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Des « sociétés de contrôle » à l’argument du contrôle

de l’Empire à l’Interzone

2. Des « sociétés de contrôle » à l’argument du contrôle

Proposée par Gilles Deleuze dans deux petits textes tardifs136, la notion de « société de

contrôle » a été conçue pour décrire le basculement vers une configuration de pouvoir inédite : les « sociétés de disciplines », décrites par Foucault, qui procédaient par une succession d’enfermements (famille, école, hôpital, prison, asile), seraient partout « entrées en crise » et cèderaient la place à une forme de gouvernement des hommes qui s’exerce désormais « en continu », « à l’air libre », sans plus nous contraindre par des milieux ou des espaces clos. Pour désigner cette nouvelle forme, Deleuze emprunte à Burroughs le terme de Contrôle137. La notion parait renverser une sorte de sens commun des rapports de domination : loin d’être imposé ou forcé, le contrôle est en réalité co-produit par les contrôlés, prenant appui sur leurs désirs plutôt que sur la répression de ceux-ci, incitant à la liberté et à la responsabilité individuelles dont il fait ses carburants. En perpétuelle « modulation », toujours « auto-déformant », « numériques » plutôt qu’ « analogiques », opérant par « mots de passe »

136 « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » et « Contrôle et devenir », tous deux repris dans Pourparlers

(1990), respectivement p. 240-247 et p. 229-239.

137 L’écrivain est mentionné dans chacun des deux courts articles cités : « ‘Contrôle’, c’est le nom que Burroughs

propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir » (p. 241) ; « Burroughs en a commencé l’analyse » (p. 236). Il est également cité dans deux textes légèrement antérieurs où Deleuze fait référence au Contrôle, « Qu’est-ce que l’acte de création ? » et « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », repris dans Deux régimes de fous (Deleuze, 2003 : 291-302 et 316-325).

les contrôles sont « comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre » (Deleuze, 1990 : 242).

Dans ce schéma, Foucault se voit attribuer un rôle complexe de témoin, dans le sens où il sert de relais entre les deux configurations : conscient de la « brièveté » des disciplines, il aurait perçu et commencé à décrire le modèle en train de les supplanter. Cependant, c’est en vain qu’on chercherait la référence au « contrôle » ou à Burroughs dans les Cours de Foucault qui décrivent l’émergence de la configuration post-disciplinaire. Il y est en effet question de dispositifs de sécurité, indissociables de l’apparition, au XVIIIe siècle, de nouveaux instruments de gouvernement et de technologies de pouvoir adossés au concept de « population ». Là où les disciplines avaient sans cesse besoin de quadriller, de contrecarrer et de normaliser, les dispositifs de sécurité trouvent la source de leur pouvoir dans la naturalité même des phénomènes qu’ils constituent comme objets de connaissance et d’intervention. Au lieu d’empêcher des circulations jugées problématiques, le nouveau pouvoir, en tant que « pouvoir sur la vie », « biopouvoir », va, au contraire, chercher à les favoriser et les contrôlera d’autant mieux que les choses et les personnes suivront leur cours naturel et se déplaceront librement :

… la liberté n’est pas autre chose que le corrélatif de la mise en place des dispositifs de sécurité. Un dispositif de sécurité ne peut bien marcher (…) qu’à la condition, justement, que l’on donne quelque chose qui est la liberté au sens moderne [que ce mot] prend au XVIIIe siècle : non plus les franchises et les privilèges qui sont attachés à une personne, mais la possibilité de mouvement, déplacement, processus de circulation et des gens et des choses (Foucault, 2004 : 50).

Foucault joue un rôle analogue chez Negri et Hardt qui, dans Empire et ses suites, ont systématisé les intuitions deleuziennes sur le contrôle. Il s’écoule, entre ces deux moments, un peu moins de dix ans qui auront vu une accélération fulgurante des transformations des modes de production et de consommation de l’information. La notion va progressivement intégrer le corps de propositions d’un quasi programme de recherche sur la pointe la plus avancée des nouveaux dispositifs de pouvoir, dont Multitudes se fera le laboratoire. L’avènement du contrôle anticipe et accompagne le développement du capitalisme cognitif et d’une économie de pollinisation. En forçant le trait, Google devient le paradigme d’un nouveau mode de fonctionnement du marché à la fois contributif et biopolitique : c’est notre activité butineuse, libre et non rémunérée qui fabrique le miel valorisé comme actifs immatériels par le moteur

de recherche (Boutang 2007 et 2010 : 143). En les utilisant, nous alimentons les services qui œuvrent à notre propre traçabilité et mobilisent nos subjectivités tout en s’y ajustant en continu.

À présent que les réseaux se sont matérialisés dans la trame même de notre existence, on éprouve quelque difficulté à mesurer la charge d’imaginaire contenue dans les références informatiques mobilisées par Deleuze tout au long du « Post-scriptum ». À la lecture de Negri et de ses continuateurs, on se dit que le Contrôle paraissait prédisposé à décrire des formes technologiques d’organisation et de pouvoir qui n’étaient encore qu’en devenir. Nous sommes tentés de projeter sur Deleuze la même illusion rétrospective que celui-ci à l’égard de Burroughs, en lui prêtant une sorte de prescience. Il ne s’agit pourtant pas de connaissance par anticipation, mais, comme nous le montrerons par la suite, de rôles dans un schéma temporel et actantiel.

Quant à Burroughs, il a entretemps été largement escamoté : Negri et Hardt ne le mentionnent jamais et se contentent d’une note de bas de page d’érudition sur Deleuze, de sorte qu’un lecteur distrait pourrait légitimement attribuer au seul Foucault la paternité des « sociétés de contrôle ». Ceci dit, le problème est bien davantage chronologique que généalogique : si les dispositifs de « sécurité » décrits par Foucault paraissent très semblables aux formes de « contrôle » que nous connaissons aujourd’hui, le moment où ils font rupture est très loin de correspondre aux temporalités envisagées tant par Deleuze (pour qui les disciplines entrent en crise « après la Deuxième Guerre Mondiale »), que par Negri, qui a saisi l’avènement d’un moment « impérial » de la souveraineté, caractérisé par l’ingérence policière et l’état d’exception permanent, dans ce moment très particulier de la postmodernité situé entre l’effondrement des régimes communistes et les attentats du 11 septembre 2001. Comment une même technologie aussi foncièrement « disruptive » du point de vue de l’économie du pouvoir peut-elle apparaître non seulement sous deux appellations, mais à trois moments si différents de l’histoire sociale et politique ?

En fait, plus qu’à la description de nouveaux dispositifs, c’est à la même mise en intrigue que procèdent Deleuze et Negri : quelque chose de monstrueux est « en train » ou « a fini » de se mettre en place, une forme de pouvoir annoncée comme « proche avenir » ou présent immédiat, qui rend caduques les anciennes formes de résistance encore indexées sur les

disciplines et nous force à inventer de « nouvelles armes. » Ce n’est pas la même technologie politique qui fait irruption à répétition dans des cadres et à des périodes hétérogènes, c’est le même geste narratif qui se répète en renvoyant à une certaine représentation sous-jacente du pouvoir, à laquelle participe également Foucault. Cette représentation repose sur une cellule argumentative commune que nous appellerons l’argument du Contrôle. En analysant Burroughs comme la couche effacée du palimpseste des « sociétés de contrôle », il ne s’agit donc pas de rendre à l’écrivain ce qui lui revient dans la notion (comme pour réparer une injustice), mais de donner une autre intelligibilité à ce problème.