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Musique industrielle, recherche sonore et expériences auditives

Les musiques industrielles, explicitation d’un projet critique

6. Musique industrielle, recherche sonore et expériences auditives

Les objectifs menés par TG ne sont pas, on l’a vu, ceux d’un groupe musical au sens strict ; ce n’est ni leur horizon, ni leur intérêt. « Why learn three chords? » se demande P-Orridge, renversant ainsi la maxime punk – « Learn three chords, form a band ». L’enjeu de TG n’est pas d’apprendre à jouer, mais d’investir le champ musical : « It’s a campaign, it has nothing to do with art » (cf. supra)58. Comment investir les musiques populaires ? En faisant des concerts et en enregistrant des disques. Nous l’avons dit, Chris Carter est, des quatre membres de TG, le seul à disposer d’une formation technique et musicale. Les créations du groupe resteront donc en tous points fidèles à cet esprit laborantin que nous venons de décrire pour l’industriel-simulation et l’industriel-réalisme.

Il va sans dire que leur incompétence en matière musicale (c'est-à-dire aussi, on l’a vu, en ingéniérie musicale) n’est jamais perçue comme un inconvénient rédhibitoire : elle tend, au contraire, à être considérée comme partie intégrante du processus qu’ils tentent de mettre en place. Le jeu de guitare électrique de Cosey Fanni Tutti, totalement inexperte à cet instrument, finira par devenir, à sa façon, reconnaissable entre tous (comme ce cornet, dont elle joue de manière tout aussi dissonante). Genesis P-Orridge assume quant à lui rôle de « frontman », chanteur et animateur, et s’accompagne d’une basse élétrique. Carter, qui s’occupe de l’architecture électronique du « son » de TG, a également fabriqué la machine de Peter Christopherson, un clavier dont chaque ligne permet de déclencher trois enregistreurs Sony. C’est Christopherson lui-même qui compose les cassettes dont il se sert lors des performances : elles couvrent une large gamme de sons, des ondes courtes aux fameux « murs sonores » par lesquels ils terminaient la plupart de leurs concerts, mais peuvent aussi contenir des enregistrements inattendus, une boucle de piano, des voix qui hurlent, ou un certain nombre de fragments, retenus pour leur étrangeté, leur effet de « collage » ou leur mauvais goût : de diverses bandes-sons télévisées à un enregistrement (d’assez mauvaise qualité) du dernier sermon de Jim Jones en Guyane, en passant par une démonstration commentée d’armes à feu. Carter dispose d’une chambre d’écho qui lui permet de manipuler la voix de Genesis (accélérations, ralentissements, répétitions), et se charge enfin de préenregistrer

les Belges de Sub Rosa, avec « Break through in a grey room » qui reprend aussi des enregistrements de Joujouka fait par Burroughs au Maroc, ainsi que des extraits de conférences prononcées aux États-Unis.

quelques rythmes. C’est également lui qui met au point les fameux « gristleizers », qu’il fabrique en quantité pour tout le groupe. Il s’agit de petits modules qui contiennent un oscillateur (LFO), un filtre passe-bas et un panneau de fonctions minimales :

The LFO speed was variable from zombie-slow to psycho-fast and an LED showed how fast it was running. The VCA (voltage-controlled amplifier) could be over-driven and the VCF (voltage-controlled low-pass filter) could oscillate. The foot switch allowed the Gristleizer effect to be switched in and out. Because the VCA could be over-driven it could produce some nice grungey-effects and the fact that the VCF could be pushed into oscillation allowed some extremely shrill noises. The ultimate Gristleizer effect, which it excelled at, was the awesome ‘throbbing mayhem’ effect – a cross between a fuzzbox and a ring modulator on acid (Chris Carter in Melody Maker, 14 october 1995, cité par Ford, 1998 : 8.9).

Le son « live » de TG produit une masse puissante qui joue ainsi sur l'illusion comme processus perceptif : l'oreille emprunte des chemins inattendus, n'associe plus les sons aux instruments qu'elle croit connaître. L'échantillonnage provoque l'irruption intempestive de bandes coupées/collées d'origine douteuse, qui, en se fondant dans l'ensemble, augmentent l'incertitude auditive. Le groupe recourt aussi largement à l’improvisation : trente minutes avant le début du concert, ils se mettent d’accord sur un canevas très général. Par exemple, avant leur performance du 3 mars 1978 à l’Architectural Association à Londres : « ‘Fist ten minutes slow ominous, then rhythm section, then 20 odd minutes, see what happens, 3 minutes of tapes, rhythm section, wall of sound’. E [=I] mentioned 3 song titles E might use if E thought of words, ‘Carol Washes Brown Bread’, ‘Anthony’ and ‘You smell like a dog’. Simple as that » (P-Orridge, lettre d’avril 1978 à Jonas Almquist, cité par Ford, 1998 : 8.13). Leurs concerts ne dépassent jamais une heure, et se terminent la plupart du temps sur leur « mur de son ».

