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Avec ou contre la réforme : les professionnels du contrôle

Un second ensemble de travaux offre un éclairage sur l’évolution du contrôle de l’administration, et plus spécifiquement de la prise en charge des fonctions d’inspection : il s’agit de la littérature consacrée aux professionnels de l’inspection. Si l’on considère les seuls services d’inspection et les territoires professionnels du contrôle interne, on remarque qu’ils

ont attiré l’attention d’acteurs divers : historiens, sociologues et politistes, mais également professionnels du contrôle. Ces travaux ont produit une connaissance riche dans laquelle la régulation est toutefois le plus souvent analysée comme un objet de lutte entre différentes strates de l’élite de l’État, et selon une perspective qui insiste finalement assez peu sur la déconstruction des catégories du contrôle.

Sans parvenir à un panorama exhaustif, on peut rappeler l’importance des travaux réalisés par les professionnels du contrôle. Ainsi Guy Caplat, inspecteur général de l’Administration de l’éducation nationale, sur les inspections de l’Éducation1, la référence

durable que constitue la thèse de l’inspecteur général de l’Industrie Pierre Milloz, consacrée aux inspections générales2, sans compter les recherches que les écoles du patrimoine

continuent de susciter sur les inspections des secteurs des Monuments historiques3, des

Musées4 ou encore des Bibliothèques5, ou encore l’implication de l’inspection générale de la

Jeunesse et des sports dans le projet de dictionnaire biographique qui lui est consacré par le comité d’histoire du ministère6.

Des recherches académiques menées par des sociologues, des historiens et des politistes ont considérablement enrichi la connaissance de ces services. Elles ont permis de mettre en relation l’histoire des inspections avec celle, plus large, du développement de l’administration française. Les études historiques consacrées à certains secteurs de l’action publique ont montré le rôle joué par les inspecteurs dans la structuration d’une action publique étendue. C’est le cas

1 Guy Caplat, L’inspection générale de l’instruction publique au XXe siècle : dictionnaire biographique des inspecteurs généraux et des inspecteurs de l’Académie de Paris, 1914-1939, Paris, Institut national de la recherche pédagogique / Economica, 1997, 683 p ; Guy Caplat, « Première partie - Les inspections générales dans l’entre-deux-guerres et leur devenir », Histoire biographique de l’enseignement, 1997, vol. 13, no 1, p. 25‑132 ; Guy Caplat, « Regard sur l’inspection générale des services

administratifs (IGSA) 1885-1965 au temps des ordres d’enseignement », Administration & Éducation, 2016, hors-série, p. 119‑124.

2 P. Milloz, Les inspections générales ministérielles dans l’administration française, op. cit.

3 Ronan Guellec, L’inspection générale et l’inspection des Monuments historiques. Genèse, cadre statutaire et missions, Paris,

direction du Patrimoine, bureau du Patrimoine mobilier et instrumental, 1995.

4 Louise Thomas Vaillant, Un observatoire des rapports de l’État avec les collectivités locales : l’inspection générale des Musées, 1945 - 2010, Mémoire d’étude (M1), École du Louvre, Paris, 2013, 56 p.

5 Marc Bruchet, Vers une histoire institutionnelle de l’Inspection générale des bibliothèques : de la réforme du contrôle technique de l’État au service d’évaluation, mémoire d’étude du diplôme de conservateur des Bibliothèques, École nationale supérieure des Sciences de l’information et des bibliothèques (ENSIB), Villeurbanne, 2015, 95 p.

6 Comité d’histoire des ministères chargés de la Jeunesse et des sports, « Pour une histoire des inspecteurs généraux de la

de l’inspection générale des Établissements de bienfaisance étudiée par François Buton1, dont

l’auteur montre qu’elle contribue, au XIXe siècle, à la reprise en main des institutions d’État par

le pouvoir central (reprise en main qui renforce en retour leur propre fonction en cours d’institutionnalisation). Plus proche de nous, le rôle des inspecteurs de l’Éducation physique dans « la mise en administration chaotique » du ministère de la Jeunesse et des sports, au début de la Ve République, a été mis en évidence par Marie Lassus dans son histoire des

politiques de la Jeunesse et des sports2. Les travaux consacrés à l’histoire de l’inspection du

Travail permettent quant à eux de retracer le processus par lequel la puissance publique a conquis sa légitimité à intervenir dans le secteur privé3. Citons encore le travail de Marie Vogel

sur l’inspection de la Justice, qui éclaire l’autonomisation de la Justice par rapport à l’Intérieur4,

celui de Xavier Pons qui défend la thèse du rôle prépondérant de l’inspection de l’Éducation nationale dans la définition des politiques de l’évaluation des politiques éducatives5 et la thèse

récente de Laure Célérier qui analyse les modalités d’implantation de l’audit interne à partir des relations de concurrence impliquant fortement l’inspection générale des Finances6.

