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Le groupe lesbien non-mixte et les normativités lesbiennes

Chapitre 4 : Analyse du régime de représentations cinématographiques des

4.1 Le coming-out des lesbiennes, “gay” et queers indiennes de la diaspora indienne en

4.2.1 Le groupe lesbien non-mixte et les normativités lesbiennes

D’entrée de jeu, Chutney Popcorn est de loin le seul des trois films à mettre en scène une communauté sociale, culturelle et politique complexe fondée sur des pratiques sexuelles et identités non normatives, exclusivement lesbiennes de surcroit. L’omniprésent cercle amical de Reena, uniquement composé de lesbiennes américaines blanches, peut être entrevu comme le microcosme d’une telle affiliation, dans toute la diversité qui lui est inhérente.

Parmi les normativités lesbiennes mises en récit, mentionnons la tendance à arborer un style similaire qu’ont les deux jeunes clientes lesbiennes (en début de relation) dont Reena tatoue les mains au salon d’esthétique: toutes deux portent bouclés et détachés leurs cheveux, sont vêtues d’un t-shirt blanc avec un col en « v » avec des jeans et se font dessiner le même motif au henné.

Le récit culturel qu’est Chutney Popcorn déploie aussi le stéréotype selon lequel les lesbiennes en couple aménagent rapidement ensemble par l’entremise de l’amie bisexuelle de Becca alors que le groupe sillonne ensemble le quartier indien :

Amie bisexuelle de Becca: I thought you lesbians liked to cohabitate. Lisa: Ah, excuse me, what do you mean “YOU” lesbians.

Amie bisexuelle de Becca: I’m bisexual.

Lisa, Reena et Janis se retournent (Elles tournent le dos à la caméra.)

Amie bisexuelle de Becca: Oh please, that biphobia thing is so ‘95. (Elle prend les devant et Becca la suit.)

Becca : Yeah.

Lisa, Reena et Janis (sarcastiques): Yeaaaah…

L’extrait précédent articule aussi les femmes et les communautés lesbiennes/queers comme empreintes de tensions en fonction d’une conception du désir sexuel et amoureux comme exclusivement orienté vers les individus de même sexe, ou plus flexible. Le terme biphobia et la référence temporelle qui y est associée laissent croire que l’infériorisation symbolique et matérielle des bisexuel(le)s a fait l’objet d’une théorisation dans les milieux académiques et activistes qui visent progressivement l’inclusion croissante de réalités sexuelles non

normatives qui dépassent le binarisme hétérosexuel/homosexuel, sur lequel s’érigent et sont reproduites les normativités hétérosexuelles et homosexuelles.

L’expression dyke est un autre vocable que le quatuor s’autoattribue ou mobilise pour désigner les femmes aux sexualités non normatives. La variante baby dyke, assignée à Becca par Janis, semble à la fois référer à son plus jeune âge et, subséquemment, à la découverte plus récente de son attirance pour les femmes et à son appartenance naissante à la communauté lesbienne. Reena, inversement, utilise le terme big old dyke pour se décrire lorsqu’elle renoue sentimentalement avec Lisa, question d’évacuer ses doutes quant à son identité lesbienne et son investissement profond dans un mode de vie lesbien.

Le terme dyke, proféré à plusieurs reprises lors d’échanges entre Lisa, Reena, Janis et Becca, permet aux trois premières de confirmer et d’acérer les réflexes de la dernière en matière d’identification des femmes qui partagent sa sexualité non normative. Les désaccords auxquels mène ce loisir prisé de spéculation sur l’orientation sexuelle de femmes inconnues (ex : passantes) semblent souligner les limites des stéréotypes qui lient l’apparence physique à l’identité sexuelle, dont la justesse des prédictions est largement imprévisible. Dans la même optique, le fait que Becca qualifie de dyke sa propre mère semble signifier que le style vestimentaire auquel le terme se rapporte, bien que typiquement associé aux lesbiennes à un moment historique et dans un contexte géographique spécifiques, ne leur est pas nécessairement exclusif. L'allusion précédente à l’adoption de la mode lesbienne par des femmes hétérosexuelles met également en relief la marchandisation qu’elle peut connaître, à des fins de profits. De la sorte, Chutney Popcorn rend perceptible la forme que peut prendre l’une des généalogies de l’homonationalisme qu’a théorisée Puar (2006), à savoir l’incorporation nationale des lesbiennes à travers la commercialisation, auprès d’un public élargi, de biens initialement attribués et consommés au sein d’une sous-culture de femmes aux sexualités non normatives.

Par ailleurs, l’appropriation positive du terme dyke, opérée à travers un renversement du stigmate négatif historiquement accolé à son emploi hétéronormatif, est vivement condamnée par une lesbienne/queer qui, à sa sortie du salon d’esthétique, assiste au jeu de nomination des sexualités des passantes auquel s’adonnent Reena, Becca et Janis:

(Plan sur les visages de Janis et Becca) Becca : Dyke

Janis : Dyke (en expirant la fumée de sa cigarette)

Cliente: That’s right, why don’t you just appropriate the culture of our oppressors. (Reena continue de regarder ses photos développées en grands formats. La cliente s’en va et Becca et Janis la dévisagent de côté.)

