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C. Des entretiens avec des agents dominants (2016-2017)

VI. Plan de la thèse

Comme on l’aura compris, cette thèse éprouve l’idée selon laquelle le contrôle de l’État sur les politiques culturelles a pu s’afficher et être assumé comme tel, depuis les années 2000, à la condition d’être présenté comme une modalité de surveillance dépolitisée. Pour le montrer, l’ensemble du développement qui suit adopte une perspective diachronique, attentive aux évolutions à l’œuvre sur la période 1959-2017, conformément à notre objectif d’historicisation. Le choix de ce découpage temporel est justifié par notre objet lui-même. Les politiques culturelles ayant fait leur entrée dans les catégories de l’action publique avec la création du ministère des Affaires culturelles en 1959, cette date est retenue pour borner notre étude. Nous avons ensuite poursuivi notre recueil de données jusqu’en 2017, date à laquelle nous avons arrêté notre travail de terrain.

L’argumentation est structurée en deux parties, chacune articulée en trois chapitres. Cet enchaînement opte pour une progression en deux échelles d’analyse : la constitution d’une position d’inspecteur nous place d’abord au niveau de la structure de l’espace administratif et de l’ajustement des agents à cette position, les conditions pratiques d’exercice du métier incitent ensuite à considérer les rapports comme un instrument d’action publique. Sans nécessairement être structurés selon un découpage chronologique, chacun des chapitres est nourri d’une analyse historique.

La première partie se propose d’interroger la construction d’une position d’inspecteur au sein de l’administration de la Culture. L’idée centrale est que les inspections ont convergé vers un modèle dominant : celui de services différenciés et autonomes, producteurs d’un savoir objectif et généraliste. Le modèle hérité de l’époque des Beaux-arts et qui a prévalu jusqu’aux années 2000 était celui d’une inspection professionnelle, dans laquelle les inspecteurs issus du même corps que les agents qu’ils contrôlaient, étaient en prise directe et quotidienne avec les questions opérationnelles de préservation du patrimoine, de soutien à la création ou encore de rigueur comptable. Délégitimé à partir des années 1980, ce mode de fonctionnement laisse place à des services différenciés à vocation généraliste. Cette partie analyse cette évolution de trois points de vue complémentaires : les luttes de définition remportées par les administrateurs d’abord, les transformations de la morphologie de la population des

inspecteurs qui renforcent l’acception généraliste de la fonction ensuite, les modalités d’investissement de la position d’inspecteur qui tendent à s’identifier à la figure de l’expert enfin.

Le chapitre premier revient sur les conditions d’émergence d’une position d’inspecteur au ministère de la Culture, et dans l’administration de l’État en général. Nous montrons que cette position telle que nous la connaissons aujourd’hui résulte d’un processus de différenciation de l’administration qui prend sa source dans les années 1960. Il ne s’agit donc pas d’une position nouvelle, qui aurait été démultipliée à la faveur des réformes inspirées du new public management en cours depuis trente ans, mais de l’autonomisation d’une tâche - l’inspection - qui existait bel et bien mais sous une forme indifférenciée de l’administration opérationnelle. Ce processus de différenciation est observé à partir de deux perspectives complémentaires : l’évolution des cadres cognitifs qui dominent la haute fonction publique d’une part, la concurrence à laquelle se livrent les groupes professionnels au sein de l’État d’autre part. Au terme d’un processus qui prend de l’ampleur entre les années 1960 et les années 2000, l’inspection est présentée comme une tâche de surveillance, prise en charge par des agents impartiaux produisant un savoir objectif mis à disposition des décideurs politiques. Le chapitre suivant prolonge cette analyse en questionnant la valeur de la position d’inspecteur dans l’espace de l’administration. En quoi les transformations observées au chapitre premier ont-elles changé la place des inspections dans la hiérarchie des positions administratives ? Nous montrons que la position d’inspecteur a pris de la valeur à mesure que les règles du jeu de la carrière administrative se sont modifiées rue de Valois, depuis les années 1990. L’arrivée de profils généralistes et la raréfaction des postes ont fait des inspections, dans les années 2000, des débouchés prisés par les membres d’une frange toujours plus élevée de l’encadrement supérieur. En retour, le changement de morphologie de la population des inspecteurs a contribué à revaloriser cette place. L’arrivée d’agents aux trajectoires plus institutionnalisées, passés par des postes plus prestigieux dans la hiérarchie administrative, contribue à éloigner l’inspection d’un modèle du contrôle professionnel et à découpler savoir technique et pratique d’inspection. Consécutivement à ce changement de morphologie, les moyens du contrôle sont redistribués au profit du pôle généraliste de ce contrôle.

Le dernier chapitre de la partie interroge les évolutions des règles du jeu inspectoral à partir de l’ajustement desagents à leur position. Autrement dit, en quoi les déplacements de la position d’inspecteur remettent-ils en question l’adhésion des inspecteurs ? L’analyse montre que, rue de Valois, l’inspection est associée à une activité peu légitime. Les agents n’entretiennent pas pour autant une relation désenchantée à leur rôle : ils recomposent leur vocation culturelle ou artistique et font de la position d’inspecteur une position à partir de laquelle servir autrement la cause de l’art. Deux modalités dominantes de cet investissement coexistent jusqu’aux années 2010 : celle de l’inspecteur expert, à distance de l’opérationnel, et celle de l’inspecteur intermédiaire du travail artistique. Après la réforme et sous le coup des évolutions décrites précédemment, la première modalité semble désormais s’imposer au détriment de la seconde.