À une autre échelle d’analyse, d’autres travaux ont porté leur attention sur les logiques de renouvellement des corps d’inspection, donnant à voir les stratégies de sélection et de maintien des « sommets de l’État »7. À travers l’institutionnalisation de l’inspection générale

des Finances, Christophe Charle révélait la naissance du fonctionnaire moderne8. Nathalie Carré

1 François Buton, L’administration des faveurs : l’État, les sourds et les aveugles (1789-1885), Rennes, Presses universitaires de

Rennes, 2009, 333 p.

2 Marianne Lassus, Jeunesse et Sports : l’invention d’un ministère (1928-1948), Paris, INSEP-éditions, 2017, 666 p.

3 Vincent Viet, Les voltigeurs de la République : l’inspection du Travail en France jusqu’en 1914 (volume 1), Paris, CNRS Éditions,

1994, vol. 2/1, 401 p ; Vincent Viet, Les voltigeurs de la République : l’inspection du Travail en France jusqu’en 1914 (volume 2), Paris, CNRS Éditions, 1994, vol. 2/2, 218 p ; Sylvie Schweitzer, Les Inspectrices du travail, 1878-1974. Le genre de la fonction publique, Rennes, Presses Universitaire de Rennes, 2016, 170 p.

4 Marie Vogel, Contrôler les prisons. L’inspection générale des services administratifs et l’administration pénitentiaire 1907- 1948, Paris, la Documentation française, 1998, 192 p.

5 Xavier Pons, L’évaluation des politiques éducatives, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, 128 p.

6 Laure Célérier, L’État et ses contrôleur-e-s à l’épreuve de l’audit interne. Une étude sur l’introduction d’une fonction d’audit interne dans l’administration centrale d’État en France, Thèse de doctorat en Sciences de gestion, Paris Saclay - HEC, Paris, 2016, 488 p.

7 Pierre Birnbaum, Les sommets de l’État. Essai sur l’élite du pouvoir en France, Paris, Seuil, 1994, 210 p.

8 Christophe Charle, « Naissance d’un grand corps, l’Inspection des finances à la fin du XIXème siècle », Actes de la Recherche en science sociale, 1982, no 42, p. 3‑18.

de Malberg1 et Luc Rouban2 ont consacré plusieurs études aux trajectoires des membres de ce

même corps, interrogeant notamment les ressorts de leur circulation entre public et privé. Plus proche de nous, Sylvain Brunier met en relation le repositionnement de l’inspection générale de l’Administration de l’éducation nationale avec les transformations de ses recrutements3.

Au-delà de la diversité de leur ancrage disciplinaire, ces travaux académiques peuvent être rapprochés par leur objet. Ils prennent le plus souvent en considération les inspections proches des préoccupations des chercheurs en sciences sociales (Éducation nationale4, Travail5)

et les corps les plus prestigieux recrutant dans « la botte » de l’ENA, l’inspection générale des Finances faisant figure de super star. Considérés comme des élites, les corps d’inspection sont analysés au prisme des questions classiques posées par cette sociologie6. Phénomène de

clôture sur soi, logiques de reproduction, cumul de types de capitaux permettant la circulation entre champs sociaux (en particulier à travers les questions de pantouflage et de politisation partisane), influence sur la décision politique, apportent une connaissance fine des logiques corporatistes au sein de l’État. Plus rares sont les travaux qui interrogent les modalités pratiques de mise en œuvre de l’activité d’inspection. La difficulté à accéder et à observer les inspecteurs au travail l’explique, d’autant qu’elle s’ajoute aux caractéristiques du travail bureaucratique qui, selon Alexis Spire, « combine en permanence des références implicites à des règles de droit et des routines incorporées par les agents qui les mettent en œuvre »7.

