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Les années Bernard Pivot, le début d’une école

B. Des outils révolus, toujours vecteurs de ventes

2. Les années Bernard Pivot, le début d’une école

Dans la conférence Decitre, « La fabrique des booktubeuses », l’une des invitées fait remarquer que l’un de ses professeur l’avait appelé une « Bernard Pivotte 2.0 », et qu’elle en avait été flattée et amusée  . Cette remarque montre combien le 93

présentateur réputé de d’Apostrophes et Bouillon de culture est encore un personnage culte et de référence.

a) Une émission populaire

Dans son entretien accordé à Léa Salamé pour Stupéfiant !, l’émission rappelle sa carrière flamboyante  . Élu meilleur chroniqueur littéraire du Figaro en  1966, il se 94

lance à la télévision en 1973 avec Ouvrez les guillemets, pour ensuite continuer avec la célébrissime Apostrophes, qui interviewa les auteurs les plus connus durant quinze ans. La voix off de Stupéfiant ! parle de « 15 ans de stars de la littérature », ce qui n’est pas sans nous rappeler l’effet spectacle étudié peu avant.

La journaliste fait notamment remarquer à son invité que l’émission a eu le don, pendant plus d’une décennie, de réunir un public populaire et très littéraire à la fois, grâce à son présentateur qui a su regrouper les castes sociales et parler à tous. Pivot réplique que lui-même n’est pas un renommé universitaire, ni un haut fonctionnaire, ce qui lui aura valu certaines critiques, mais qu’il était important pour lui, à la télévision de s’adresser au plus grand nombre.

La journaliste renchérit en caractérisant Apostrophes d’une « discussion », l’idée d’un échange simple et passionné entre deux acteurs de la littérature. Cette volonté simple et accessible nous rappelle également les blogueurs, booktubeurs et acteurs du web en tout genre qui défendent le même propos. Selon Pivot Apostrophe fut « consensuel », ce qui justifie son succès et sa longévité. Il indique en particulier que l’émission n’était en aucun point universitaire, ce qui peut justifier sa place sur le petit écran.

DECITRE. La fabrique des booktubeuses [En ligne], 30/06/2018. Op cit.

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SALAMÉ, Léa. L’ Interview : Bernard Pivot - Stupéfiant ! [En ligne], 18/04/2017, Stupéfiant !. Disponible sur :

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b) Une fausse légèreté

Comme le démontre méticuleusement la linguiste Gisèle Gschwind-Holtzer dans son article, «  "Je vais vous présenter mes invités…" ou Apostrophes et l’acte de présentation », l’émission culte de Pivot met en place tout un processus linguistique et corporel de mise en scène très bien rodé et pourtant inaperçu des téléspectateurs  . 95

En effet, la disposition des invités, les plans de caméras, le travail de voix de l’animateur, rien n’est laissé au hasard. Après avoir analysé les manières de Pivot et la scénographie de l’émission Gschwind-Holtzer conclut :

«  Présenter n’est pas banalement faire-savoir. L’énonciation de BP ne relève pas d’une conception de la communication fondée sur un certain désengagement du locuteur énonçant dans la neutralité de l’espace de la parole. La communication, en particulier la communication médiatique, gravite autour d’enjeux, participe à un processus d’influence où se développent des stratégies de persuasion : ici faire-croire à la qualité des sujets présentés afin d’amener le public-destinataire à porter un jugement de crédibilité quant à la valeur des discours qui vont être émis. »

Elle démontre ici que derrière une fausse naïveté, une volonté de « discussion consensuelle », Apostrophes use de toutes les stratégies pour légitimer son discours et donc avoir une action prescriptive efficace.

La télévision arrivant bien après la prescription journalière ou radiophonique, celle-ci avait d’autant plus besoin d’affirmer sa position littéraire. Notamment lorsque de nombreux auteurs ou acteurs de lettres n’y voyaient aucune crédibilité intellectuelle ou aucun lien médiatique avec le sujet débattu (Perec, Beckett, Michon, etc.).

La linguiste développe par la suite en ajoutant que l’émission de Bernard Pivot deviendra une instance de «  pouvoir culturel  » et que la «  vedettisation  » du programme prendra sa revanche sur le petit monde intellectuel qui lui faisait encore défaut. Or cette «  vedettisation  » tient, en outre, à sa légèreté et son ambiance amicale, joyeuse et accessible, si chère à Pivot et son équipe, et si durement travaillée. Le plateau entouré de faux livres dans un esprit comme à la maison, les fauteuils en cuir accueillant, les questions rhétoriques de Pivot (ce que la linguiste appelle le «  faire savoir  » ou le «  discours informatif  ») qui renforcent les auteurs dans leurs discours et qui font offices de présentation… Apostrophe fut le travail de l’esprit

Apostrophe. L’émission devient une école, une référence, un bon moment à partager

PEYTARD, Jean (coord.). La médiacritique littéraire : radiophonie, télévision. Paris : les Belles lettres. Op cit. 95

en famille aux heures de grandes écoutes ! Dans l’émission les invités et les auteurs se font face, ils sont dans une position d’égal à égal et Pivot mêne la danse, tout en jouant de quelques remous de temps à autre.

Enfin, la chercheuse clôture son article par un entretien avec le « maître » Pivot lui-même, dans lequel celui-ci explicite clairement la puissance promotionnelle de l’émission à sa fin « Tout simplement parce que l’émission Apostrophes est devenue une machine à faire vendre des livres et que les éditeurs bêtement disent à leurs auteurs : "surtout, si tu veux faire vendre ton livre, sois sympathique, n’attaque pas ton adversaire". Et je la vois très bien cette évolution qui se manifeste depuis deux ans »  . 96

Pivot parle ici de l’évolution sympathique que prend l’émission dans les années 1980, lors de son apogée, et devient moins polémique moins conflictuelle entre les auteurs. Ce qui est intéressant dans cette réponse, c’est la démarche des éditeurs eux-même qui envoient leurs auteurs sur le plateau dans le but de faire vendre les titres. Cette

PEYTARD, Jean (coord.). La médiacritique littéraire : radiophonie, télévision. Paris : les Belles lettres. Op cit.

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TÉLÉSTAR. Émission culte : retour sur Apostrophes, l’émission littéraire qui a marqué la télé [Photos] [En ligne], 14/09/2016. Disponible sur : https://www.telestar.fr/actu-tv/emission-culte- retour-sur-apostrophes-l-emission-litteraire-qui-a-marque-la-tele-photos-234478 (15/08/2019)

indication nous montre combien Apostrophes, et d’autres émissions littéraires de l’époque, en partant d’une position plutôt contestée, sont devenues des « machines » de ventes !

Si des émissions littéraires ont passé et péris dans les années  1990-2000, les survivantes d’aujourd’hui répondent toujours à cette indication. La Grande librairie notamment bat des records en terme de prescription. Cependant, le spectacle littéraire qu’intègre la télévision ne va pas disparaitre avec l’amoindrissement des émissions, il se retrouve aujourd’hui ailleurs, sur d’autres supports, tout aussi inattendus à l’origine.