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4 Discours philosophique et discours poétique

On peut lire dans les discours cinquante-cinquième de Dion de Pruse une des plus curieuses interprétations de l’enseignement de Socrate que nous ayons reçues de l’Antiquité². Dans ce dialogue, intitulé Sur Homère et Socrate, Dion

affirmait que Socrate et Homère partageaient les mêmes inquiétudes péda- gogiques, puisque tous les deux se souciaient des mêmes choses, c’est-à-dire,

1. On peut comparer par exemple. XXXII § 7 et SSR V A fr. 126.

2. Cf. l’édition de E. Amato dans Nesselrath (éd.), 2009, p. 76-87 (avec des annotations de Fornaro, Amato et Nesselrath).

de la vertu et du vice, de la vérité et du mensonge, des opinions des sots et des connaissances des hommes sages ; et conformément à cette vocation com- mune, ils recouraient, tous les deux, aux mêmes procédés littéraires, bien que ce soit l’un en prose et l’autre en vers (§ 9). Socrate est traité par Dion comme un vrai poète qui « faisait parler » (ἐποίει λέγοντας § 12) ses personnages, de manière que l’on pouvait apprendre d’eux la leçon morale adéquate. Ainsi, quand Socrate faisait parler un fanfaron, un flatteur ou un ignorant, c’était du vice correspondant qu’il s’agissait, et pour montrer avec plus de clarté le malheur moral de ceux qui ont un comportement vicieux (§ 13). La troupe de personnages que Dion convoque pour illustrer cette sorte de « poésie socra- tique » sont tous bien connus par les lecteurs de Platon, mais Dion ne paraît pas s’en soucier beaucoup, bien au contraire ; il paraît que, pour lui, ce n’est pas Platon seulement qui peut être dépouillé de ses personnages : c’est toute la littérature socratique qui se trouve attribuée à son protagoniste, en vertu d’une transparence énonciative inversée, selon laquelle celui qui parle est l’au- teur véritable¹. Une valorisation très proche de l’activité socratique considé-

rée en elle-même, comme un art d’écriture morale, apparaît chez Épictète, et on connaît aussi des titres d’œuvres de Favorinus qui sont témoins plausibles d’une lecture philosophique d’Homère.

Nous retrouvons chez Maxime cet art de l’enseignement moral, qui prend Homère comme paradigme littéraire et Socrate comme pendant dans la com- paraison. Dans la première des Dialéxeis dédiées à l’art amoureux de Socrate (XVIII), on trouve une interprétation de l’activité socratique très proche de celle que nous avons lue chez Dion. Notre orateur, comme faisait déjà Dion, parle comme s’il attribuait à Socrate même la responsabilité litté- raire de ses propres histoires érotiques. Mais, dans la Diálexis de Maxime, la comparaison entre Homère et Socrate ne touche pas seulement l’art litté- raire de l’enseignement éthique : elle concerne aussi, et primairement, les modes d’interprétation adéquats aux textes qui suscitent des inquiétudes morales (§ 4).

La situation du discours de Maxime est, en effet, très différente de celle, si relâchée, du petit dialogue socratique de Dion. Maxime paraît faire face à de nouveaux accusateurs de Socrate, scandalisés, à ce qu’il paraît, par ses propos amoureux et les leçons que l’on pourrait tirer d’un sujet double comme celui 1. Brancacci, 2001, p. 172-174, a montré, par rapport à quelques personnages parmi ceux mentionnés par Dion (Lycon, Anytos, Ménon, ou Lysicles), qu’il ne fait pas recours uniquement aux dialogues platoniciens, mais à des logoi sokratikoi perdus d’Antisthène et Eschine, dont la diffusion à l’époque était considérable.

Maxime de Tyr, Socrate et les discours selon la philosophie

de l’amour, où un seul mot signifie deux choses moralement opposées (§ 4). En conséquence, Maxime se propose d’examiner avec l’attention qu’elle mérite la manière tout à fait scandaleuse que Socrate avait de parler de l’amour, conscient des périls qui peuvent en surgir, si cette passion n’est pas bien comprise.

Maxime met en évidence le paradoxe qui résulte du fait que Socrate, qui a banni Homère avec tous les honneurs de sa cité idéale, soit lui-même trouvé coupable d’immoralité flagrante (§ 5). Or plus grave encore, il s’avère que Socrate ne permet pas aisément, comme le fait Homère, la possibilité d’être interprété allégoriquement, en prenant, comme suggère Maxime, ses ironies comme une forme de discours à double sens hiérarchisé (§ 5). En effet, selon Maxime, chez Homère il serait facile de reconnaître ce que le poète voulait vrai- ment dire. Ceux qui écoutent les histoires d’Homère ont la possibilité de laisser de côté la séduction de la mythologie et de collaborer avec le poète à construire la fable véritable qui concerne l’enseignement moral. Le cas de Socrate est dif- férent, puisque l’autorité de ses discours, la vigueur de son imitation (δυνατòν ἐν τῇ μιμήσει) et sa conduite irrégulière dans les affaires amoureuses rendent très difficile le passage à l’enseignement moral qu’il devrait fournir. Ses allégo- ries ou ironies énigmatiques, c’est-à-dire, sa manière d’indiquer que dans ses excès amoureux il y a des leçons d’amour vertueux, sont donc dangereuses.