1 Nathalie Carré de Malberg, Le grand état-major financier : les inspecteurs des finances, 1918-1946 : les hommes, le métier, les carrières, Paris, Comité pour l’Histoire économique et financière, 2011, 722 p.

2 Luc Rouban, « L’inspection générale des Finances 1958-2000 : quarante ans de pantouflage », Les cahiers du CEVIPOF, 2002,

no 31 ; Luc Rouban, « L’inspection générale des Finances, 1958-2008 : pantouflage et renouveau des stratégies élitaires », Sociologies pratiques, 2010, vol. 2, no 21, p. 19‑34.

3 Sylvain Brunier, « Une occasion à saisir. L’autonomie des universités comme opportunité de revalorisation professionnelle

pour l’Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche », SociologieS, 2018.

4 X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives, op. cit. ; Xavier Albanel, Le travail d’évaluation. L’inspection dans l’enseignement secondaire, Toulouse, Octarés, 2009, 171 p.

5 William Grossin, La création de l’inspection du travail, Paris, L’Harmattan, 1992, 253 p ; V. Viet, Les voltigeurs de la République, op. cit. ; V. Viet, Les voltigeurs de la République, op. cit. ; Jean-Claude Billard, « La réforme des services déconcentrés de l’État : l’exemple de l’Inspection du travail » dans Laurent Bonelli et Laurent Pelletier (eds.), L’État démantelé, Paris, La Découverte, 2010, p. 200‑210 ; S. Schweitzer, Les Inspectrices du travail, 1878-1974. Le genre de la fonction publique, op. cit. ; Marie Szarlej, Socio-histoire de l’Inspection du travail. Une administration comme une autre ?, Thèse pour le doctorat de sociologie, Université de Nantes, Nantes, 2017.

6 William Genieys, Sociologie politique des élites, Paris, Armand Colin, 2011, 368 p.

7 Alexis Spire, « Histoire et ethnographie d’un sens pratique : le travail bureaucratique des agents du contrôle de

l’immigration » dans Anne-Marie Arborio et al. (eds.), Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées, Paris, La Découverte, 2008, p. 61.

Certains travaux font cependant exception, au premier rang desquels, dans une juridiction adjacente à celle des inspections1, l’ethnographie du Conseil d’État par Bruno Latour2

et celle du Conseil constitutionnel par Dominique Schnapper3. L’étude que Xavier Albanel

consacre aux pratiques d’évaluation des inspecteurs pédagogiques régionaux (IPR) permet pour sa part de restituer les modalités concrètes de construction d’une expertise constituée sur des « scènes éclatées » (la classe, le rectorat, la préparation des examens etc.)4. Au niveau

de l’administration centrale, la thèse de Xavier Pons s’attache aux pratiques concrètes des évaluateurs de l’inspection générale de l’Administration de l’éducation nationale et leur contribution à la définition d’une politique de l’évaluation de l’action éducative5. L’article de

Sylvain Brunier complète cette analyse en montrant comment le renouvellement des inspecteurs dans les années 2000 aboutit à la confrontation de deux conceptions du travail d’inspection : d’un côté le maintien d’une distinction stricte entre inspection et fonctions opérationnelles, de l’autre un accompagnement ajusté aux attentes des opérateurs de politiques publiques6.

La richesse de ces travaux montre tout l’intérêt qu’il peut y avoir à appréhender l’histoire de l’administration et « l’État au concret »7 à partir des services d’inspection. Deux

axes de travail peuvent à partir de là être plus largement explorés. Le premier consiste à penser les inspections de différents niveaux de l’administration en relation les unes avec les autres. Le second à considérer plus étroitement les liens entre concurrence entre groupes professionnels en charge du contrôle et pratiques concrète de travail.

Les inspections sont souvent analysées soit selon une perspective monographique soit en regard des pairs de leur catégorie. Aussi les relations entre inspections situées à différents niveaux de la hiérarchie administrative restent à étudier. Cela semble pourtant une clé d’entrée utile pour interroger les catégories et hiérarchies indigènes, telle la séparation très française

1 Le Conseil d’État et la Cour des comptes sont des organes juridictionnels : le premier a sous son autorité les juridictions

Administratives, la seconde les juridictions financières.

