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B « Deux inspecteurs ne font pas une inspection » 1 : formulation d’un

Section 2. Les ambitions contrariées du plan de réforme (1990)

B. Les signes d’un changement d’ordre

À regarder de plus près le contenu de la réforme du début des années 1990, il semble que les changements concrets qui interviennent dans les années 1990 préservent la forme éclatée du contrôle héritée des Beaux-arts. Ils introduisent cependant une transformation du cadre réglementaire des emplois d’inspecteur qui fragilise le contrôle des corps techniques sur ces postes : transmués en emploi, les postes d’inspecteur peuvent être retirés à tout moment à celui qui l’occupe. Ils ne représentent plus un sommet de carrière que tout agent peut escompter comme l’issue d’une longue mais certaine progression dans le corps (a). Ce premier signe d’érosion de la position dominante des groupes historiques est conjugué avec des changements affectant la configuration de l’administration culturelle principalement du fait de la déconcentration. Les DRAC et leurs conseillers sectoriels s’affirment comme les seuls représentants du ministère de la Culture en région et remettent en question les réseaux clientélaires des directions centrales (b).

a) Des singularités sectorielles en apparence préservées

Les ambitions d’unification et de centralisation du contrôle qui avaient initialement fondé le projet de réforme porté par les administrateurs de la Culture et les conseillers d’État sont revues à la baisse au début des années 1990, au profit d’une réorganisation et d’une révision statutaire qui préserve les différents corps techniques. Une mosaïque de services d’inspection garantit la coexistence de conditions d’exercice hétérogènes. Mais la victoire de ces groupes est malgré tout mitigée. Derrière le maintien des singularités sectorielles, les corps perdent une partie de leur contrôle sur les emplois d’inspecteur qui deviennent des emplois et non plus les grades d’un corps, voire des corps.

La mise en œuvre de la réforme au début des années 1990 est d’une portée plus réduite que dans le projet initialement promu par Jean-Jacques de Bresson. D’abord les changements

ne sont pas envisagés au niveau global de toutes les inspections, mais ils sont rabattus par secteur : inspections de l’Administration, de la Création, des Patrimoines et des Bibliothèques font l’objet de réformes distinctes. Pour ce qui concerne l’administration, l’inspection générale de l’Administration des affaires culturelles (IGAAC) n’est finalement pas réformée. Les ambitions de lui rattacher les autres services de contrôle du ministère ou, à l’inverse, de la voir intégrer un grand corps interministériel d’inspection générale, ne seront jamais concrétisées.

Les inspections des secteurs du patrimoine connaissent un sort très différent. Elles sont intégrées au projet plus global de constitution d’un corps unique de conservation du patrimoine, réunissant les agents de conservation des musées, des archives, des monuments historiques etc., dans un même cadre statutaire (supposant un concours unique et une formation commune en école d’application). À l’intérieur de ce corps, les inspections ne constituent plus que de simples statuts d’emploi. Autrement dit, les inspecteurs ne sont plus « propriétaires » de leur emploi comme c’était souvent le cas dans la situation antérieure. Par exemple, avant 1990, un inspecteur général des Archives ne pouvait pas perdre son emploi d’inspecteur, alors qu’après 1990, l’inspecteur général des Archives est un conservateur du Patrimoine détaché sur un emploi d’inspecteur. Cet emploi peut lui être retiré à tout moment : il est donc plus vulnérable que ses prédécesseurs. Une telle évolution augure de la dégradation des déroulements de carrière observée dans l’encadrement intermédiaire à l’intérieur du secteur public, qui ira croissant dans les années 20001.

Un résultat comparable est atteint du côté de l’inspection générale des Bibliothèques - rattachée conjointement à la Culture et à l’Enseignement supérieur. Le corps des conservateurs des Bibliothèques est créé en 1992, alors que celui des inspecteurs généraux des Bibliothèques (IGB) est mis en extinction. Les IGB perdent donc leur statut de corps et basculent aux aussi vers un statut d’emploi qui recrute dans le corps des conservateurs des Bibliothèques.

Du côté de la création, la logique qui prévaut est inverse. Les années 1980, Vincent Dubois l’a montré, sont celles de la constitution d’un marché de l’emploi culturel auquel l’État

1 Alex Alber, « Les « générations orphelines » des marchés internes du secteur public », Gérontologie et société, 2017, vol. 39,

contribue en institutionnalisant des positions de professionnel de la culture1. La création du

corps des inspecteurs de la Création et des enseignements artistiques en 1993 participe de cette dynamique d’institutionnalisation des positions. Le corps intègre les inspecteurs de la Musique, du Théâtre, de la Danse, des Arts plastiques et de l’Enseignement artistique au sein d’une même entité réglementaire. Cela met fin, en principe, à la multiplication des cas d’inspecteurs contractuels.

