condamne à être asservi.

448 Antiphon, B 44 A, col.II à IV.

449 Ce point rejoint le calcul fait par l’individu dans la cité dont il était question avec Pôlos et au livre II de la République, il est préférable si l’on peut passer inaperçu de désobéir aux lois.

450 D. Keyt souligne l’aspect paradoxal de l’expression « loi de la nature » qui recoupe deux termes

historiquement opposés (loi et nature) dans une formule qui apparaîtrait, selon lui, pour la première fois dans la bouche de Calliclès. Keyt, David, Nature and Justice: Studies in the Ethical and Political Philosophy of Plato

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mourir (subir l’injustice) ne sont pas des conditions amovibles. Il s’agit de connaître ses deux niveaux de réalité, la loi et la phusis, si l’individu ne veut pas être victime.

Là où en revanche les deux textes se séparent, c’est que le discours de Calliclès cherche à faire reconnaître une hiérarchie naturelle et réelle entre les hommes à laquelle il confère une supériorité normative451 (νόμον τὸν τῆς φύσεως, 483e3) sur l’égalité artificielle

créée par la démocratie. La véritable justice est celle de la nature, parce que c’est en son sein qu’il y a une correspondance entre les capacités des individus et leur pouvoir. Autrement dit, dans la nature, plus on est meilleur (ἀμείνων, 483d1) au sens d’être le plus capable (δυνατώτερον, 483d1), plus on possède (πλέον ἔχειν, 483d1). Pour le dire encore d’une autre manière, si l’individu possède des capacités innées supérieures, la nature est le lieu pour qu’il les développe jusqu’à leur plein accomplissement, sans qu’elles soient entravées (c’est en ce sens que la nature est libre). Car, si un individu s’est vu attribuer naturellement ces dons, c’est pour qu’ils servent, ils ont une fin. En ce sens, Calliclès possède une vision téléologique de la nature, elle exprime une hiérarchie justifiée par une cohérence profonde qui fonde sa justice. Cette équation est celle illustrée par le règne animal ou par les rapports de domination dans la famille, les cités ou encore par Xerxès ou Darius (483d) qui ont suivi cet ordre naturel dans leurs conquêtes (même si celles-ci ont échoué) en attaquant plus faible qu’eux452. Pour

Calliclès, la loi de la nature révèle ainsi la justice d’un processus de domination et d’appropriation. L’exemple d’Héraclès cité d’après Pindare453 montre que « la justice selon

la nature, c’est que vaches et autres biens qui sont la propriété de ceux qui valent moins et sont plus faibles appartiennent tous à qui vaut davantage et est plus fort » (484c1-3). Dans cet extrait, Calliclès fait du héros mythologique un idéal. Il possède une capacité supérieure

451 Une telle conception était déjà évoquée par Gorgias dans son Éloge d’Hélène. Au §6, celui-ci mentionnait

en effet que « c’est un fait de nature (πέφυκε), en effet, que le plus fort (κρεῖσσον) ne soit pas empêché par le plus faible (ἥσσονος), mais que le plus faible soit commandé (ἄρχεσθαι) et conduit par le plus fort, que le fort mène, alors que le plus faible suive. »451 Le rhéteur reconnaît aussi une hiérarchie naturelle.

452 Cet exemple a souvent posé problème aux commentateurs. Voir notre remarque en B.3.b1. Les expéditions

de Xerxès et Darius échappent au nomos dans la mesure où il s’agit de relations entre cité, où l’enjeu principal est la force. Cf. Ponchon, « L’anthropologie politique de la pleonexia : sur une lecture possible de Thucydide par Platon », p. 16 ; Fussi, Alessandra, « Callicles’ Examples of nomos tês phuseôs in Plato’s Gorgias »,

Graduate Faculty Philosophy Journal, vol. 19, no. 1, 1996, pp. 123‑124.

453 Les vers sont déformés pour mieux soutenir ses propos (« je ne sais pas en effet la chanson par cœur… »

484b) Sur l’utilisation de la citation de Pindare, voir Demos, Marian, « Callicles’ Quotation of Pindar in the

Gorgias », Harvard Studies in Classical Philology, vol. 96, janvier 1994, pp. 85‑107 ; Busse, Adolf, « Zum

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qui lui confère le droit d’avoir plus et de dominer autrui. On voit que les relations naturelles entre les hommes reposent fondamentalement sur un rapport de domination découlant du fait que celui qui peut plus veut plus, donc va étendre sa puissance sur les autres. De sorte que le conflit est finalement le seul moyen de mesurer la capacité de chacun, puisque c’est celui qui sort vainqueur qui emporte justement son droit de dominer autrui. Ce qui implique que la puissance de l’homme fort naturellement ne connaîtra sa limite que jusqu’à tant qu’il rencontre plus fort que lui454. À l’inverse, ce qui est condamnable selon Calliclès, c’est de ne

pas être capable de se défendre (483b). Et c’est là d’ailleurs le paradoxe de sa conception dans la mesure où, en faisant la généalogie de la morale de la démocratie, il va finalement identifier l’émergence de ce système politique comme une stratégie développée par les plus faibles pour défendre leurs intérêts et contrer la justice naturelle du plus fort. Stratégie efficace, car elle réussit à mettre en esclavage ces derniers grâce au conditionnement du discours.

