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La sociologie du cinéma : le cinéma et les représentations filmiques comme témoins

Chapitre 2 : Regards multidisciplinaires sur la pertinence de l’analyse des

2.1 La sociologie du cinéma : le cinéma et les représentations filmiques comme témoins

Il est d’abord question d’exposer de manière critique les postures théoriques empruntées à la sociologie du cinéma, en élaboration depuis la moitié du siècle passé, qui légitiment la pertinence de notre choix du fait social que sont les représentations filmiques comme objet d’étude.

Dans le cadre du présent projet, le média filmique est considéré tel un élément inhérent à la culture d’une société (Ferro, 1975; Sorlin, 1995[1977]), le produit d’un milieu social et d’une

époque donnés, lesquels il tente de cristalliser de manières particulières. Nous préconisons donc une vision des œuvres cinématographiques non seulement comme des créations artistiques, mais également comme des produits culturels et commerciaux soumis aux intérêts et aux contraintes d’une véritable industrie (Lever, 1992, p.51). À tout le moins, nous nous détachons d’une épistémologie qui a longtemps orienté la recherche cinématographique, laquelle a maintenu l’idée selon laquelle un film représente seulement « l’expression d’un esprit unique et permanent » (Esquenazi, 2000, p.15). Plus spécifiquement, nous adhérons à la vision que Sorlin développe dans La sociologie du cinéma (1995[1977]), ouvrage historique qu’il adresse principalement aux historiens et dans lequel il s’efforce, non sans hésitation, de présenter ce qu’il entend comme une ébauche de méthode appropriée à l’étude sociohistorique de l’audiovisuel. Concrètement, nous nous accordons ainsi avec lui sur le fait que « […] le film, loin de décrire la réalité brute, propose une interprétation : le film ne découvre pas le réel, mais diverses transpositions du réel » (Sorlin, 1995[1977], p.259). Le visionnement d’une œuvre cinématographique nous fournit toujours des indications sur l’ici et le maintenant du contexte de production, affirmation que Goliot-Lété et Vanoye (2005) identifient d’ailleurs comme l’hypothèse directrice de l’interprétation sociohistorique du film. Le matériau filmique peut donc faire office d’objet d’étude dans la mesure où est déployé en son sein un ensemble de représentations sociales10, qui renvoie directement ou indirectement à la société réelle à l’intérieur de laquelle sa production s’inscrit. Conséquemment, notre position s’oppose à celle revendiquée par Kracauer dans De Caligari à Hitler (1947), première tentative sociohistorique de mise en lien d’une production cinématographique avec la société dans laquelle elle s’insère, et par les adeptes de la théorie du reflet qui lui ont succédé, théorie que Sorlin appelle « modèles d’analyse mimétiques » (Sorlin, 1995[1977], p.257). Bien qu’ayant fait office de précurseur à l’époque, en mettant en lumière la possibilité et la pertinence de l’analyse

10 Les représentations sociales sont définies quasi-unanimement par la communauté scientifique comme une « forme de

connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1997[1989], p.53). En qualité de processus sociaux, les représentations sociales

rendent compte de l’expérience pratique des acteurs sociaux et sont liées à leur place sociale et à leur rapport au réel, tout en permettant de faire état du travail effectué par la société sur les significations, soit un travail du langage sur le langage. Elles n’évoquent pas uniquement des contenus, mais consistent en une organisation sociale de ces contenus (points de vue). D’emblée, cette forme de connaissance quotidienne, parfois qualifiée de « naturelle » ou de « naïve », se distingue de la connaissance scientifique, par sa fonction active d’inscription concrète dans le monde (Jodelet, 1997[1989], p.53). Ces deux formes de connaissance peuvent néanmoins interagir, et se solder par des significations différentes en fonction de leur contexte d’énonciation et de réception au sein de relations sociales de communication. Par ailleurs, les représentations sociales, comme modèles concrets de connaissance, ne demeurent pas moins une forme de connaissance à part entière, alors qu’elles impliquent des processus cognitifs de sélection, de connotation et de schématisation.

filmique pour la production de savoirs notamment historiques et sociologiques, la thèse de Kracauer a été depuis critiquée à maintes reprises et semble toujours irrecevable à ce jour. Nous estimons en effet que les œuvres cinématographiques ne peuvent être assimilées par analogie à un miroir, une copie élémentaire ou une reproduction de l’univers sociétal sensible dans lequel elles sont développées. Quelque soit le projet dont elles sont investies (décrire, distraire, critiquer, dénoncer, militer), ces productions filmiques se trouvent à mettre en scène la société et non pas à la montrer à proprement parler. Les images en mouvement du monde qu’elles captent aussi fidèlement que le permet la technique représentent une médiation entre le producteur, le spectateur et le monde (Friedmann, 2006). Les cinéastes, à partir d’expériences et de savoirs socialement constitués et partagés, localisés dans le temps et l’espace, fabriquent des « mondes fictionnels », lesquels s’avèrent « des ensembles d’états des choses possibles non actualisés » selon le théoricien littéraire tchèque Doležel (1998, p.16). En d’autres termes, le cinéaste et l’équipe de production, à partir de mondes possibles réels, opèrent des choix, découpent dans le réel et dans l’imaginaire certains éléments (plutôt que d’autres) qu’ils organisent de certaines manières, fabriquant de ce fait une reconstitution collective d’un monde possible dont les liens au monde réel demeurent plus complexes et dépassent la possibilité exclusive du reflet. En effet, tel que le souligne entre autres Diken (2008: p.4-5):

“What films offer is not just a reflection on society; they are part and parcel of the society they portray. Cinema does not, however, only mirror/distort an external reality but also opens up the social world to a vast domain of possibilities. Cinema is often an experiment with changing social forms”.