Janis : Issue dyke…

Becca (approuve): Issue dyke.

Cet extrait construit les significations des terminologies employées par certaines lesbiennes comme non univoques pour l’ensemble des femmes aux sexualités non normatives, en dépeignant ces dernières comme ne partageant pas toutes les mêmes préoccupations critiques, théoriques et politiques. En effet, Janis et Becca, par leur commentaire, dénigrent la réaction de la cliente, qu’elles réduisent à une lesbienne troublée dans la mesure où elle s’objecte à ce que les lesbiennes disséminent un terme foncièrement patriarcal développé pour les dévaloriser et les discriminer.

Chutney Popcorn se distancie aussi de la tradition filmique normativement centrée sur le couple lesbien en accordant une place et un rôle capitaux non seulement à l’union entre Reena et Lisa, mais aussi à leur clique lesbienne, aux configurations érotiques/amoureuses variées (Roth-Bettoni, 2007). Janis, célibataire, se moque avec ses amies des rendez-vous qu’elle additionne avec des lesbiennes « actuellement émotionnellement non disponibles », lesquels demeurent systématiquement sans suite. Par ailleurs, le baiser qu’elle échange avec Lisa au bar où elles prennent un verre durant la période de réflexion de Lisa (quant à son avenir conjugal avec Reena), élabore l’amitié entre amies ou anciennes flammes comme potentiellement marquée de tensions érotiques résiduelles. Cet événement narré permet aussi de concevoir les lesbiennes/queers comme potentiellement infidèles, et s’éloigne de la stabilité et de la restreinte sexuelle qui caractérisent plus généralement leurs représentations (Smith, 1994). Le flashback qui, sur une trame sonore rock and roll, resitue Janis et Lisa à ce même bar dans le passé, établit aussi avec humour certaines règles et frontières implicites, représentées comme socialement construites par les lesbiennes, et réitère la fluctuation temporelle des critères de beauté lesbiens, alors que l’accoutrement de Janis et Lisa (veste de cuir, macarons, chevelure volumineuse, rouge à lèvre éclatant, ombre à paupière grise foncée,

anneaux multicolores sur une chaise au cou, etc.) détonne avec leur style au présent (camisole grise, chandail ligné à manches longues, cheveux lisses portés détachés, pas de bijou apparent, etc.) bien qu’elles soient toutes deux plus maquillées et féminines dans ce lieu commercial qu’au quotidien. Précisons que le genre adopté par les principales acolytes lesbiennes est conforme aux canons de la sous-culture punk rock indépendante féminine, dont les rythmes accompagnent en de nombreuses occasions la présence filmique. Éloignées de la dichotomie butch/femme, elles allient pour la plupart jeans, pantalons, salopettes, camisoles, t-shirts, chemises, vestes, cotons ouatés, perçages (dans le croquant des oreilles), tatous temporaires (en henné) et permanents, casquettes, bottes de cuir, souliers Converse, cheveux longs/mi- longs détachés (outre Becca, dont les courts cheveux roux sont parfois soutenus et coiffés avec des épingles à cheveux), bijoux et maquillages subtils. La seule exception qui déroge au port du pantalon est Tiffany, l’ex-copine de Becca, aperçue avec une robe noire, puis avec une jupe en jeans, lors de ses brèves apparitions à l’écran. La relation libidineuse, non exclusive et compliquée que les deux jeunes femmes perpétuent sporadiquement entre deux disputes, depuis leur rupture, déconstruit aussi les idées stéréotypées de stabilité, de fidélité et de douceur souvent pensées naturelles entre deux femmes, notamment en insistant sur le rôle central que peut occuper la sexualité, et non seulement le registre émotif, dans des rapports entre lesbiennes. Les deux autres fréquentations au bras desquelles est représentée Becca au fil du récit, la jeune femme bisexuelle signalée plus haut, puis une femme codépendante aux écouteurs vissés aux oreilles qu’elle nourrit comme un enfant au shower du bébé de Reena, s’ajoutent au portrait diversifié et nuancé des subjectivités lesbiennes que véhicule Chutney Popcorn.

Finalement, le film intègre l’existence d’une communauté gaie et lesbienne sud-asiatique à travers l’apparition subtile du livre que Janis propose à Mitch de lire à sa progéniture, dans le ventre de Reena, pour se substituer à The Iliad. L’ouvrage collectif dirigé par Rakesh Ratti, A Lotus of Another Color: An Unfolding of the South Asian Gay and Lesbian Experience (1993), est le premier recueil qui rassemble des histoires de coming-out racontées par des gais et des lesbiennes d’Inde, du Pakistan et d’autres pays sud-asiatiques.