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Chapitre 3 : Démarche méthodologique

3.3 Méthodes d’observation et d’analyse

3.3.2. La question de l’interprétation

Bien que la seconde étape soit généralement celle associée à l’interprétation à proprement parler, la description en relève tout autant, tel que l’étayent Jacques Aumont et Michel Marie (1988), de même que Goliot-Lété et Vanoye (2005). D’ailleurs, cette question de l’assignation du sens, c’est-à-dire de l’interprétation, au cœur des sciences sociales, gagnerait ici à être problématisée dans le contexte d’une analyse de contenu qui vise l’étude de la vie sociale à partir de documents audiovisuels qui résultent de l’activité sociosymbolique humaine (Rastier, 2001). D’abord, soulignons que Goliot-Lété et Vanoye (2005) ont pour leur part retracé dans l’histoire de la critique trois positions extrêmes concernant l’origine du sens d’une œuvre filmique, qu’ils décrivent schématiquement comme suit. Les adeptes de la première position pensent que le sens provient d’emblée de l’auteur, de son projet et de ses intentions. Dans cette

optique, analyser un texte revient à reconstituer ce que ce dernier souhaitait. Or, à l’instar d’Aumont et Marie (1988), nous nous opposons à une mobilisation exclusive de cette conception dans la mesure où « les intentions de l’auteur ne sont pas toujours conscientes et pas toujours bien rendues par le film » (Trépanier-Jobin, 2009, p.16). À vrai dire, pour éviter l’aporie de l’opposition entre sens intentionnel et sens caché (Molino, 1985), notons simplement que ces intentions ne traduisent pas un sens directement accessible et peuvent mener à des interprétations non nécessairement appréhendées par ceux qui en constituent les producteurs. Ensuite, pour les adeptes de la seconde position, le sens est pensé comme inhérent au « texte filmique », lequel présente une cohérence interne, d’ailleurs non forcément identique aux desseins explicites de son auteur. Cette posture, généralement partagée par les chercheurs qui préconisent un examen exclusivement sémiologique du média filmique, commande de dégager cette cohérence sans recourir à aucun a priori en provenance d’une source extérieure au document filmique (Goliot-Lété et Vanoye, 2005). Cependant, comme le remarque le sociologue Jean-Pierre Esquenazi (2000, p.22), « [bien entendu,] il est impossible d’étudier un film sans de très grandes connaissances collatérales ». De la sorte, il importe de se prémunir contre cette naturalisation des savoirs dans nos travaux, et d’éviter de nier la situation du sens, toujours à la jonction de savoirs sociaux plus ou moins partagés et de procédures langagières plus ou moins reconnues au sein d’univers sémantiques localisés dans le temps et l’espace (Esquenazi, 2000). L’affirmation suivante de Janet Staiger, historienne et théoricienne de la télévision et des films américains, s’inscrit également dans cette logique et résume la posture d’autres chercheurs (ex : Passeron, 1991), tout en introduisant la troisième position recensée par Goliot-Lété et Vanoye (2005) :

« Les produits culturels n’ont pas de significations immanentes, leurs variations d’interprétation sont des fondements historiques et ces différences et changements ne sont pas idiosyncrasiques, mais dus à des conditions sociales, politiques, économiques, se reflétant dans les divers éléments de construction d’identité, de genre, de préférence sexuelle, de race, d’ethnicité, de classe. » (Staiger, 1992, p.135).

En dernier lieu, les défenseurs de la troisième position entrevoient donc le sens comme appartenant d’emblée au spectateur. Conséquemment, l’analyste discerne dans le produit filmique des significations qui s’apparentent à ses propres systèmes de compréhension, de valeurs et d’affects socialement engendrés et situés.