De plus, comme l’affirme l’historien Marc Ferro dans Analyse de film, analyse de sociétés ; une nouvelle source pour l’histoire (1975), l’image en mouvement peut détenir un statut de révélateur et d’indicateur des lapsus d’un créateur, d’une idéologie, d’une société, qui peuvent se produire à la fois à tous les niveaux du film et dans la relation de ce dernier avec la société. En effet, bien que la prise de vue privilégiée par les cinéastes et réalisateurs qui contrôlent ce qu’enregistre une caméra soit similaire au texte ou au discours par sa nature fondamentalement orientée et jamais entièrement neutre, il n’en demeure pas moins que le produit filmé peut témoigner d’une part de « non voulu, de non perçu, de non prévu » (Ferro, 1975, p.27). En raison de leur caractéristique première, soit l’enregistrement mécanique du

réel, les récits filmiques constituent une source privilégiée qui permet d’explorer et d’informer ce qui va au-delà des intentions des auteurs, alors qu’ils enregistrent également ce qui va de soi pour eux et n’arrêtent pas leur regard (Darré, 2006, p.132). Cette hypothèse doit tout de même être révisée à l’heure actuelle alors que les avancées technologiques permettent bien plus que l’enregistrement exclusif du réel.

Par ailleurs, suivant les propos de Ferro (1975), nous croyons que tous les documents filmiques partagent un potentiel en tant qu’objets documentaires pour l’analyse sociale et culturelle. Clairement explicitée, l’hypothèse de cet historien se résume au constat que « […] le film, image ou non de la réalité, document ou fiction, intrigue ou pure invention, est Histoire » (Ferro, 1975, p.9). Elle se fonde sur le postulat « que ce qui n’a pas eu lieu, les croyances, les intentions, l’imaginaire de l’homme, c’est autant l’histoire que l’Histoire » (Ferro, ibid.). C’est d’ailleurs partiellement ce qu’entendent Georges Friedmann et Edgar Morin :

« Tout film, même s’il est un film d’art, ou d’évasion, même s’il traite du rêve ou de la magie, doit être traité comme une chose (dont les caractéristiques) sont capables de nous éclairer sur les zones d’ombre de nos sociétés, zones qui constituent ce qu’en d’autres mots on appelle les représentations, l’imaginaire, l’onirisme ou l’affectivité collective » (Dans Ethis, 2005, p.54).

D’autres auteurs, bien qu’également convaincus du fait que tous les documents filmiques peuvent se voir constitués en objets d’analyse sociohistorique, jugent nécessaire de nuancer cette position. Par exemple, Goldmann (1976) considère qu’une distinction doit être opérée entre films commerciaux et œuvres d’art, et que des niveaux d’analyse différenciés doivent respectivement leur être appliqués. Nous entretenons néanmoins de sérieux doutes quant à la validité empirique et la pertinence de cette séparation théorique et analytique entre films commerciaux et films dits d’auteurs. Goldmann (1976) semble notamment dévaluer le contenu du premier type cinématographique et idéaliser le caractère réflexif du second, supposé foncièrement avant-gardiste et précurseur de certains problèmes dont les groupes eux-mêmes sont partiellement, voire totalement, inconscients. Qui plus est, nous nous questionnons sur la nature des critères qui justifient le classement d’un film dans l’une ou l’autre de ces catégories,

et sur le traitement opéré aux créations qui se situent entre ces deux extrêmes, lesquelles représentent d’ailleurs selon Goldmann (1976) la majorité des situations rencontrées.

Finalement, d’autres estiment que le succès d’un film est le critère de sélection le plus important à mettre en œuvre pour constituer un corpus d’analyse, dans le but d’accéder à des films plus révélateurs en termes sociohistoriques. Prenons l’exemple d’Alain Malassinet qui émet l’hypothèse selon laquelle « le succès d’un film est révélateur. Il nous fournit un indice sur l’état d’une société dans son ensemble, et il offre au sociologue comme un miroir, plus ou moins fidèle, de cette société » (Malassinet, 1979, p.45). Cette vision comporte certaines faiblesses. D’une part, comme nous l’avons illustré précédemment, les lacunes intrinsèques à la théorie du reflet minent sa validité explicative. D’autre part, il n’existe pas un lien de parfaite harmonie entre les œuvres et leurs publics, c’est-à-dire que ces derniers ne visionnent pas exclusivement les produits filmiques qui conviennent à leurs aspirations. En effet, les statistiques de fréquentation d’un film et le succès qu’il lui est associé au box-office ne prouvent pas que ce dernier comble les attentes des spectateurs. Les spectateurs, au final, ne peuvent que vaguement présager une adéquation entre leurs propres attentes et les orientations du film avant de l’avoir concrètement visionné (Sorlin, 1995[1977]). Qui plus est, cette variable qu’est l’importance du succès d’un film est difficilement quantifiable alors qu’elle ne se réduit pas au nombre de billets vendus dans les salles de cinéma. Comme l’affirme Darré (2006, p.135) : « […] le cinéma est aujourd’hui principalement consommé hors des salles obscures : depuis les années 2000, les films du marché états-unien rapportent plus sur DVD qu’en salle ».

2.2 Les cultural studies : les représentations filmiques comme cultures publiques