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Fermée à la fin de la période soviétique, les droits de gestion de la vallée des Geysers ont été acquis en 2000 par une compagnie d’aviation locale (transport d’hélicoptères) pour une durée de vingt-cinq ans en échange de la création des infrastructures demandées par les scientifiques et les groupes écologiques (sentiers équipés et sécurisés)75. Utilisant ses propres hélicoptères, cette compagnie (Krechet) – qui fait partie des TO les plus puissants de la péninsule – a donc obtenu le monopole absolu de la vallée (transports et infrastructures ; annexe X). Sans empêcher les autres compagnies de s’y rendre par leurs propres moyens, elle sait qu’il leur en coûte moins cher de passer par ses services pour l’envoi de clients à la vallée des Geysers :

« Maintenant il y aurait à nouveau la possibilité de s’y rendre indépendamment mais plusieurs problèmes se posent. Par exemple si nous voulons louer un hélicoptère d’une autre compagnie, cela coûte environ 850$/heure (le trajet dure un peu plus d’une heure). Celui-ci nous dépose à la frontière de la zone protégée et pour y entrer il faut payer 40$/personnes par jour. Ensuite il faut encore avoir un guide particulier qui surveille que l’on ne prenne pas de l’eau n’importe où, qui nous montre les chemins à prendre. Mais moi-même qui connais probablement mieux la région qu’un de ces jeunes guides, il me faudra payer ses services, soit 60$/jour pour tout le groupe. Et puis il faut encore manger, payer pour la cabane si on souhaite dormir sous toit, ou pour le bois si on en on veut. Même en

74 Une quinzaine d’années après les débuts de la perestroïka, les dirigeants russes influents (de la sphère politique ou économique) sont généralement issus de l’ancienne Nomenklatura soviétique.

75 L’accord a été fait directement entre le directeur de la compagnie et le gouverneur de l’époque.

retournant à pied il faudrait louer des transports pour le dernier bout (bateau ou voiture tout terrain), etc., etc. » (Konstantin, indépendant et guide).

L’excursion à la vallée des Geysers – site numéro un dans les offres touristiques – n’est donc plus comptée dans le prix du voyage mais est proposée en « extra » sur une journée pour 250$

par personne (prix en 2002). Les touristes provenant de compagnies différentes sont alors déposés le matin et récupérés le soir par leur responsable de groupe et sont entièrement pris en charge par le personnel de Krechet (guides, traducteurs, porteurs, cuisiniers, etc.) durant la journée.

Si l’exclusivité de l’exploitation touristique de la vallée a permis de l’ouvrir au public tout en assurant sa protection écologique, les travers du monopole apparaissent clairement lorsque le système a une brèche. Par exemple, lors de l’accident d’hélicoptère survenu dans la vallée en été 2002, les touristes regroupés pour la journée ont dû passer la nuit sur place. Or Krechet n’a pas averti directement les compagnies en charge de ces touristes, ce qui a passablement compliqué la tâche de ces dernières. Les responsables de groupes restés en ville n’ont donc pas su tout de suite ce qui était arrivé à leurs touristes, n’ont pas été avertis immédiatement de la gravité de l’accident, et n’ont pas eu la possibilité d’aller les chercher. Ils craignaient de recevoir postérieurement certaines plaintes de la part de touristes choqués de l’accident et de la mauvaise prise en charge d’un tel problème. De plus, puisque la journée est comptée en « extra », les groupes qui attendaient un de leurs membres pour partir le lendemain ont été retardés d’un jour, obligeant les agences à prévoir une autre activité et à décaler leur programme (souvent très serré). Cet événement a encore eu deux autres conséquences : premièrement, la vallée a été fermée durant le temps des investigations empêchant d’autres touristes de s’y rendre, et deuxièmement, la perte d’un hélicoptère durant la haute saison touristique a passablement compliqué les réservations pour d’autres tours76. Mais si les agences déplorent cette situation elles ne peuvent que s’en accommoder, puisqu’à partir du moment où elles mettent la vallée en avant dans leurs offres pour attirer les touristes au Kamtchatka, elles dépendent entièrement des infrastructures de Krechet.

76 Il se trouve qu’un deuxième hélicoptère transportant une équipe de travail vers le site d’extractions de gaz a aussi eu un accident à la même période. Ce sont donc deux hélicoptères (que se partagent l’administration, les hommes d’affaires, les ouvriers et les touristes) qui étaient inutilisables en même temps.

Si cet exemple est particulièrement frappant, il n’est pas unique. D’autres lieux sont également monopolisés par les agences qui ont pu y construire leurs bases personnelles et qui demandent dorénavant une taxe de séjour aux compagnies qui souhaitent en faire profiter leurs groupes :

« A une époque pas si lointaine, il y avait environ 140 firmes qui proposaient toutes la même chose et le même tour. Mais j’ai investi dans ma base [au pied du volcan Avatcha] pendant que les autres y allait pour moins cher [sous tente].

Maintenant, moi je suis prêt à louer mon camp. Les autres s’ils souhaitent construire leur base doivent passer par toutes les autorisations et comme c’est cher et compliqué, ils vont forcément finir par passer par moi » (George, directeur d’un grand TO).

Pour l’administration, cette situation est bénéfique puisque ces puissantes agences investissent dans des infrastructures locales, offrant ainsi aux touristes de meilleures prestations tout en améliorant l’image touristique du Kamtchatka (les photos de ces bases touristiques apparaissent par exemple de plus en plus dans les offres de voyages). Et si la responsable du tourisme déplore certains travers du monopole, elle soutient en revanche le projet de l’administration locale qui vise à assigner une agence particulière à chacun de ses territoires. Dans cette perspective, l’agence serait alors légalement en charge de "son" territoire et tiendrait elle-même des rapports d’activités à l’attention de l’administration (libérée quant à elle de cette charge). Selon les écologistes locaux, cette emprise à venir du privé sur l’environnement, loin de limiter les impacts écologiques dans certaines régions, aura un double effet : a) l’accentuation du monopole et du pouvoir de certaines compagnies privées, et b) l’accroissement de leur marge de liberté qui ne sera que plus difficilement contrôlable. En effet, l’administration n’a pas les moyens de se rendre sur place pour vérifier le bon déroulement des activités77.

En été 2002, la même compagnie Krechet prévoyait d’acheter par ce biais une rivière au sud de la péninsule, soulevant les critiques virulentes du personnel de l’Institut d’écologie : outre la fermeture d’une région « absolument magnifique », la compagnie bénéficierait d’un accès largement facilité aux nombreux poissons de la rivière pour y développer à loisir la pêche sportive… et commerciale. En effet, depuis 2002, la licence de sport ne suffit plus pour proposer la pêche sportive et les agences qui proposent cette activité doivent dorénavant payer la licence économique. Or, le prix de cette licence augmente en fonction des quotas qui sont établis bien avant la saison touristique, alors que les agences ne savent pas encore combien de touristes ils

77 Ce problème existe déjà dans le domaine de la pêche et des exploitations minières, où les infrastructures à disposition des organes de contrôle sont moins performantes que celles des compagnies privées.

accueilleront. De nombreuses agences ne veulent donc plus payer ces licences de peur de ne pas entrer dans leurs frais à la fin de la saison. Mais en contrôlant une rivière, les intérêts que rapporte la pêche (et plus particulièrement la récupération des œufs de saumon) dépassent largement les frais engendrés par l’achat de la licence pour les touristes, et inversement la licence

"protège" d’une certaine manière ces activités illégales.