La défense des discours amoureux de Socrate ne se fait pas par le moyen des raffinements exégétiques, mais avec des procédures rhétoriques. Comme s’il s’agissait d’une nouvelle version de l’apologie originelle face à des accu- sateurs nouveaux, Maxime imite la voix socratique pour argumenter (et la constatation est exacte) que la vie amoureuse de Socrate n’a jamais fait partie des accusations imputées à Socrate par ses anciens ennemis (§ 6).

La seconde stratégie apologétique est explicite : il s’agit de repousser l’ac- cusation en la faisant retomber sur des figures d’autorité incontestable qui ont fait la même chose. À l’appui de Socrate, Maxime convoque toutes les forces de la poésie, non seulement Homère, mais aussi Hésiode avec Sappho et Anacréon. Tous ces poètes sont examinés comme maîtres d’amour et leurs dis- cours comparés avec ceux de Socrate, ce qui entraîne des analogies éclatantes. Dans le cas d’Homère, Maxime a recours à une herméneutique du texte épique qui mérite d’être traitée de manière détaillée. L’orateur distingue dans l’ensemble du texte homérique entre des passages à valeur éthique pleine, dont la leçon morale est toujours en vigueur, et d’autres passages qui doivent être interprétés de manière « historique », parce qu’ils sont ancrés dans

l’époque des poèmes et ne peuvent que paraître primitifs à nos yeux. Ces passages-ci seraient part de l’univers fictionnel des poèmes.

En tout cas, l’interprétation des passages éthiquement pertinents obéit au modèle rhétorique que nous avons déjà trouvé chez Dion : les histoires d’Homère montrent des figures humaines en action, qui offrent des exemples aussi bons que mauvais.

Ainsi, dans la présentation des histoires d’amour, Homère est jugé par Maxime en termes poétiques : il se révèle comme un artiste redoutable par le détail avec lequel il peint les scènes dont on peut tirer des enseignements moraux. La stratégie interprétative de Maxime, héritier de Dion, prend en compte la texture mimétique du poème. La différence avec les interprétations philosophiques les plus communes se fait spécialement nette dans le cas des amours de Zeus et Héra. Pour Maxime, Homère représente ici un exemple d’amour « rampant ». Or la jolie rencontre du couple suprême au sommet du mont Ida est un des passages les plus scandaleux du texte homérique, qui susci- tait des stratégies allégoriques remarquables pour révéler son sens caché. Mais pour Maxime, l’union des dieux a la même condition que d’autres moments du récit homérique. Elle contribue au tableau extraordinairement riche d’en- seignements moraux qu’Homère nous offre dans ses poèmes. Homère donc, comme Socrate, enseigne surtout par le moyen de la présentation mimétique, sans qu’on puisse dire que le sens véritable soit derrière une apparence plus ou moins fabuleuse.

Maxime a traité de la relation entre philosophie et poésie dans deux autres

Dialéxeisavec des solutions diverses, mais concordantes sur son affinité fon- damentale. Dans la Diálexis XXVI, Maxime prend une perspective historique sur la question, de sorte que la parenté qui lie la philosophie avec son ancêtre la poésie a été obscurcie par la décadence morale de l’humanité¹. Homère est

placé à l’origine de la philosophie, définie comme sagesse universelle et source de raisonnements, de vertu, et de modèles de vie harmonieuse (§ 2). La poésie homérique est faite de la beauté de la fiction et d’une ambition philosophique sans égal, alors que Platon est déclaré son fils légitime. En conséquence, les fictions d’Homère et de Platon peuvent êtres mises en parallèle, si bien qu’en résulte l’équivalence entre les leçons morales de leurs personnages respec- tifs². Ulysse et Socrate exhortent au bien et dissuadent du vice tous les deux,

selon une économie poétique semblable (§ 5). 1. Cf. supra note 2 p. 106.

Maxime de Tyr, Socrate et les discours selon la philosophie

En somme, soit comme poète rival d’Homère, soit comme un personnage dans l’œuvre de Platon qui fut à son tour héritier d’Homère, Socrate reste tou- jours au seuil de la philosophie pour inviter tous à s’y joindre, alors que la sagesse des choses divines et humaines et la contemplation de l’univers avec une âme vraiment libre sont le privilège des philosophes accomplis.

Le style de Maxime sur Socrate