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« Apprendre, c’est se souvenir²», une affirmation de Platon qui pourrait

paraître simple, mais qui traverse encore l’histoire de la philosophie et de la critique. Quand il parcourt les lignes évoquant la question des vies anté- rieures et de leur souvenir, le lecteur pense au moins à Pythagore³et peut

s’interroger sur ce qui appartient en propre à Platon dans cette théorie dite « platonicienne ». Il commence à s’interroger sur ce qui appartient en propre à Platon dans la doctrine de la réminiscence. Par ailleurs, dans les textes du

Ménon, du Phédon, du Phèdre, du Timée, de la République, du Gorgias, le statut sou- vent discuté des réalités sensibles dans l’expérience de la réminiscence, celui

1. Ce travail s’appuie en grande partie sur la thèse de doctorat d’Études grecques soutenue à Paris IV — Sorbonne, Youm 2010.

2. Déclaration que l’on trouve dans le Ménon, en particulier en 81d, dans ce passage que l’on appelle « le paradoxe de Ménon ». Socrate met Ménon devant le paradoxe suivant : on ne peut apprendre ce qu’on connaît puisqu’on le connaît déjà ; et on ne peut pas non plus apprendre ce qu’on ne connaît pas puisque dans le cas où on le trouverait, on ne saurait pas l’identifier ni savoir que c’est bien cela que l’on voulait trouver. Il faut donc qu’il y ait à la base des dispositions capables de reconnaître ce qu’on cherche, et pour cette raison, connaître c’est se souvenir, avec des traces dans l’âme de chacun capable de reconnaître l’objet recherché. Platon en déduit la théorie de l’innéisme.

3. L’arrière-plan religieux de la réminiscence du Ménon a été démontré par Luc Brisson (Brisson 1999).

des formes séparées en tant qu’objets même de connaissance, et bien d’autres questions encore à propos du corpus platonicien rendent la problématique déjà complexe. Peut-être pourrait-on retenir que cette doctrine peut être vue tantôt comme un processus opéré par l’âme lorsqu’elle saisit les objets sen- sibles pour les rapporter de façon graduée aux intelligibles, tantôt comme un moment unique où l’âme saisit soudain le Beau¹grâce au désir qui le propulse

et dynamise son mouvement. Du point de vue de la psychologie cognitive, de l’approche pédagogique entre l’âme d’un maître et celle de son élève, la notion de connaissances déjà présentes dans l’âme qu’il suffit de réveiller par un art de la maïeutique ne donne-t-elle pas lieu à toute une réflexion sur la nature de l’homme, ses possibilités et son éducation ? N’y a-t-il pas lieu de s’interro- ger sur le rapport de l’âme avec la vraie connaissance des choses et la percep- tion de la vérité par opposition au faux semblant ? Sommes-nous, avec Platon, dans le cadre de la philosophie pure de la connaissance ou d’une philosophie qui s’appuie tant sur le mythe qu’elle finit par se confondre avec la religion ? L’enjeu de ces questions rejoint la bi-partition de la critique actuelle sur ces questions : les lectures épistémologiques et la méthode de lecture analytique anglo-saxonne s’opposent souvent, dans le débat philosophique sur la gnoséo- logie platonicienne, à la vision dite « idéaliste » qui met en valeur plutôt les formes séparées, le souvenir des modèles intelligibles à partir de la chute de l’âme dans un corps, avec souvent une perspective eschatologique.

L’enjeu de ces questions platoniciennes rend bien évidemment plus com- plexe encore la lecture d’un exégète platonicien comme Maxime de Tyr, mais il nous engage à réfléchir sur des enjeux philosophiques nombreux et enche- vêtrés. Cette Diálexis X de Maxime de Tyr qui porte sur la réminiscence (Εἰ αἱ μαθήσεις ἀναμνήσεις) permet de voir le choix que notre auteur a opéré au sein des points de vue doctrinaux sur l’anamnèse ; nous verrons surtout les écueils, les contournements rhétoriques et philosophiques que les interprètes de Pla- ton ont dû parcourir, emprunter, voire affronter pour tenter d’en donner une lecture dont le but était, dans le contexte impérial sophistique, de convaincre leurs auditeurs. Au vu des nombreuses références culturelles, littéraires et au 1. Deux points de vue sont identifiables : on observe que Gorgias 493a considère l’association entre le corps et l’âme comme néfaste et juge le corps comme le « tombeau de l’âme ». Ce qu’on appelle souvent le mépris de Platon pour la matière et le corps s’oppose à la façon dont l’âme, dans un mouvement d’ascension et d’analyse, finit par se souvenir des réalités intelligibles en partant pourtant des réalités sensibles ; parmi les dialogues platoniciens les plus représentatifs sur cette seconde option, on pourrait citer surtout le Phédon, le Phèdre et, dans une certaine mesure, le Banquet. C’est une question sur laquelle nous reviendrons plus tard en 3.1.

Maxime de Tyr et les interprétations de la doctrine platonicienne de la réminiscence

regard du lien établi avec les textes de Platon, on pourrait émettre l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’auditeurs lettrés, éventuellement de débutants en phi- losophie, mais des débutants déjà éclairés, forts d’un certain socle commun de culture grecque, avec un certain niveau, et qui attendent un éclairage philoso- phique dans un environnement varié et aux multiples courants de pensées ; en effet, à ce stade de l’histoire des idées, l’épistémologie, la psychologie, la reli- gion, les Mystères, la magie et la philosophie cohabitent sans frontières vrai- ment étanches, le tout dans un contexte d’écoles institutionnelles peu clair. Or, on sait que dans les Dialéxeis qu’il a données à Rome, au iiesiècle apr. J.-C,

Maxime de Tyr s’attachait à démontrer, devant un public d’auditeurs, la vérité de ses convictions philosophiques.

Il semble donc intéressant non seulement de voir pourquoi et comment Maxime de Tyr évoque rapidement certains aspects de la réminiscence, mais également et surtout d’analyser comment l’association des références mythico-religieuses, psychologiques, épistémologiques et anthropologiques fait entrer Maxime dans cette longue chaîne des interprètes platoniciens de la réminiscence. Il a la particularité d’interroger son lecteur-auditeur d’abord sur la prise en compte du donné sensible et de la sensation dans le processus de la réminiscence, dans le contexte aristotélicien et stoïcien de l’époque et des polémiques surtout d’ordre épistémologique qui les opposent au platonisme ; puis il suscite une réflexion autour de l’innéisme dans l’âme, un point de doctrine fondamental de la psychologie platonicienne. Maxime de Tyr donne enfin à cette théorie de la réminiscence un aspect mythico-religieux dont on pourrait dire qu’il pose le problème du lien ou de l’autonomie de la philosophie dans ses rapports avec la poésie et la religion.