2 Bruno Latour, La fabrique du droit : une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2004, 319 p. 3 Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Paris, Gallimard, 2010, 452 p.

4 X. Albanel, Le travail d’évaluation. L’inspection dans l’enseignement secondaire, op. cit. 5 X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives, op. cit.

6 S. Brunier, « Une occasion à saisir. L’autonomie des universités comme opportunité de revalorisation professionnelle pour

l’Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche », art cit.

entre inspections générales et inspections techniques. Elle permettrait également d’interroger l’hétérogénéité des professions ou groupes professionnels en charge du contrôle et, comme Sylvain Brunier l’a fait à propos de l’IGAENR, de faire apparaître la coexistence de définitions concurrentes des tâches au sein d’un même ensemble. En outre, approfondir les modalités concrètes de mise en œuvre du contrôle compléterait à notre sens utilement les analyses du gouvernement faites à partir des instruments. Les modalités de prise en charge de la régulation font en effet elles aussi partie de facteurs de transformation de l’État. Les travaux de Vincent Viet sur l’histoire de l’inspection du Travail montrent bien, par exemple, que c’est par la pratique quotidienne des inspecteurs que peut être saisie la fabrique d’une réglementation du travail1. Aussi l’étude de l’action des groupes professionnels dans l’État sur l’État s’enrichirait

semble-t-il à prendre en compte non seulement les stratégies et les instruments, mais également les pratiques des agents. Or les inspecteurs de l’administration centrale, un peu comme les préfets2, sont bien souvent d’abord pensés par les chercheurs comme des

fonctionnaires politiques, ce qui a pour conséquence de faire perdre de vue la seconde face de leur fonction : celle de fonctionnaires d’abord administratifs, exerçant un rôle à multiples facettes et mettant en œuvre une raison pratique dans leur activité quotidienne. Voir les inspections et leurs agents comme des groupes professionnels comme les autres permettrait de réinterroger leur rôle dans la fabrique de l’action publique et d’en faire des acteurs à part entière de l’évolution du contrôle, capables comme d’autres d’infléchir voire de réorienter les réformes3.

Les travaux consacrés au contrôle de l’administration (la public administration et la regulatory literature) et aux professionnels du contrôle offrent on le voit des perspectives riches tant en ce qui concerne la diversité des modalités de contrôle actuelle que les logiques historiques de leur évolution. L’une et l’autre de ces catégories semblent toutefois laisser la question des usages politiques de ce contrôle de côté. Elles ne permettent pas tout à fait de déconstruire les catégories du contrôle, d’interroger luttes de définition de ces catégories

1 V. Viet, Les voltigeurs de la République, op. cit.

2 Gildas Tanguy, « Des hauts fonctionnaires au service de l’État ou du pouvoir ? Retour sur l’histoire d’un corps : les préfets de

la République » dans La France et ses administrations. Un état des savoirs, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 103‑132.

3 Ian Kirkpatrick, Stephen Ackroyd et Richard Walker, The New Managerialism and Public Service Professions: Change in Health, Social Services and Housing, New York, Palgrave Macmillan, 2004, 215 p.

comme des prises de position des inspecteurs, ou de considérer leurs rapports comme des instruments d’action publique1 politiquement construits, dont il est possible de se saisir comme

de se détourner, et contribuant en retour à construire l’action publique. C’est finalement cette représentation dépolitisée du contrôle que nous souhaitons mettre au cœur de notre question de recherche.

IV. Questions de recherche et hypothèses

« Il y a toujours du temps cristallisé dans les institutions, dans les individus, et la plupart des phénomènes étudiés sont pris dans des processus à évolution plus ou moins rapide mais qui ne peuvent être négligés. »2

L’ambition de cette thèse est, à partir d’une « pensée par cas »3 qui s’intéresse à la

singularité des quatre inspections d’un ministère spécifique, d’interroger plus largement les fondements de la légitimité du contrôle administratif, et à travers lui, les fondements de la légitimité de l’État. Nous clarifions d’abord notre question de recherche dans les termes de l’usage politique du contrôle administratif. Nous précisons ensuite notre hypothèse principale selon laquelle la visibilité accrue d’un contrôle assumé n’a été rendue possible au ministère de la Culture qu’au prix de l’inscription de l’inspection dans le mythe d’une gouvernance dépolitisée.