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2 Socrate dans les Dialéxeis : un bilan

Sur la réception de la figure de Socrate dans les Dialéxeis de Maxime de Tyr, il y a deux données fondamentales qu’il serait bon de souligner d’emblée. En premier lieu, sur le plan purement quantitatif, Socrate est le philosophe le plus mentionné par Maxime, davantage même que Platon ou Pythagore. Vingt- cinq des Dialéxeis de Maxime (sur quarante et une) contiennent au moins une mention explicite à Socrate, sans compter le fait que cinq d’entre elles lui sont dédiées presque exclusivement. Certes, l’importance de ces auteurs ne peut pas être mesurée par le nombre de leurs mentions explicites, mais la présence de Socrate chez Maxime ne peut non plus être réduite à l’aspect quantitatif. Maxime nous offre, à trois reprises, des portraits détaillés de Socrate (III 3, VIII 1, XXXIX 5), et il fait référence à son aspect physique en tant que question philosophique même (I 9-10), de manière que les Dialéxeis ont recours à une image emblématique de la culture philosophique antique, mise au service d’un projet singulier d’éloquence philosophique.

En second lieu, il est remarquable que Socrate n’apparaisse pas dans les Dia-

léxeisau hasard. Si nous examinons les Dialéxeis où l’on fait mention de Socrate, du point de vue de leur disposition, nous pourrons voir qu’il y a une tendance très marquée à le faire apparaître à la fin de la conférence. On trouve treize mentions de Socrate vers la clôture des Dialéxeis, et toutes ses apparitions ont lieu dans la seconde moitié du discours¹. On connaît l’importance qu’on attri-

buait à la position finale dans certaines modalités du discours philosophique dans l’Antiquité, où l’élaboration rhétorique était de règle. On pourrait appor- ter ici des parallèles dans la littérature philosophique d’époque impériale, par exemple les LettresàLucilius de Sénèque, où l’on peut constater qu’on privilégie l’apparition de certaines images de la philosophie vers la fin des épîtres².

Un survol des apparitions de Socrate dans les Dialéxeis permettrait de nous faire une idée plus claire de l’assiduité de sa figure, de la diversité de ses occurrences et, enfin, de la position marquée qu’il y occupe. Dans le cor- pus des Dialéxeis, se distingue d’emblée un « cycle socratique » très complet, avec un total de six Dialéxeis consacrées aux moments les plus emblématiques de la vie de Socrate : sa défense (ou le manque de celle-ci, III), où les sorts respectifs de Socrate et des Athéniens se sont inversés ; la nature de son 1. La seule exception, mis à part les conférences du « cycle » socratique, est une citation flagrante de l’introduction de la République de Platon (XXXVII 1), ce qui veut dire que Socrate y apparaît comme « personnage » de Platon.

2. Cf. Dross 2010, p. 175-184.

démon particulier (VIII), et ses bizarres pratiques amoureuses (XVIII-XXI), qui donnent lieu à un petit cycle à son tour. Toutefois, on pourrait aussi associer au cycle socratique ces passages où Socrate est mentionné en tant qu’exemple emblématique d’une leçon morale. Ainsi, à propos de la prière, Socrate figure vers la fin de la cinquième Diálexis comme exemple de celui qui sait prier comme il faut (V 8¹). De la même manière, à la fin de la douzième Diálexis sur

la divination, Socrate apparaît en tant que collègue d’Apollon, puisque tous les deux prophétisent sur la vertu (XIII 9). En outre, l’exemple de Socrate sert aussi comme clôture de la douzième Diálexis, dédiée à un sujet définitoire de son enseignement, à savoir qu’il ne faut pas commettre une injustice en retour d’une autre injustice (XII 10).

Une deuxième série de mentions concerne la position de Socrate parmi les philosophes. L’association la plus commune se fait avec ses disciples les plus connus : l’énumération, après Socrate, de Platon, Xénophon et Eschine appa- raît à deux reprises d’une manière presque formulaire (XVIII, XXII 6²). Parmi

ses disciples, Xénophon attire davantage l’attention, en raison de l’histoire fameuse de son expédition en Asie (Ι 9 ; XV 9). Il y a une série antithétique, avec de mauvais disciples (I 9), de la même manière que nous la trouverons parmi les politiciens.

