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2 Réminiscences, paraphrases et/ou citations

Des réminiscences, voire des paraphrases de textes présocratiques, se trouvent dans la Diálexis XI consacrée à la théologie platonicienne. Dans le pro- logue de cette Diálexis (Dial. XI, 5), Maxime discute la croyance universelle selon laquelle il y a un seul Dieu, père et roi de tout, qui partage son pouvoir royal avec beaucoup d’autres dieux, ses enfants. Selon Maxime, Grecs et barbares, sages et insensés, et même les individus les plus irrationnels connaissent Dieu sans le vouloir et parlent de lui sans le savoir. Il en conclut que nous admettons tous la suprématie et l’unicité de Dieu, « même si, comme Leucippe, tu le prives de la bonté ; même si, comme Démocrite, tu lui ajoutes la même affection que nous ; même si, comme Straton, tu altères sa nature ; même si, comme Épicure, tu lui attribues le plaisir ; même si, comme Diagoras, tu nies son existence ; 1. Anaxagore est aussi utilisé dans une comparaison philosophique, avec Xénophane, dans la Dial. XXXVIII, 3.

Maxime de Tyr, les Présocratiques et le médioplatonisme

même si, comme Protagoras, tu affirmes n’en rien savoir » (κἂν ἀφέλῃς αὐτοῦ τὸ ἀγαθόν, ὡς Λεύκιππος, ·κἂν προσθῇς τὸ ὁμοπαθές, ὡς Δημόκριτος, κἂν ὑπαλλάξῃς τὴν φύσιν, ὡς Στράτων, κἂν δῷς τὴν ἡδονήν, ὡς Ἐπίκουρος, κἂν μὴ εἶναι φῇς, ὡς Διαγόρας, κἂν ἀγνοεῖν τι φῇς, ὡς Πρωταγόρας) (Dial. XI, 5 f). Les Présocratiques auxquels Maxime fait ici référence sont les Abdéritains Leucippe, Démocrite et Protagoras. Ce texte peut être rapproché de la doxo- graphie d’Aetius (I, 25, Cf. II 3 2 Diels) où il est dit que Leucippe explique la constitution du cosmos en fonction de la nature irrationnelle des atomes, en refusant le concept de Providence divine (67 A 22 D-K). En ce qui concerne Protagoras, Eusèbe de Césarée (Praep. Ev. XIV, 3, 7) cite un passage du livre où le sophiste déclare ne pas être en mesure de savoir si les dieux existent ou s’ils n’existent pas (80 B 4 D-K). Mais la référence à Démocrite est sans doute la plus intéressante car le terme utilisé par Maxime, ὁμοπαθές (litté- ralement « ce qui éprouve les mêmes impressions », donc l’« identité d’af- fection » ou l’« affection commune »), n’est pas employé par Démocrite qui, dans un fragment conservé par Sextus Empiricus (Adv. Math. IX, 19), parle juste d’images visibles et audibles à travers lesquelles Dieu prophétise l’avenir aux êtres humains (68 B 166 DK¹). Le terme apparaît en revanche dans la République

(V 464 d) où Platon dit que les gardiens de la cité idéale éprouvent tous de la même manière (ὁμοπαθεῖς) la peine et le plaisir. Ce même terme est d’ailleurs utilisé par Maxime dans la Diálexis IX (1 b 5) où il est question du démon qui, par nature, partage ses passions (ὁμοπαθές) avec les hommes.

Dans notre texte, Maxime veut ramener toutes les conceptions du divin à celle de Platon : selon lui, mêmes les opinions qui paraissent impies, agnos- tiques ou athées témoignent de l’existence de Dieu, et plus précisément d’un Dieu suprême duquel dépendent une multiplicité de dieux mineurs. Ceux-ci sont les démons, et ce qui les caractérise est leur nature intermédiaire (entre le ciel et la terre) et leur fonction médiatrice (entre le divin et l’humain). C’est là l’un des points de doctrine fondamentaux du médioplatonisme, que l’on retrouve chez des philosophes comme Plutarque et Apulée, spécialistes de démonologie et auteurs de traités Sur le démon de Socrate (De genio Socratis et De

deo Socratis). C’est là aussi le point de doctrine le plus critiqué par les auteurs chrétiens : selon Augustin (De Civ. Dei VIII-IX) notamment, entre Dieu et les hommes il existe des démons, mais ceux-ci sont méchants, précisément parce qu’ils partagent avec le genre humain la « passibilité » : ils éprouvent les mêmes passions que les hommes. Maxime attribue donc à Démocrite une idée

1. Voir aussi Cicéron, De natura deorum I, 12, 29.

du divin qui ressemble à la conception des démons propre aux Platoniciens postérieurs.

