• Aucun résultat trouvé

La nécessité de posséder le pouvoir de la rhétorique dans la cité

CHAPITRE I : LES VISAGES DE LA RHÉTORIQUE

B. Les raisons politiques de l’émergence de la rhétorique comme puissance :

2. La nécessité de posséder le pouvoir de la rhétorique dans la cité

Socrate : – Lorsque, répondis-je, ensemble ils viennent, multitude compacte, prendre place à l’Assemblée, au tribunal, au théâtre, au camp, à tout autre concours et rassemblement de population, où ce qui se dit et se fait est, à grand fracas, tantôt blâmé, tantôt loué, de façon excessive, avec des hurlements ou des battements de mains, tandis que les rochers avoisinant le lieu où ils se trouvent leur renvoient, doublé par l’écho, le fracas du blâme et de la louange. Dans de telles conditions, quel jeune homme crois-tu capable, comme on dit, de se tenir le cœur en place ? Ou quelle éducation privée résisterait en lui, qui, submergée sous une masse pareille d’éloge ou de blâme, ne s’en aille, emportée au fil du courant là où on pourra l’emporter celui- ci ? Ne déclarera-t-il pas belles et laides les mêmes choses qu’eux ? Ne s’occupera-t-il pas de ce

242 On se rappellera la prétention de Gorgias lui-même au début du dialogue de répondre à toute question sans

être pris au dépourvu (447a).

243 La rhétorique concerne : « le bien le plus grand et un principe, à la fois d’indépendance pour l’individu et, à

84

à quoi précisément s’occupent ces gens-là ? Ne sera-t-il pas tels qu’ils sont ? (République, VII, 492 b-d).

Dans cet extrait de la République (que nous avions déjà partiellement cité) sur la dégénérescence du naturel philosophe, Platon décrit une image saisissante de la réalité démocratique : l’Assemblée est un véritable tintamarre digne d’une fanfare de foire dont le son est si fort qu’on ne s’entend plus penser. En décrivant les réunions politiques de cette manière, Platon montre que les conditions dans lesquelles se déroule le débat démocratique entravent la réflexion rationnelle. Tout est fait pour impressionner les sens : le bruit répercuté par le décor, la masse des individus serrés les uns contre les autres. Comment ne pas s’étonner de l’oppression de la majorité que tout esprit sensible pouvait ressentir en assistant à ce spectacle ? D’autant que la nature même d’une jeune âme est d’être facilement impressionnée, modelée, car elle manque encore de fermeté244. L’extrait révèle deux

éléments essentiels qui concourent à l’endoctrinement du jeune homme qui seront repris dans le Gorgias. D’une part, le rôle joué par l’orateur dans le débat démocratique est de louer ou de blâmer, deux modalités séductrices de la rhétorique pour Platon, qui ne servent qu’à qualifier les choses. Ce faisant, le discours associe des émotions agréables et désagréables à des notions, comme un dresseur associerait plaisir et douleur à des ordres pour ses animaux245. Si ce discours a son effet, c’est qu’il est adressé à une foule qui par la pression

physique qu’elle exerce, produit un mimétisme, une uniformisation de tous les individus à une seule masse. La fin de l’extrait permet à Platon d’insister sur l’adoption des valeurs démocratiques auxquelles le jeune homme est finalement soumis. Le diagnostic est sans appel : séduit par les discours, ce dernier ne peut résister à une imitation à la fois des

244 Dans les dialogues platoniciens, plusieurs passages associent les jeunes ou les enfants aux termes suivants : aphrosunê, hubris, mania ou akolasia, ce qui rejoint l’opinion commune que « l’enfance et la jeunesse sont des

âges sinon de folie, du moins de déraison. » cf. Debarbieux, Éric, « L’enfant, le cru et le philosophe : orthopédie et sauvagerie dans les dialogues de Platon », in Hommage à Henri Joly, Groupe de recherches sur la philosophie et le langage, 1990, p. 145. Comme le remarque B. Charlot, pour Platon : la jeunesse « restera l’âge de l’erreur, de l’illusion, des préjugés, de la crédulité, l’âge où le sensible impose sa tyrannie à la pensée encore balbutiante, l’âge où tout est possible : le glissement vers la corruption la plus grande ou bien la libération progressive de la Raison. » cf. Charlot, Bernard, « L’idée d’enfance dans la philosophie de Platon », Revue de Métaphysique et

de Morale, vol. 82, no. 2, avril 1977, p. 245.

245 Cette image est explicitée quelques lignes plus loin avec la comparaison de la foule à une bête à flatter

développée quelques lignes plus loin : « Exactement comme si, faisant l’élevage d’un animal de grande taille et vigoureux, on s’instruisait à fond de ses mœurs et de ses penchants ; de quel côté on doit s’approcher de lui et en quel endroit on le toucher ; […] on appliquerait toutes ces dénominations à ce qui a été jugé par la grande bête, appelant bonnes les choses auxquelles ladite bête trouvera du plaisir, mauvaises, celles qui lui seront importunes… » (République, VI, 493a-c).