Le résultat brouille les catégories : entre musique composée et improvisée, acoustique et électronique, mais aussi en termes de références et de classements musicaux. Sandy Robertson, un des premiers journalistes à chroniquer régulièrement les disques et les concerts de TG, est obligé de prendre des détours étonnants pour rendre compte de ce qu’il a vu et entendu sur scène. Le style est celui de la presse rock, toujours à l’affût d’influences, de familles et d’identités musicales. Voici ce qu’il écrit pour Sounds (15 octobre 1977) :

Throbbing Gristle are hard to categorise or describe, and they probably won’t like any of the comparisons that follow, but: if you were looking at them from a Seventies’ art-rock cum punk/New Wave viewpoint, the closest you could get would be to say they sounded like

Suicide or Pere Ubu (although they’re less orthodox/rhythmic than either of those two USA groups). If you wanted to convert a hippie, you’d have to throw in references to Hawkwind and maybe the weirder bits of Gong. For the intellectual market, name drop John Cage and Eno (for

young intellectuals). Disco fans could be amused by the electronic rhythmic pulses à la Donna

Summer. Ultimately, they maybe sound like a straight band trying to play a song while taped sound checks of all the aforementioned people are playing over the PA and someone fiddles with a radio in the background (cité par Ford, 1998 : 7.10).

Une grande erreur serait donc de considérer TG, dans notre présentation, comme une entreprise purement négative ou destructrice, centrée exclusivement sur un travail de sape de l'institution du rock, ou de déconstruction des notions de spectacle et de divertissement. Leur musique témoigne abondamment du même effort constant de se déplacer, de tromper les attentes, de rester créatif :

We just have a very simple philosophy, which is that we always think what we want to do next... We look at our record collection, or whatever’s going on, and we decide what we personally would like to have or possess as a record, or a magazine, and then, if nobody else is doing it, then we’ll do it. And with the records that we do, usually we tend to – if we’re not sure - contradict whatever we did last time, and it seems to work quite well. Most of us are quite good at predicting what people will expect, and then the four of us, between us, can usually confuse that expectation, with a little discussion. We do a lot of talking first (P- Orridge, Re/Search #4/5, 1982 : 66).

C’est pourquoi, dans l’intention initiale, il ne pouvait y avoir de « musique industrielle »

stricto sensu, c'est-à-dire en tant que « genre » doté de conventions spécifiques. Au contraire,

chaque réalisation s’ajoute à la précédente en l’incurvant, en imposant un détour à l’image comme aux attentes associées au groupe. Toute question « stylistique » est ainsi déclarée non- pertinente : il s’agira au contraire de multiplier les genres investis jusqu’à un point de saturation. Ainsi, pour des raisons tactiques, TG n’a pas négligé d’aborder le format standard de la chanson « pop » (3 minutes 30, édités en 45T), avec des titres comme « Adrenalin » ou « United ». Mais TG est tout aussi capable de produire de longues séquences à même de servir de décor sonore atmosphérique ou de support d’images : ils ont par exemple réalisé la musique de leur court métrage « After Cease to exist », consacré aux dernières performances de Coum Transmissions (qui constitue la face B du Second Annual Report), ainsi que la bande-son de « In the Shadow of the Sun » du réalisateur britannique Derek Jarman, présenté au festival du film de Berlin en 1981. Ces pièces présentent une autre facette du groupe : une sorte de « musique d’ameublement », totalement improvisée à l’image du film de Jarman, conçu lui aussi comme une vidéo non narrative à regarder à volonté, élément décoratif,

créateur d’ambiance et d’environnement. « It has no linear, entertainment or musical intent outside that function »59.

Les cinq albums « studio » du groupe présentent la même variété étonnante de styles et de formats. De l’aspect brutal et sans concessions de la face A du Second Annual Report, on passe aux curieux hommages rendus aux musiques « exotiques » d’un Martin Denny (« Exotica » sur 20 Jazz Funk Greats, et « Exotic Functions » sur Journey through a body60), en passant par des pièces plus immédiatement mélodiques (« Distant dreams »), sans oublier l’expérimentation sans concession : « Medicine », sur Journey through a body, propose plus d’un quart d’heures de montage de sons associés à l’hôpital – instruments, respirations, bruits de machines cardiaques, instructions du chirurgien, battements de cœur, etc.

Un album vaut la peine d’être parcouru plus en détail. « D.o.A. The Third and Final Report of TG », propose, comme le second rapport auquel il succède, un mélange de morceaux enregistrés en concert (en proportion de quatre sur treize), mais en y ajoutant quelques curiosités qui rendent le disque aussi varié qu’imprévisible. S’y trouvent inclus des menaces de mort reprises du répondeur téléphonique du groupe (« Death threats »), la fameuse version raccourcie de « United », ainsi que quatre morceaux dispersés sur le disque, représentant le résultat d’investigations plus personnelles : « Weeping », l’exercice de P-Orridge, est, comme son nom l’indique, une chanson triste, accompagnée de quatre violons modifiés par une chambre d’écho ; Cosey Fanni Tutti fournit un étrange intermède, « Hometime », musique douce dominée par la voix d’une petite fille, et Chris Carter un morceau de musique électronique rythmée de facture plus conventionnelle (« AB/7A »). L’album contient également un des morceaux les plus spectaculaires de TG, « Hamburger Lady », sur lequel on entend la voix de P-Orridge (modifiée par des effets d’écho), réciter les extraits d’une lettre envoyée par un ami américain, lettre décrivant l’état (et les souffrances) d’une grande brûlée et les réactions du personnel soignant.