Un texte sur la théologie présocratique tout aussi intéressant se trouve dans la Diálexis IV où Maxime expose sa thèse célèbre selon laquelle poésie et phi- losophie ne sont que les deux noms différents qu’on utilise pour indiquer la même chose (Dial. IV, 1). Selon Maxime, aussi bien les poètes comme Homère que les philosophes comme Platon se sont exprimés par énigmes ; c’est pour- quoi ils doivent tous être interprétés de manière allégorique. Il ne faut pas croire — dit-il — qu’Homère ait vraiment rencontré des dieux qui se lancent des flèches, qui conversent ou qui boivent ; il ne faut pas croire non plus que Platon ait vu de ses propres yeux Zeus sur un char ailé suivi par l’armée des dieux¹, les noces d’Aphrodite et la naissance d’Éros², les fleuves des Enfers³,

les Parques et le fuseau⁴. Puis il continue comme suit (Dial. IV, 4 g-h) : « Mais

considère aussi le poème de l’homme de Syros : Zeus, Chthoniè et Éros entre eux, la naissance d’Ophioneus, le combat des dieux, l’arbre et la robe ; consi- dère aussi Héraclite : “dieux mortels, dieux immortels” » (ἀλλὰ καὶ τοῦ Συρίου τὴν | ποίησιν σκόπει, τὸν Ζῆνα, καὶ τὴν Χθονίην, καὶ τὸν ἐν τούτοις Ἔρωτα, καὶ τὴν Ὀφιονέως γένεσιν, καὶ τὴν θεῶν μάχην, καὶ τὸ δένδρον, καὶ τὸν πέπλον σκόπει καὶ τὸν Ἡράκλειτον, θεοὶ θνητοί, θεοὶ ἀθάνατοι).

Dans ce passage, Maxime affirme que, tout comme Homère et Platon, Phé- récyde a parlé des dieux sous une forme figurée et allusive. Son témoignage indirect (7 A 11 DK) suggère que, dans l’écrit de Phérécyde, Zas et Chthoniè forment un couple uni par le lien de l’Amour, qu’Ophioneus est un person- nage engendré, que divers dieux se combattent les uns les autres, enfin, qu’il est aussi question d’un arbre et d’une robe. Rien ne prouve que la liste d’élé- ments esquissée par Maxime respecte l’ordre chronologique des événements tels qu’ils se déroulaient dans l’écrit de Phérécyde. Cependant, si tel était le cas, l’amour entre Zas et Chthoniè, les divinités principielles⁵, serait la cause

antérieure, le présupposé de leur mariage qui aurait lieu dans la suite du livre ; l’arbre et la robe entreraient alors en scène vers la fin de l’histoire. Or, dans un fragment conservé dans le papyrus Grenfell-Hunt (Ser. II, n. 11, p. 23 = 7 B 2 DK), la robe est le cadeau de noces que Zas offre à Chthoniè, son épouse, le jour du mariage. Maxime, quant à lui, juxtapose la « robe » (πέπλος) qui correspond

1. Platon, Phèdre 246 e sqq. 2. Platon, Banquet 203 b sqq. 3. Platon, Phèdre 111 d-e, 112 e sqq. 4. Platon, République 617 a sqq. 5. Voir Diogène Laërce, I, 119.

Maxime de Tyr, les Présocratiques et le médioplatonisme

probablement au « voile¹», à l’« arbre » (δένδρον) qui fait vraisemblablement

référence au « chêne » : ce sont là les deux éléments mentionnés par le gnos- tique Isidore (ap. Clément d’Alexandrie, Strom. VI, 53, 5, 1-4) ; chez lui, le « voile brodé » est posé sur un « chêne ailé ».

Le témoignage de Maxime, comparé aux autres sources de Phérécyde, nous permet de donner une explication possible de la relation qui existe entre le voile et le chêne. Le « chêne ailé » pourrait être une représentation du corps de l’univers, avec un soubassement souterrain qui en serait le tronc et des racines qui en constitueraient les branches ; le « voile brodé » représenterait quant à lui la surface visible du monde, où les portions de terre et les cours d’eau sont reproduits avec diverses couleurs. Le chêne s’envelopperait dans le voile comme une femme enfile une robe la couvrant de la tête aux pieds : la nudité du monde chthonien serait ainsi habillée par la divinité Terre². Quoi

qu’il en soit, le chêne couvert par le voile est une image emblématique de la cosmogonie et de l’éthologie de Phérécyde, à la fois récit mythique et réflexion philosophique, que Maxime évoque comme exemple d’allégorie sur les dieux.