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Les musiques industrielles, explicitation d’un projet critique

1. Prendre au sérieu

Une note ne se déplace jamais seule. Pour la faire « tenir » dans l’espace, physique et mental, d’une société donnée, il faut la lester d’acteurs de toutes sortes, humains, institutionnels, et matériels : la musique, comme fait social, est l’objet d’une construction collective. Cette leçon toute simple, la sociologie de la musique et l’histoire sociale de l’art l’ont déclinée depuis un siècle sur tous les modes et tous les tons possibles. Longtemps, la sociologie a voulu faire croire que le prix à payer d’une telle connaissance était l’abandon d’un certain nombre de croyances têtues, foi en la valeur intrinsèque des « œuvres elles-mêmes », illusion du « créateur incréé » ou de l’esthétique pure de l’amateur éclairé. Le travail du sociologue

26 Version française originale intégrale du chapitre publié en allemand sous le titre « ‘Industrial Music for

Industrial People’ : Musik als Gesellschaftskritik », trad. allemande de Pascal Decroupet, in Elena UNGEHEUER

(Hrsg.), Elektroakustische Musik, Laaber : Laaber-Verlag, Handbuch der Musik im 20. Jahrhundert 5 (14 Volumes), 2002, p. 111-133.

consiste, dit-on, à faire disparaître le caractère d’évidence de ces objets derrière la détermination du social, causalité ultime, et à rapporter le pouvoir de la musique (et de l’art en général) au travail obscur de ses médiateurs. Sur un registre plus ou moins critique selon les auteurs et les courants, elle se doit de restaurer les conditions sociales de production et de consommation des œuvres artistiques. À l’inverse, le musicologue (surtout dans le portrait qu’en dresse le sociologue) se contenterait d’accepter et de commenter un objet musical saisi comme à l’état naturel, dont il mettrait en évidence les caractéristiques internes.

Sans vouloir faire le grand écart entre ces deux directions de la littérature sur la musique, je souhaiterais partir du principe que cette opposition « dévoilement sociologique » versus « naturalisation esthétique » ne fait pas l’objet d’un choix tragique de la part d’un observateur extérieur à qui il appartiendrait de dire la vérité sociale ou esthétique d’une musique, mais est installée au cœur même du discours des acteurs qui « font » (de) la musique. Ceci suppose l’adoption d’une posture descriptive et a-critique, qu’encourage notamment la sociologue Nathalie Heinich dans ses analyses de controverses autour de l’art contemporain (1998a et b) : en ce sens, il s’agit moins d’expliquer, c'est-à-dire de « mettre en relation des objets particuliers (…) avec des instances plus générales susceptibles d’entretenir un rapport de causalité avec la production de ces objets » (Heinich, 1998b : 36), que d’expliciter (Veyne 1971), c'est-à-dire de retrouver la cohérence interne de systèmes de représentations. Le travail de l’analyste s’en trouve profondément changé :

Dégagé du souci normatif comme du souci interprétatif, le sociologue peut alors s’intéresser aux œuvres non pour ce qu’elles valent ou ce qu’elles signifient, mais pour ce qu’elles font : c’est là une approche non plus évaluative ou herméneutique, mais ‘pragmatique’, au sens large de l’intérêt pour les situations réelles, comme au sens plus spécifique de l’intérêt pour l’action exercée par les objets. Les œuvres en effet possèdent des propriétés intrinsèques – plastiques, musicales, littéraires – qui agissent : elles agissent sur les émotions de ceux qui les reçoivent, en les touchant, en les bouleversant, en les impressionnant ; elles agissent sur les catégories cognitives, en frayant, confirmant et, parfois, brouillant les découpages mentaux ; elles agissent sur les systèmes de valeurs, en les mettant à l’épreuve de ces objets de jugement qui obligent à renouveler l’exercice et les principes du goût ; elles agissent également sur l’espace des possibles perceptifs, en programmant, ou, du moins, en traçant la voie des expériences sensorielles, des cadres perceptifs et des catégories évaluatives qui permettront de les assimiler (Heinich, 1998b : 37-38).

En mettant désormais l’accent non plus sur la valeur ou le sens des œuvres, mais sur leur action sur le monde, Nathalie Heinich opère un déplacement qu’il est capital de saisir : la

devenir la compétence la plus communément mobilisée par les acteurs, a fortiori par les musiciens ou leurs auditeurs dans leur pratique quotidienne. La critique devient désormais l’objet des investigations du sociologue, qui suit les acteurs dans leurs justifications jugées pertinentes, prises au sérieux et non plus dénoncées pour leur naïveté, leur mauvaise foi ou leur illusionnement.

Ce renversement épistémologique se révèle particulièrement adapté aux musiques industrielles, qui, plus que d’autres peut-être, reposent en effet presque entièrement sur la capacité critique de ses créateurs comme de ceux qui les écoutent. On le verra, la musique industrielle naît en effet d’un projet de contestation aussi radical que sophistiqué, au carrefour de l’art contemporain (dont il reprend le langage, les stratégies, et le mode de questionnement), et des musiques populaires – étrange rencontre qui fait aussi son intérêt. Au lieu d’élucider les enjeux soulevés par le mouvement industriel, de caractériser son histoire ou son évolution, de le situer, comme le ferait Bourdieu (1992), en termes de position et de rapports de domination dans le champ des musiques savantes ou populaires, nous préférons donc tenter de formaliser son projet critique, d’en retrouver la portée et la cohérence.

Si le résultat de nos analyses aboutit à une sorte d’énoncé canonique du projet industriel, c'est- à-dire tel qu’il n’a jamais vraiment été énoncé, ce ne sera guère que la conséquence du travail de formalisation typique de cette sociologie, dont la vocation est de retrouver les épures des modèles et principes critiques dont se revendiquent les acteurs27. Au surplus, ce parti pris rencontrera peut-être les faveurs du musicologue qui, face à un objet aussi illégitime que la musique industrielle, peut hésiter plus que jamais entre l’alternative de la sociologisation et de l’esthétisation : d’un côté, la musique industrielle comme fait social et anthropologique curieux, avant-garde échouée dans les musiques de masse, de l’autre la même musique comme héritier populaire de la tradition savante du XXe siècle (bruitiste, concrète, électronique ou électroacoustique) qu’elle vient comme redoubler, (presque) en toute innocence.

Aussi ne convoquerons-nous que des documents publiés et accessibles, un corpus certes imparfait du point de vue philologique (on n’y trouve que des œuvres disponibles, largement

27 « Nous prenons les arguments des acteurs tels qu’ils se donnent, sans les soumettre à notre critique, nous

contentant de les confronter à des modèles qui sont eux-mêmes le produit d’un travail d’explicitation et de

rétrospectives et synthétiques), mais largement satisfaisant pour notre entreprise. De fait, si l’on devait montrer que le mouvement industriel ne peut être compris qu’à travers tel document aujourd’hui épuisé, ou tel enregistrement remettant tout en perspective, on aura peut-être apporté une contribution essentielle à la « science des œuvres », mais on sera passé à côté de l’essentiel : la manière dont une musique, gorgée de notes, de bruits, d’instruments, mais aussi de social et de théories du social (qui tiennent lieu de sociologie pour ceux qui la font comme pour ceux qui l’écoutent), parvient à composer un monde cohérent reliant des milliers de personnes autour de sons, de pratiques, d’objets, de récits et d’idées.