Ces réformes presque simultanées du début des années 1990 témoignent de l’échec de la mise en place d’une situation réglementaire commune à tous les inspecteurs. Surtout, elles ne s’accompagnent pas d’une transformation des modalités d’exercice de la fonction. Chaque spécialité conserve un fonctionnement propre et un lien étroit avec les services techniques de sa spécialité. Mais la conversion des postes historiques d’inspecteurs en emplois pouvant être retirés à tout moment à leur titulaire ne garantit plus aux conservateurs un contrôle aussi fort sur ces postes de fin de carrière. À ce premier moment de l’érosion de la position des opposants historiques à la réforme s’adjoint la concurrence de plus en plus visible des nouveaux acteurs de la décentralisation.

b) Professionnalisation et décentralisation : les dynamiques endogènes d’une remise en question

Les années 1990-2000 témoignent d’une reconfiguration de l’administration centrale de la Culture. Le dépassement de l’héritage des Beaux-arts s’accélère dans les années 1980, à la faveur de l’accroissement spectaculaire du budget du ministère, de la valorisation inédite des secteurs de la création (théâtre, musique, danse) et de la professionnalisation qui en découle. Dans ce contexte général, les directions historiques de l’administration centrale perdent irrémédiablement la position dominante qui était la leur, sous les feux croisés du décloisonnement des politiques sectorielles et de la déconcentration.

Les transformations à l’œuvre au sein du champ culturel depuis les années 1980, avec l’hétéronomisation du champ culturel2, la diffusion d’une vision de plus en plus économique de

1 V. Dubois, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, op. cit., p. 341‑365. 2 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, 480 p.

la culture1 et l’émergence de nouveaux professionnels, remettent en question les juridictions

des groupes professionnels historiques et celles des différentes spécialités de la conservation en particulier2. La fusion des corps de la conservation qui intervient en 1992 fragilise les

particularismes, en créant un corps unique de conservateurs du Patrimoine formés au sein d’une école commune. Symétriquement, les directions régionales des Affaires culturelles (DRAC) ont conquis une position centrale3. Le groupe des conseillers sectoriels y a consolidé sa

position et se structure en un groupe professionnel de plus en plus unifié. Chargés d’épauler les DRAC dans le déploiement des politiques culturelles sur le territoire4, ces conseillers ont

exercé un métier longtemps mal défini5. Mais la situation change à partir des années 2000 où,

leurs attributions précisées, ils affirment leur rôle, se constituent en associations professionnelles et obtiennent un statut de corps permettant le contrôle à l’entrée par le biais d’un concours. Ces acteurs vont notamment faire du contrôle scientifique et technique un objet de conquête qui les place en concurrence frontale avec les inspecteurs des secteurs du patrimoine et de la création en poste à Paris. Les rapports récurrents consacrés à partir de la fin des années 1990 à la délimitation des responsabilités de ces deux types d’acteurs témoignent de cette rivalité et du fait que la domination des agents parisiens sur ces collègues des services déconcentrés va de moins en moins de soi6.

1 V. Dubois, « La vision économique de la culture », art cit.

2 Odile Join-Lambert et al., « Le musée pour tous : enjeux professionnels d’une politique publique » dans Thomas Le Bianic et

Antoine Vion (eds.), Action publique et légitimités professionnelles, Paris, LGDJ, 2008, p. 131‑144 ; Aurélie Peyrin, Être médiateur au musée : sociologie d’un métier en trompe-l’oeil, Paris, la Documentation française, 2010, 134 p ; Frédéric Poulard et Jean-Michel Tobelem, Conservateurs de musées. Atouts et faiblesses d’une profession, Paris, la Documentation française, 2015, 300 p.

3 Pierre Moulinier, Politique culturelle et décentralisation, Paris, L’Harmattan, 2002, 336 p ; Jean-Luc Bodiguel, L’implantation du ministère de la culture en région. Naissance et développement des directions régionales des affaires culturelles, Paris, la Documentation française, 2000, 373 p ; Emmanuel Négrier et Philippe Teillet, « La réforme de l’État culturel local. Reconcentration instrumentale ou « contrôle orienté » ? », Sciences de la société, 2013, no 90, p. 76‑91.

4 Dans les secteurs du Livre et de la lecture, du Théâtre et de l’action culturelle, de la musique et de la Danse, des Arts

plastiques, des Musées, du Patrimoine ethnologique.

5 J.-L. Bodiguel, L’implantation du ministère de la culture en région. Naissance et développement des directions régionales des affaires culturelles, op. cit., p. 263.

6 Michel Berthod, Rapport sur l’évolution des fonctions de conseiller sectoriel en DRAC, Paris, IGAAC, Ministère de la Culture et

de la Communication, 2007 ; Michel Berthod et Bernard Centlivre, Rapport sur la répartition des tâches en matière d’expertise et de contrôle entre les inspections spécialisés du Ministère de la culture et les conseillers sectoriels des directions régionales des affaires culturelles, Paris, IGAAC, Ministère de la Culture et de la Communication, 1996 ; Marie-Pierre Landry, Etude sur l’état de la coopération existant entre les conseillers pour les arts plastiques et les conservations des monuments historiques en vue de la réalisation des opérations communes, Paris, IGAAC, Ministère de la Culture et de la Communication, 1994.