59 Commentaire collectif figurant sur la réédition CD, In the Shadow of the Sun. The soundtrack of the Derek

Jarman film, The Grey Area of Mute Records, TGCD9, CD, 1993 [Illuminated, JAMS 35, LP, 1984]. Enregistré

en 1980. La réalisation de cette bande-son aura coûté un peu plus de 100 livres – réalisme oblige.

60 Journey Through a Body, The Grey Area of Mute Records, TGCD8, CD, 1993 [Walter Ulbricht Schalfolien,

Cette stratégie de création musicale éclatée pose bien entendu d’énormes problèmes de classements. Le groupe a, bien entendu, développé une théorie intéressante pour en rendre compte. Il leur a semblé qu’à force de se disperser, ils sont non seulement parvenus à faire éclater les styles, mais à perdre leur identité, réalisant ainsi sans l’avoir voulu le grand rêve moderne d’une création sans sujet :

...you just tend to irritate people who aren’t quite sure what you are. In other words, if you don’t let them focus on exactly what you are – if you seem to be several things simultaneously to which they object, then they tend to ignore it and try not to think about it. Whereas if you’re just one thing – if you’re, say, somebody who is into perverted sex, then they can say, “That is a sex pervert” and try and deal with it... Or, if they think you have dubious political ideas, they can deal with that. Or any ONE thing. But when you’re several things, or seem to be possibly several things – then it’s like a friend of ours in France says, “It’s the theory of transparency.” And you become invisible (P-Orridge, Re/Search #4/5, 1982: 66).

Nous ne serons guère aussi enthousiaste : si le plus gros handicap de TG aura parfois résidé dans cette sorte d’« invisibilité » fruit de leurs incessants changements de style, il semble au contraire que ceux qui les ont suivis (ou prétendu les suivre) se soient souvent limités à reproduire un style proposé par le groupe, à imiter sans percevoir le caractère multiple et protéiforme de la production de ceux qu’ils imitaient. En se dispersant à ce point, TG a réussi à lancer des idées hétérogènes, devenues progressivement des prototypes de « genres » bientôt isolés dont les imitateurs n’ont pas perçu l’unité d’ensemble : « We had no fear of having

stuck to one style. We always saw it as a complete entity, and all the records as being chapters

of this one big book. And when the book was finished, we stopped. And it’s now a reference book. » (P-Orridge in Re/Search #6/7, 1990: 12) « United », par exemple, a été communément admis (notamment par Depeche Mode) comme la chanson à avoir démarré le mouvement « ElectroPop » du début des années 80. À l’écoute des aspects plus dissonants du groupe, une quantité de clones de TG, inscrits sous la catégorie « musique industrielle », auront tâché tant bien que mal de rendre un son plus personnel (entendons différent de son voisin immédiat). De TG, ces musiciens auront retenu un agrégat de styles, et oublié le constant déplacement que le groupe leur faisait subir, pour eux-mêmes et pour le public. D’une certaine façon, ceci

aussi a valeur de résultat pour P-Orridge :

...in the vast majority of cases, it’s just another example of people totally misunderstanding everything you ever said and did. In its worth cases it’s pathologically pathetic. And in most cases it’s just a waste of time. [...]

Sometimes I think we’ve given birth to a monster, uncontrollable, thrashing, spewing forth mentions of Auschwitz for no reason. It’s funny, because when I really think about it, the original half-dozen who started it all off are still the best ones, like the Cabs [= Cabaret Voltaire] and Boyd [Rice] – the first wave. [...] And we were completely different to the Cabs, really. And Boyd Rice was totally different, and Z’ev is different. Monte [Cazazza] ‘s different in his way. And we’ve got all a quite clear individual style linked to our individual lives. Whereas now they all sound like each other, and more than each other they sound like weedy fragments that they’ve honed in on, of one or the other people. The way they can even not notice that every one of the original industrial groups and people was totally different from each other – they’ve even missed that fact. [...] They don’t even seem to be able to take that information (Re/Search #6/7, 1990: 12 et 16)

Avant leur séparation (leur ultime déplacement), TG était devenu une véritable référence, et leur descendance autonome. La musique « industrielle » a fini par céder aux exigences du monde du rock tel qu'ils l'avaient analysé : un monde fait de répétition, de « control tricks » et d'absence d'invention. La parodie se termine faute de parodié : TG s'achève en 1981 parmi les éléments de l'univers dont il avait entrepris la critique, en ajoutant, cruelle ironie, un genre supplémentaire, « industriel », à la panoplie déjà disponible…