Une fois énumérées ces trois positions qu’ont définies Goliot-Lété et Vanoye (2005), soulignons toutefois que le sens combine en fait des origines mixtes. En effet, il n’est pas univoque, mais plutôt multiple et hétérogène (Molino, 1985). Nous adoptons par rapport à la question de l’interprétation une posture qui s’inspire considérablement de celle exposée par Jean Molino dans « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique (suite)* » (1985). Bien qu’il traite plus spécifiquement des documents écrits, son point de vue peut vraisemblablement être transposé aux documents cinématographiques. D’abord, en qualité d’objet symbolique, le discours audiovisuel se pose comme un objet multiple et éclaté, composé de trois dimensions qui entretiennent entre elles des relations complexes, à savoir le niveau neutre des configurations textuelles, le niveau poétique des stratégies de production et le niveau esthétique des stratégies de réception. En termes plus simples, le sens des représentations filmiques émerge à la fois du texte, en tant qu’objet matériel; de son ou de ses producteurs (ici principalement le cinéaste, mais aussi son équipe de production, dans une certaine mesure); et finalement de son récepteur-interprète, ici l’analyste. N’étant pas un objet à proprement parler, le sens constitue un renvoi indéfini de signe à signe, dont le réseau de renvois définit ce qui est communément désigné sous l’appellation de signification. La signification n’est perceptible que sous la forme de traces, dont il importe de décrire la mise en série dans le contenu cinématographique en fonction de nos orientations théoriques. Selon le sociologue Pierre Sorlin, dont nous corroborons les propos, l’intérêt du film est d’ailleurs « non pas d’avoir un « sens » mais de constituer un support pour de multiples lignes de sens » (Sorlin, 1995[1977], p.57).

Dans la mesure où le sens assigné au contenu cinématographique dépend de la cohérence interne de ce contenu, de son amont (son contexte de production), mais aussi en grande partie de son aval (les circonstances de réception, soit un regard spectatoriel déterminé), notre objet de recherche qu’est le document filmique fait aussi office d’« événement filmique », comme l’évoque Jane Staiger (1992). La plupart des références consultées reconnaissent la triple organisation constitutive du sens. À titre d’exemple, citons Bulent Diken (2008):

«Cinema establishes the spectator as the active center and producer of meaning. Thus, the filmic images, their fictional reality, are experienced from a fixed point in an

imaginary space (Lapsey et Westlake, 2006: 79, 83). At the same time, however, the freedom of the spectator is completely conditioned by the cinematic setting».

Devant l’aspect polysémique de l’image en mouvement, force est d’admettre que « toute compréhension reste donc relative et imparfaite » (Molino, p.287). Nous reviendrons d’ailleurs sur ce point en conclusion, alors que sera discuté de manière auto réflexive notre position de chercheuse face à notre objet de recherche, à la lumière des préceptes de théories critiques (notamment féministes, postcoloniales, postructuralistes et postmodernes) qui en jugent absolument nécessaire l’explicitation, en raison des impacts épistémologiques, méthodologiques et éthiques indéniables qu’elle détient. Bien que jamais objective au sens positiviste du terme, notre interprétation d’analyste respecte les critères permettant d’affirmer sa validité scientifique. D’abord, elle est orientée par un cadre théorique dont les principaux concepts sont définis et détiennent un seul sens, univoque, dont la répétition a institué le sens. De plus, certains concepts opérationnalisés (induits, déduits, ou les deux à la fois) ont été mis en relation dans une problématique et des sous-questions de recherche. Les relations qu’ils entretiennent hypothétiquement seront systématiquement confrontées à l’empirie, soit à un corpus de données filmiques qu’en tant qu’analystes nous cherchons à décrire, à expliquer, à comprendre, à comparer, et à critiquer. Ce corpus résulte d’ailleurs d’un échantillonnage théorique (films-cas appropriés pour développer la problématique élaborée), et il détient une cohérence interne. L’ensemble des opérations mentales de connaissance effectuées par l’analyste est accessible à la consultation par ses pairs ou tout autre public. La reproduction de ces opérations mentales mènerait aussi à des résultats sensiblement similaires. Finalement, les hypothèses interprétatives émises sont falsifiables, c’est-à-dire qu’elles peuvent être contredites, et la connaissance dont elles permettent la coconstruction se situe par rapport à d’autres travaux avec lesquels elle opère un cumul. Finalement, le savoir créé dans le cadre de cette recherche est généralisable dans une certaine mesure. À tout le moins, les concepts qui y sont mobilisés peuvent l’être dans le cadre d’autres recherches, par exemple.