Le cas de Platon est, naturellement, singulier et mérite traitement à part. Maxime signale la relation spéciale qui lie Platon à son maître en raison du rôle que Socrate a dans son œuvre avec l’expression de « poète de ses discours » (XXXVIII 4). Mais, la construction littéraire de la figure de Socrate peut être réalisée d’une manière tout à fait différente, par le moyen de l’accord entre les « voix socratiques », comme dans la Diálexis XVIII où Platon, Xénophon, Eschine et « quiconque appartient à ceux qui sont en consonance avec lui » (εἰ τις ἄλλος τῶν ὁμοφώνων αὐτῷ) sont convoqués en défense de Socrate. Les disciples de Socrate parlent donc « à l’unisson avec lui », ce qui veut dire que c’est la voix de Socrate qu’on peut entendre au milieu de leurs œuvres³. Il

1. Le thème de la Diálexis a attiré l’attention des savants. Outre les références rassemblées dans Campos Daroca, López Cruces 2005, p. 332, cf. Bardozzo 2011, p. 78-84, où on peut lire une comparaison de la Diálexis avec l’écrit de Lucien Sur les sacrifices, et le travail de A. Timotin dans ce volume.

2. Antisthène n’apparaît qu’une seule fois (I 9, avec Eschine), bien que son influence soit perceptible dans les Dialéxeis. À notre avis, la prédilection pour Eschine de Sphettos comme disciple de Socrate est un indice de la préférence de Maxime pour la tradition qui relie Socrate à la rhétorique, cf. supra note 2 p. 105.

3. Nous avons étudié cet intérêt spécial de Maxime (que nos considérons comme assez ori- ginal) pour les questions du son et de la voix, ce qu’on peut appeler « la vocalité de la philoso-

Maxime de Tyr, Socrate et les discours selon la philosophie

paraît donc qu’il y a deux manières de construire la figure de Socrate ou, dit à la manière moderne, qu’il y a une sorte de « question socratique » antique. À la différence de la question socratique moderne, déclarée récemment avec raison caduque, il ne s’agissait pas de distinguer le vrai Socrate de celui qui ne l’est pas, mais de donner au Socrate platonicien la possibilité d’un statut spécial en tant que personne philosophique¹.

D’autre part, Socrate représente une version différenciée de la vie philoso- phique qui a des traits caractéristiques, comme sa vocation de pauvreté, sa méthode d’enseignement et son dévouement à l’amour, un sujet qui intéresse de manière spéciale Maxime. Socrate est ainsi rival et compagnon de Pytha- gore et de Diogène le chien, avec lesquels il entre en compétition de vertu (I 10, V 8, XXXIV 9, XXXVI 6), mais aussi de son disciple Xénophon (Ι 10). Socrate trouve aussi un pendant mythique dans Héraclès (XXV 7²), qui est un per-

sonnage bien connu de la littérature protreptique. Il a aussi un ennemi, celui de toute la philosophie : Épicure, à qui Maxime concède une importance très considérable, au point qu’il dédie un cycle de Dialéxeis au plaisir, où Épicure même prend la parole. L’apparition de Socrate dans cette Diálexis est au moins singulière. La conduite amoureuse de Socrate y est rapportée par le défenseur du plaisir pour réfuter ceux qui disent que le plaisir est incompatible avec la vertu³. Mais l’évocation de Socrate peut être aussi déroutante. Par exemple,

le défenseur de la vie active dans la quinzième Diálexis présente comme argu- ment a contrario la persécution de Socrate par les Athéniens (XV 9-10), mais dans la Diálexis suivante, qui lui répond avec une défense de la vie contem- plative, le modèle n’est plus Socrate, mais Anaxagore, à qui Maxime fait pro- noncer une sorte d’apologie de la contemplation face aux concitoyens de Clazomènes⁴.

phie », dans Campos Daroca, López Cruces 2006, p. 81-105 ; cf. aussi le travail de B. Pérez dans ce volume.

1. La question socratique moderne, liée à l’idée d’un Socrate historique, a été considérée comme « insoluble » par Dorion 2010 ; sur les manières antiques de se poser des « questions socratiques », cf. supra note 5 p. 97.