85

comportements et des pensées véhiculés par l’Assemblée, adhérant à un cercle sans fin où l’orateur modèle son discours à l’image du peuple, confirmé en retour par la parole qui encense ses propres plaisirs et déplaisirs. Perdant ainsi son éducation, le jeune citoyen se transforme en miroir des opinions de l’orateur et de la foule. Et s’il s’y refuse, la conséquence est tragique. Socrate précise en effet quelques lignes plus bas que s’il n’est pas convaincu, il risque « la dégradation civique, par la confiscation des biens, par la mort […] » (493d). La conformité aux mœurs de la multitude est en réalité une nécessité pour survivre en démocratie et qu’il va s’avérer être un enjeu du dialogue.

Le Gorgias s’efforce de révéler ce diagnostic en explorant les rouages de la notion du mimétisme à l’œuvre dans la rhétorique et qui se joue sur deux plans, à la fois dans son enseignement, entre le maître et son disciple, mais également entre l’orateur et la foule. Dans la dernière conversation, Socrate se penche avec Calliclès sur « l’art (τέχνη) relatif aux moyens de ne subir absolument pas l’injustice… » (510a6-7). Il revient sur le calcul personnel qui mène à la conclusion que pour se protéger il faut soit : « exercer personnellement un pouvoir dans l’État (αὐτον ἆρχειν) ou encore à avoir la tyrannie, ou bien à être le camarade (ἑταῖρον) de ceux qui composent le gouvernement existant » (5108-0). À ces paroles, Calliclès acquiesce vigoureusement. Socrate décrit alors le processus de celui qui choisit, pour assurer sa protection, d’imiter celui qui possède le pouvoir :

Par quels procédés serai-je, moi, très puissant (μέγα δυναίμην), et ne subirai-je aucun tort de la part de personne ? » Voici quelle en est pour lui vraisemblablement la voie : c’est, dès la jeunesse, de s’accoutumer (ἐθίζειν) sans retard à trouver du plaisir (χαίρειν) ou à avoir de l’aversion (ἂχθεσθαι) pour les mêmes choses que le maître (δεσπότῃ), et à s’arranger pour finir par ressembler (ὃμοις) à celui-ci le plus qu’il le pourra. N’est-ce pas comme cela ? (510d5-9).

Socrate révèle un calcul fait dans une tyrannie par un jeune ambitieux qui réfléchirait à la meilleure manière d’accéder au pouvoir tout en échappant aux périls. Il s’agit d’imiter en tout point le maître, pour ne pas lui déplaire, car le tyran déteste tout ce qui lui est différent et ne supporte que celui qui loue et blâme les choses que lui (520c8). Il faut donc développer une rhétorique esclave du pathos du despote. Or ce procédé est, pour Platon, le même dans un régime démocratique où c’est la foule tyrannique qui gouverne. Quelques pages plus loin, on retrouve ainsi la même imitation que celle dépeinte dans l’extrait de la République plus haut. À Athènes, Calliclès a cherché à imiter des maîtres de rhétorique pour posséder le pouvoir d’échapper aux dangers courants de la vie démocratique (procès judiciaires, actions

86

à l’Assemblée, etc.). Mais il s’est trompé de maître, car ce qu’il doit apprendre à imiter parfaitement c’est un maître qui sait ressembler in fine au peuple d’Athènes en tout point. On voit donc une conséquence paradoxale du fonctionnement de la vie politique athénienne que Platon expose clairement à ses concitoyens. Si les citoyens qui font de la politique ne vivent pas sous une tyrannie, ils sont en réalité exposés aux mêmes risques importants, parce que la foule est un tyran246. Pour se protéger, ce n’est pas le silence que l’on doit garder247, mais on

n’a pas le choix de développer une rhétorique imitative. Dans l’échange entre Socrate et Calliclès, Platon cherche donc à montrer comment la rhétorique est devenue incontournable pour tout individu qui souhaite gouverner, car elle émerge des conditions politiques liées au fonctionnement de la démocratie. Nous reviendrons plus en détail sur ce point, mais retenons pour le moment que la République et le Gorgias nous dépeignent une même réalité : la rhétorique imitative et flatteuse est une condition de survie, un bouclier, dans un régime où le peuple rejette tout dirigeant différent de lui.

Si tout ceci n’est explicité que dans le dernier tiers du dialogue, c’est parce que Platon dévoile progressivement son diagnostic de la rhétorique à ses partisans248. De sorte que dans

la conversation qui débute le texte, le maître de rhétorique qu’est Gorgias présente la rhétorique comme une arme, mais n’insiste pas ouvertement sur le danger vécu dans la cité par les politiciens. Il met d’abord et avant tout l’accent sur la puissance qu’elle confère à son utilisateur, et donc sur sa dimension agressive plus que défensive. Gorgias met en avant une compréhension combative de la rhétorique : elle est une arme. Il présente ainsi la rhétorique comme ce qui concerne « le bien le plus grand (μέγιστον ἀγαθὀν), cause (αἴτιον) à la fois de liberté (ἐλευθερίας) pour l’individu et de commandement (ἄρχειν) dans la cité » (452d5-7). C’est dans cette perspective que l’on saisit la comparaison de la rhétorique à un art comme