Symétriquement, les directions sectorielles de l’administration centrale sont, elles aussi, fragilisées. Des réorganisations successives les coupent des sources de pouvoir qu’elles trouvaient notamment dans un certain clientélisme local. En effet, avec la nouvelle architecture budgétaire imposée par la LOLF au début des années 2000, les directions centrales perdent le contrôle de l’attribution des subventions aux acteurs culturels des territoires1. Les artistes de

renom et les grands élus qui ont longtemps continué à s’adresser directement à Paris, au mépris des DRAC, se sont progressivement détourné d’elles2. Dans la même logique, la confusion

historique entre fonction de tutelle et fonction d’administration, qui enrichissait le pouvoir des directeurs d’administration centrale en leur octroyant la présidence de prestigieux établissements publics, a été remise en question3. La révision générale des politiques publiques

(RGPP) parachève dans les années 2007-2009 cette transition, en préconisant la « fin de la gestion directe des musées par la direction des Musées de France »4. Enfin, la réorganisation

de l’administration centrale du ministère de la Culture, qui fusionne 2009-2010 les dix directions et délégations existantes en quatre directions générales, rétrograde les directions sectorielles au rang de service.

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Deux dynamiques endogènes expliquent ainsi la forme spécifique de la réorganisation de 1990-1993. La première tient à la remise en cause des règles historiques d’un fonctionnement vertical des politiques culturelles, la seconde à un infléchissement de la composition sociale de l’administration culturelle en direction de profils généralistes de « professionnels de la culture ». Ces deux évolutions contribuent à fragiliser la position des acteurs jusque-là dominants rue de Valois. Ainsi, bien que l’interprétation du « problème » des inspections de la Culture semble finalement avoir peu évolué au début des années 1990, dans la mesure où les spécificités sectorielles sont préservées, le statu quo est fragile puisqu’il repose sur une configuration en cours de remise en question.

1 Emmanuel Négrier et Philippe Teillet, « Le tournant instrumental des politiques culturelles », Pôle Sud, 2014, no 41, p. 83‑100. 2 P. Moulinier, Politique culturelle et décentralisation, op. cit.

3 Dominique Jamet, Christian Pattyn et Jean Fosseyeux, Les établissements publics sous tutelle du ministère de la Culture. Histoire administrative., Paris, la Documentation française, 2004, 345 p.

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Les intentions de réforme sont donc, comme on vient de le voir, prises dans un ensemble de contraintes. L’histoire spécifique du ministère explique des différences de légitimité entre catégories d’acteurs qui déterminent un équilibre des rapports de force avec lequel les entrepreneurs de réforme doivent composer. En d’autres termes, la forme finalement prise par la réforme est donc fortement tributaire d’une configuration donnée1.

Jusqu’aux années 1980, les corps techniques du ministère et les directeurs en charge de politiques sectorielles conservent une position dominante vis-à-vis des généralistes de l’administration. Leur vision corporatiste du contrôle, qui reflète en particulier les positions du pôle parisien de la conservation attaché à la spécialisation, continue de prévaloir dans les années 1990, mais elle ne va plus de soi. Elle est d’autant plus fragilisée que, plus globalement, l’administration de l’État connaît dans les années 1990 un regain du processus de différenciation de ses fonctions. Comme l’a montré Philippe Bezes, face à la financiarisation, l’européanisation et la territorialisation des enjeux administratifs, s’enclenche une « dynamique de réaffirmation et de réassurance du pouvoir central et de ses capacités de gouvernement face aux multiples forces centrifuges qui ont affaibli les acteurs transversaux depuis une quarantaine d’années. »2 Ainsi, l’arrivée de nouveaux entrants et la transformation

de l’équilibre des rapports de force observées en 1980-1990 ouvrent en 2000 l’opportunité d’une nouvelle offensive en faveur de la centralisation des corps de contrôle.

1 Configuration définie comme « la figure globale toujours changeante que forment les joueurs ; elle inclut non seulement leur

intellect, mais toute leur personne, les actions et les relations réciproques. Comme on peut le voir cette configuration forme un ensemble de tensions. L’interdépendance des joueurs, condition nécessaire à l’existence d’une configuration spécifique, est une interdépendance en tant qu’alliés et en tant qu’adversaires » Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie, La Tour D’aigues, Editions de l’Aube, 1991, p. 156.

2 Philippe Bezes, « Concurrences ministérielles et différenciation : la fabrique de la “réforme de l’État” en France dans les

années 1990 » dans Françoise Dreyfus et Jean-Michel Eymeri (eds.), Science politique de l’administration. Une approche comparative, Paris, Economica, 2006, p. 251.