La première partie montre donc que les grands corps et les segments supérieurs de l’administration de l’État ont favorisé, par leurs concurrences et alliances, une définition généraliste de l’inspection, contribuant ainsi à disqualifier le modèle corporatiste de contrôle. Les inspections participent ainsi de deux manières à la séparation entre les tâches opérationnelles et stratégiques, portée depuis trente ans par le new public management : d’une part elles sont l’instrument de contrôle du pouvoir central sur les pouvoirs locaux (services déconcentrés, établissements etc.), d’autre part elles sont réservées à l’élite de l’encadrement supérieur de l’État. Ce faisant, elles s’affirment comme des instruments d’une gouvernance dépolitisée, c’est-à-dire qu’elles présentent les garanties de distance, d’autonomie et la neutralité dans lesquelles la décision politique peut trouver de nouvelles sources de légitimation.

La seconde partie questionne la construction et l’entretien de la croyance dans la neutralité du contrôle et son rôledans la reproduction de l’ordre institutionnel. Elle place le rapport d’inspection au cœur de l’analyse, et le considère à partir de ses deux faces : celle de la connaissance produite et celle de l’ignorance institutionnelle. Les trois chapitres qui constituent cette partie montrent comment les inspecteurs ne sont pas dans une posture cynique mais sont eux-mêmes pris dans l’illusio administrative qui garantit la pérennité du mythe. D’un côté, l’invisibilisation des contraintes de production du discours d’autorité dont ils sont porteurs les amène à croire en toute bonne foi en leur liberté de plume alors même qu’ils

contribuent à un processus plus large de dépolitisation des questions culturelles. De l’autre, les modalités concrètes de production des rapports favorisent une ignorance institutionnelle qui préserve l’administration culturelle de toute remise en question sur le fond.

Dans le quatrième chapitre, nous revenons sur la transformation de la façade institutionnelle des inspections du ministère de la Culture. Alors que leur contribution à la fabrique des décisions allait de soi depuis le XIXe siècle, leur participation à de nombreuses

commissions et leur proximité spatiale et organisationnelle avec les responsables de politiques sectorielles sont délégitimées à partir des années 2000. Leur mise à distance des lieux de décision va de pair avec un recentrage de leur activité de la production de rapports. Ces transformations constituent autant d’éléments de la mise en scène de la distance et de la neutralité de ces agents, qui se tiendraient ainsi à égale distance de l’administration opérationnelle et de la décision politique. Derrière cette façade, la socialisation des inspecteurs et leurs dispositions à transgresser les frontières entre ordres d’activités supposément étanches (administration d’un côté, politique de l’autre), nourrissent cependant la réactualisation discrète de leurs pratiques concrètes de politisation de l’administration culturelle.

Le chapitre cinq prolonge l’analyse en réduisant la focale. Il considère le rapport d’inspection comme un discours d’autorité. À partir de l’étude d’un seul des quatre services d’inspection de la rue de Valois - l’inspection générale des Affaires culturelles (IGAC) -, il s’appuie sur une analyse quantitative et qualitative des rapports d’inspection. En soixante ans, il apparaît que les rapports de l’IGAC ont été convertis à une neutralisation rhétorique, porteuse d’une représentation pacifiée des rapports sociaux qui contribue à construire une perspective dépolitisée sur les politiques culturelles. Cette conversion n’est pas seulement la conséquence de la diffusion des principes du new public management mais tient également au changement de morphologie de l’inspection et aux stratégies successives de repositionnement du groupe des inspecteurs. Cependant, alors même que leurs rapports sont guidés par un ensemble de normes tacites, les IGAC revendiquent leur liberté de plume. L’observation des modalités de transmission d’une culture institutionnelle inspectorale montre comment l’institution invisibilise ces contraintes tant aux yeux des rapporteurs que du reste des agents de l’administration. La méconnaissance des contraintes d’écriture conditionne l’entretien de la

croyance dans la liberté des inspecteurs. Si la croyance dans l’indépendance des analyses des inspecteurs doit être maintenue, c’est qu’elle est indispensable à l’efficacité du discours d’autorité dont ils sont porteurs.

Le chapitre six procède à un dernier renversement de perspective en considérant cette fois ce que les rapports font aux politiques culturelles. L’étude processuelle des rapports, à partir du suivi de trois étapes de leur production (la commande, la collecte des données et la réception), permet de réinscrire les logiques d’écriture dans les rapports de pouvoir de l’administration culturelle. L’idée centrale est que les conditions de production des rapports en font un instrument d’action publique propre à favoriser le confinement des politiques culturelles. Les trois étapes offrent des éclairages complémentaires de cette logique. Premièrement, les acteurs dominants conservent un contrôle de l’identification et de la définition des questions qui feraient « problème ». Deuxièmement, la collecte des données favorise la production d’une représentation technique des sujets traités. Troisièmement, la diffusion confidentielle des rapports consolide l’ordre institutionnel établi en donnant une ressource symbolique aux agents dominants (l’inscription du rapport dans le régime du secret) et le doute collectivement entretenu quant à la solidité des analyses produites sert une ignorance institutionnelle par laquelle les agents de l’administration culturelle peuvent ensemble et en toute sincérité détourner les yeux des connaissances qui pourraient les amener à remettre en cause les chaînes de valeurs qui sont les leurs.

La seconde partie montre donc les usages politiques des inspections. Les rapports ne servent pas seulement la diffusion d’un discours gestionnaire introduit par les doctrines du new public management. Bien plus, les rapports ont deux faces. D’un côté, ils constituent un instrument supposément neutre, qui permet de fonder la croyance dans une décision politique rationnelle. De l’autre, ils contribuent au maintien et à la reproduction des structures de pouvoir et des modèles dominants de représentation du monde sur lesquels l’institution est fondée.

PARTIE I.

LES INSPECTIONS ET LEURS