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Sociologie de la lecture

C. Vers un refus des instances traditionnelles ?

2. Sociologie de la lecture

La sociologie de la lecture, en tant que domaine de recherche, pointe le doigt sur le déterminisme culturel et social. Comme nous l’avons vu, Bourdieu et Lahire défendirent en premier les théories des «  héritiers  », personnes héritant d’un fort capital culturel et donc plus aptes à consommer de la culture, mais aussi la théorie de l’héritier «  omnivore  »  et «  éclectique  », qui indique que ces mêmes personnes 48

peuvent consommer beaucoup d’objets culturels différents et variés  . Ils sont plus 49

aptes à s’adapter et à intégrer l’information d’où qu’elle vienne. Ainsi un étudiant en philosophie pourra lire des livres de la «  Pléiade  » aussi naturellement que des mangas japonais.

Le sociologue Hervé Glevarec approfondit ces thèses dans son article « Formes de prescriptions culturelles  : déterminisme socioéconomique, légitimité culturelle

versus fréquentation.  »  . Selon lui, la prescription culturelle est vecteur de 50

«  détermination socioéconomique  », au sens ou elle crée des gouffres entre les classes socio-professionnelles et conforte les individus dans leurs classes. Il parle également du phénomène de « légitimité culturelle », déjà défendu par ses pairs, qui démontre qu’un individu apte à consommer un certain article culturel va en être légitime car il en détient les codes, contrairement à un autre qui sera plus contraint à improviser ou déduire. Par exemple une jeune fille dont les parents sont enseignants va percevoir l’ironie apportée par Marguerite Duras dans L’Œuvre au noir, quant un ouvrier aura beaucoup plus de mal à lire le roman et n’y verra qu’un roman de chevalerie (celui-ci n’appréciera alors qu’une partie du roman).

Par la suite il replace la prescription culturelle dans un marché économique de l’offre et de la demande et intègre alors la notion de «  déterminisme industriel  ». Comme la prescription doit répondre à la demande favorablement en ayant les LAHIRE, Bernard. La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris, La découverte,

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2004, 780 p.

BOURDIEU, Pierre & PASSERON, Jean-Claude. Les Héritiers. Les étudiants et la culture. Op cit.

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CHAPELAIN, Brigitte (dir.). Prescription culturelle : avatars et médiamorphoses. Ibid.

attraits de l’offre, elle «  soutient une explication de l’offre à partir de la demande ». L’industrie culturelle dans ce cas de figure confirme le consommateur dans ces choix, dans sa « légitimité » et renforce le déterminisme socioéconomique. Selon Glevarec, la prescription culturelle telle qu’elle est aujourd’hui reconstruit et confirme des « profils culturels classiques ». La prescription effectuait un travail de « cadrage » et donc de limitation selon les droits légitimes du consommateur, tout en réduisant ainsi l’effet de sérendipité.

Cependant l’arrivée d’internet a bousculé ces schémas et ces réflexes prescripteurs, et en ce sens, la prescription amatrice se positionne face à la prescription professionnelle légitime. En effet, internet dans une démarche gratuite et anonyme met à mal la thèse de la légitimité. Sur internet, chacun pourra se renseigner sur le manga ou encore la bande dessinée sans en avoir les codes et dans une logique d’apprentissage. Car l’environnement numérique a développé une très forte tendance à la vulgarisation et la divulgation du savoir (comme nous l’indiquait Le

Monde dans sa vidéo anniversaire à YouTube, les tutos cours et autres vulgarisations

ont rapidement proliféré)  . Par exemple, il est aujourd’hui possible de trouver sur 51

internet des cours de littérature classique, gratuitement ou non, et ensuite de suivre un prescription amatrice dans le même élan sans avoir de comptes à rendre ou un sentiment d’illégitimité. Du moins celui-ci sera moins exacerbé que lors de l’achat d’un journal spécialisé en kiosque, simplement du fait qu’il s’agit ici d’un acte prive quand l’achat d’un journal est un acte publique.

Si les dissonances culturelles sont bien sûr constantes et survivent à la divulgation du savoir sur internet, la logique prescripitve du net met à mal ce déterminisme et s’y oppose.

Comme nous avons pu le voir, internet a changé les acteurs de la prescription littéraire. De nouveaux intervenants sont apparus et ont développé une nouvelle conception du rôle d’informateur. En ayant une attitude étrangère et à la fois complémentaire à la prescription traditionnelle, ils ont agrémenté le cyber espace littéraire. Sans déposséder la prescription professionnelle des ses droits et tenants, ils ont eux-même acquis un statut personnel et aujourd’hui reconnu. Sans prendre la parole ou s’ériger contre les instances traditionnelles, leur travail parle de lui-même et encourage une autre conception de la recommandation. Leur légitimité, avant toute reconnaissance officielle ou institutionnelle, découle de leurs communautés et de leurs internautes, qui sont chaque jours plus nombreux et satisfaits.

LE MONDE – M PIXELS. La petite histoire de YouTube en 10 vidéos clés [En ligne], 14/02/2015, Op cit.

Néanmoins les prescriptions amatrice et professionnelle peuvent-elles travailler main dans la main  ? S’agit-il de schémas complémentaires ou d’univers distincts et fondamentalement différents  ? L’un vise-t-il à évincer l’autre  ? Ou encore les prescripteurs institutionnels vont-ils, eux aussi, prendre possession de l’environnement numérique et de tous ses outils  ? Toutes ces questions encore en débat nous ramènent au schéma ancestral de l’évolution, une évolution anéantit-elle nécessairement celle qui la précède  ? Si aujourd’hui le livre numérique et le livre papier vivent paisiblement leurs destins côte à côte nous allons voir s’il en est de même pour la prescription littéraire.