246 De surcroît, la foule est habitée par une hubris exacerbée par les politiciens précédents.

247 Car comme le rappelle Socrate, le peuple comme le tyran s’irrite également de tout ce qui lui est étranger.

(513c) Dans ce passage, on peut voir également Platon expliquer les raisons de la condamnation à mort de Socrate. En tenant des propos évidents opposés à la foule, il allait de soi qu’il risquait un sort tragique. Socrate reconnaît explicitement ce risque à la fin du dialogue : « Calliclès : – Ne sais-tu pas que l’imitateur en question fera périr, s’il le veut, celui qui n’imite pas et qu’il le dépouillera de son avoir ? Socrate : – Je le sais fort bien, mon bon Calliclès ! Sinon, c’est que je suis sourd ! Quoique maintes fois cela me soit dit, et par toi, et naguère par Pôlos, et par presque tout le reste des habitants de cette ville ! » (511a4-b5).

248 Les rhéteurs sont en effet victimes de leur propre illusion de puissance quand ils jugent la rhétorique avec

prestige (512c-513c). Ils ne souhaitent pas reconnaître les raisons beaucoup moins nobles qui les poussent à la rechercher pour se défendre. Voilà pourquoi Calliclès est en réalité esclave du Dêmos et de Dêmos et qu’il dit toujours comme ses deux amoureux, car il a en réalité peur de leur déplaire.

87

le pugilat, le pancrace ou l’escrime : « À la vérité, Socrate, avec l’art oratoire, il faut en user comme on le fait avec toute autre compétition qui nous met aux prises avec quelqu’un » (456c8-d1). Cette remarque ne se veut pas simplement une analogie sur l’usage juste ou injuste de disciplines, elle explicite la dimension traditionnellement compétitive de l’art oratoire chez Gorgias249. Mais cette puissance qui suppose une inégalité entre les individus

l’oblige à justifier ses conséquences néfastes. Le rhéteur doit ainsi défendre l’enseignement des maîtres sur leurs élèves, car elle est parfois source d’abus. Il tempère donc la dimension agressive de la rhétorique, en insistant ensuite sur la protection qu’elle représente :

–… les gens dont il s’agit ont communiqué leur art afin qu’il en fût usé justement (δικαίως), pour combattre les ennemis et ceux qui commettent l’injustice, pour parer une attaque (ἀμυνομἐνους), non pour en prendre l’initiative. […] L’orateur a en effet le pouvoir de parler à tout le monde indistinctement et sur toute question… ce qui ne doit nullement être davantage pour lui une raison de frustrer de leur réputation, ni les médecins, pour la simple raison qu’il aurait le pouvoir de le faire ni les autres professionnels (456e2-4, 457b3-5).

À vouloir trop insister sur la suprématie de son art sur les autres, on sent dans cet extrait que Gorgias n’est pas très convaincant sur les garde-fous qui limiteraient un usage injuste de la rhétorique. On voit donc que le rhéteur oscille entre deux manières de présenter la rhétorique. D’une part, elle est un moyen pour attaquer, puisqu’elle est une puissance pour commander à autrui (452d), d’autre part, elle ne sert qu’à parer un coup, à se défendre contre ses ennemis et l’injustice dans la cité. Dans tous les cas, la rhétorique semble essentielle à celui qui souhaite obtenir le pouvoir, car les périls sont alors nombreux. Le risque est d’ailleurs une préoccupation majeure chez Pôlos et Calliclès250 qui ne cessent de rappeler à

Socrate le danger d’être impuissant et de subir l’injustice. Le ton du dialogue devient ainsi plus tragique, puisque Gorgias ne présentait pas de manière aussi explicite les raisons dramatiques pour lesquelles la rhétorique était nécessaire. Mais comment en sommes-nous arrivés à des conditions aussi féroces pour exercer le pouvoir et gouverner en démocratie ?

249 Voir la section B, 3 du premier chapitre à ce sujet et la réfutation de cette position dans le quatrième chapitre.

En 456a3, il avait affirmé que les orateurs emportaient leurs propositions sur celles des autres. Puis Gorgias avait parlé de mettre en compétition (ἀγωνίζοιτο, 456c3) un médecin et un orateur, enfin il mettra en garde contre les abus d’élèves qui useraient de la rhétorique autrement que pour parer une attaque (456e4).

250 On risque de finir traîné injustement en prison, incapable de défendre ses amis et condamné à mort (486a-

b). Cette nécessité de posséder un savoir pour se défendre en démocratie se cristallisera avec la description par Calliclès d’une sorte de curriculum vitae du citoyen athénien souhaitant protéger ses intérêts personnels en 484d1-7. Nous aurons l’occasion d’y revenir en détail dans la section sur Calliclès.

88

C’est en remontant aux politiques menées par les grands hommes d’État du passé que Platon pourra expliquer la dégénérescence de la situation politique d’Athènes.