Les propos de Calliclès sur la démocratie athénienne sont frappants à deux égards. D’abord, ils sont l’occasion de la reconnaissance de la puissance de la rhétorique, à laquelle il est fait allusion pour la première fois dans son discours. Ensuite, ils révèlent l’origine d’une constitution politique à partir de différences hiérarchiques dans la nature humaine. Commençons par définir la démocratie. Pour Calliclès, il s’agit d’un régime politique dans lequel les lois sont instituées par le grand nombre et les « faibles. » Celles-ci définissent l’injustice comme le fait de l’emporter sur autrui, ce qui est laid. Ce qui est beau et juste c’est de respecter l’égalité (483b-c). Quelle est l’origine de ces valeurs ? Elles sont le produit d’« une stratégie de puissance de l’impuissance »455 pour reprendre les mots d’Anne Merker.

Pour comprendre cette expression, il faut partir du point de départ que nous désigne Calliclès : dans la nature, il y a des forts, capables et des faibles, impuissants. Ces derniers subissent la loi du plus fort parce qu’ils n’ont pas les moyens de commander et donc d’avoir plus. C’est donc le constat d’une différence dans leur nature qui force les faibles à rechercher une façon à la fois de se défendre et de dissimuler leur incapacité d’obtenir plus. La moralité des faibles est élaborée à la fois comme un moyen de dissimulation, un leurre entravant la

454 Cette limite n’est pas explicitée par Calliclès et on peut avoir l’impression que, comme avec la figure du

tyran, il semble entretenir l’illusion qu’il est possible pour un homme d’être le plus fort de manière absolue.

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pleonexia des forts et comme une stratégie d’appropriation des biens, certes moindre456, mais

tout de même plus avantageuse que la justice naturelle. La force de la position de Calliclès est de bien souligner que les faibles aspirent toujours à vouloir être forts, même s’ils n’en sont pas capables. Ils envient le tyran, l’homme supérieur, parce que, de manière absolue, cela vaut mieux d’avoir plus et de commander, mais ils créent une morale inversée où la modération est valorisée. Mais l’analyse callicléenne n’explique pas seulement comment les valeurs démocratiques sont générées, elle détaille aussi comment celles-ci réussissent à s’imposer et à contrôler les plus forts. Leur puissance vient du même procédé que celui utilisé par Socrate plus tôt sur Gorgias et Pôlos et dénoncé par Calliclès : les faibles utilisent la honte comme moyen de coercition. C’est là qu’intervient la rhétorique, dans la mesure où c’est par le discours que les faibles persuadent et imposent leurs valeurs : « louant ce qu’ils louent et blâmant ce qu’ils blâment » (483b6-7). Face aux discours dominants de la masse, les forts sont épouvantés (ἐκφοβοῦντες, 483c1). Si Calliclès ne précise pas comment le régime démocratique s’est mis en place, il explique en revanche comment cette association d’hommes inférieurs réussit à maintenir l’illusion morale. Cela est rendu possible par un conditionnement : « modelés à façon, les meilleurs et les plus forts d’entre nous (ἡμῶν αὐτῶν), pris en main dès l’enfance, sont, tels des lions, réduits en servitude par des incantations et des sortilèges (γοητεύοντες)… » (483e4-6). Calliclès décrit ici l’endoctrinement dès la naissance d’hommes comparables à des lions domestiqués auxquels on enseigne, contre leur nature, que ce qui est beau et juste c’est l’égalité. Pour souligner à la fois la puissance du stratagème et son illégitimité, Calliclès emploie des termes issus du vocabulaire de la tromperie et de la mystification457 : les lois démocratiques sont des formules

(γράμματα), de la sorcellerie (μαγγανεύματα), des incantations (ἐπῳδάς), des conventions contre nature. De sorte que, malgré son absence de fondement, la puissance du discours de la masse conditionne les forts à croire à la farce démocratique.

456 « ... car, comme ils sont inférieurs, il leur suffit, je pense, d’avoir l’égalité ! » (483c).

457 En ce sens, ce passage fait également écho au paragraphe 10 de l’Éloge d’Hélène de Gorgias : « Car la

puissance de l’incantation (ἐπωιδῆς), quand elle a commerce avec l’opinion de l’âme, la charme, la persuade et la transporte par sa magie ensorceleuse (γοητείαι). Or de la sorcellerie (γοητείας) et de la magie (μαγείας) sont