2. Héraclès et Ulysse sont comptés dans la tradition stoïcienne parmi les sages, cf. Sénèque,

Const. 2, 1 et Héraclite, Allégorieshomériques, 33, 1. Tatien, ExhortationauxGrecs III, 2, dit que Zénon considérait Socrate et Héraclès comme des sages, mais le témoignage n’a été pas retenu par von Arnim parmi les fragments de Zénon. Sur ce passage et d’autres de la tradition stoïcienne concernant la sagesse de Socrate, cf. Brouwer 2014, p. 109-112, 127-130 et 163-166.

3. Cf. infra p. 112-113.

4. La sermocinatio d’Anaxagore a l’air d’une déclamation en règle, mais l’encadrement dans la Diálexis neutralise cette possibilité. Il semble que Maxime prend soin de ne pas laisser interpréter ses Dialéxeis comme des exercices d’école.

Enfin, Socrate est aussi rappelé comme citoyen athénien et, ce qui est spécialement intéressant, avec des compagnies qui soulignent sa qualité de vrai politicien. En effet, nous le trouvons associé à Aristide et à Périclès (VI 5 ; XXVII 6 ; XL 6), qui ont comme lui, souffert de lois injustes. Cette revendication des politiciens athéniens nous est aussi connue par les dis- cours anti-platoniciens d’Aelius Aristide, qui, comme l’a bien montré L. Pernot, apportait le témoignage de Platon même sur ces personnages pour mettre en question la condamnation platonicienne de l’Athènes classique¹. Comme anta-

goniste de Socrate, c’est Alcibiade qui apparaît à plusieurs reprises (XXV 7), aussi bien en tant que représentant des politiciens responsables du désastre d’Athènes (XVII 6) que comme exemple de dévouement aux biens humains que Socrate se refuse à prendre au sérieux (XXXIX 5²).

Comme conclusion de cette revue synoptique, on peut dire que Socrate a, au cours des Dialéxeis, une visibilité privilégiée, qui permet à Maxime d’unifier un ensemble très riche de questions concernant la philosophie pratique, et de les rendre visibles à une audience de personnes auxquelles on veut présenter la philosophie comme une choix de vie selon la vertu. Il esquisse la figure de Socrate avec des traits très efficaces, qui suivent les lignes traditionnelles de sa filiation philosophique : ses disciples, ses rivaux, ses ennemis et ses pendants mythiques, avec le projet de mettre sous les yeux une image de la philosophie unitaire au-delà (ou en deçà) des divisions doctrinales qui la déchirent et la fal- sifient : l’image qui convient à la première rencontre avec la philosophie et aux premiers pas, parfois tâtonnants, vers la sagesse, vers laquelle on convoque tout le monde, parce que tout le monde peut atteindre la vertu (I 5).

Cela signifie que l’importance de la figure de Socrate chez Maxime est liée à la sorte d’éloquence philosophique mise en œuvre dans ses Dialéxeis. Comme on vient de dire, nous considérons que les Dialéxeis doivent être interprétées principalement en relation aux traditions de la littérature protreptique et son objectif principal d’amener les auditeurs à un changement d’avis qui produit un changement de vie.

1. Pernot 1993b.

2. Selon Dittmar, Aeschines, p. 115-117, Maxime connaissait bien le dialogue d’Eschine, dont il utilisait surtout le portrait d’Alcibiade dans les Dialéxeis VI 6, VII 7 (SSR VI A fr. 42), XII 6, XIII 6, XVIII 4, XXXVIII 4. La longue citation que fait Aelius Aristide du dialogue d’Eschine (SSR VI A fr. 53) présente des correspondances claires chez Maxime : Aelius Aristide, II 74 (οὐδὲν διάφορον τῶν Βακχῶν) - Maxime, XVIII 4 (καθάπερ τὰς Βακχάς) ; Aelius Aristide, II 61 (θείᾳ μοίρᾳ... δεδόσθαι ἐπ’ Ἀλκιβιάδην) — Maxime XXXVIII 4 (θείᾳ μοίρᾳ... δεδόσθαι πρὸς Ἀλκιβιάδην). Gaiser 1959, p. 71-95, considérait le dialogue comme un témoignage important de l’histoire du genre. Cf. la révision de Giannantoni 2001.

Maxime de Tyr, Socrate et les discours selon la philosophie