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3 Sens et dénotation dans les travaux de J P Drouhard

C’est dans le cadre de l’étude sémantique des Écritures Symboliques en Algèbre élémentaire (ESA) que J.P. Drouhard (1992) fait usage des notions introduites par Frege :

« Ce chapitre a pour objet de présenter les grandes lignes d’une sémantique des ESA. (...) Nous voulons voir comment les concepts de "sens" et de "dénotation" développés par Frege en 1892 peuvent s’appliquer aux ESA. Nous verrons que cette approche "Frégéenne" apporte un éclairage nouveau à des questions anciennes qui concernent aussi bien les ESA elles-mêmes (dans ce chapitre) que la didactique de l’algèbre (au chapitre suivant). » [J.P. Drouhard, 1992, p. 265]

J.P. Drouhard non seulement reprend les termes de sens et dénotation introduits par Frege, mais fournit deux éléments supplémentaires pour l’analyse d’écritures symboliques : la connotation et l’interprétation. Drouhard reste très fidèle aux définitions de sens et dénotation présentées par Frege. Ainsi, afin d’éviter toute répétition, nous allons uniquement expliciter celles relatives à la connotation et à l’interprétation pour ensuite étudier les apports des termes sens et dénotation au discours de Drouhard.

Chapitre II

La notion d’interprétation est sous-tendue par celle de cadre, introduite par R. Douady et dépend de la notion frégéenne de dénotation : « J’appelle interprétation d’une ESA X dans un cadre donné tout objet qui "correspond" à la dénotation de X dans ce cadre. » [ibid, p. 280]. Les objets auxquels Drouhard se réfère sont des objets mathématiques d’où la nécessité, selon lui, de faire intervenir la notion de dénotation, dans la mesure où la dénotation d’une ESA est un objet mathématique. Les cadres dont il est ici question peuvent être de nature mathématique (cadre géométrique, graphique, arithmétique, etc.) ou « extra-mathématiques » (cadre des sciences physiques, de l’économie, etc.). Prenons un exemple : soit l’expression (ou plutôt l’ESA) 3x + 7. Si nous nous situons dans le cadre graphique, cette expression a pour interprétation la droite d’équation y = 3x + 7. Dans le cadre arithmétique d’autre part, nous pouvons l’interpréter comme l’écriture d’un nombre congru à 7 modulo 3, et ainsi de suite.

Il est important d’observer que l’interprétation d’une ESA ne revêt pas de caractère subjectif, dans la mesure où « la nature des diverses interprétations ne dépend pas de ceux qui les ont à l’esprit. » [ibid., p.283]. Ainsi, comme le souligne Drouhard, « associer 4x-2 à une droite du plan, je ne suis pas le seul à faire, et tous ceux qui le font associent la même droite à la même expression » [ibid., p.283]. Cependant, ce qui varie d’une personne à l’autre c’est la façon dont cette droite est représentée (au sens de Frege) ; ceci est à l’origine du second concept développé par Drouhard : la connotation.

Inspiré par le terme représentation introduit par Frege (cf. paragraphe II.1), Drouhard propose celui de connotation pour ce qui relève du caractère subjectif sous-jacent à la perception et interprétation d’une ESA par un sujet :

« Plus généralement, tout individu perçoit et interprète une ESA d’une manière spécifique, qui dépend de son expérience, et en particulier des situations par lesquelles est abordée cette ESA ou des ESA analogues. Je qualifie de connotation cette perception et cette interprétation subjectives. » [ibid., p.283. Caractères soulignés dans l’original]

Cette définition rejoint de très près celle de représentation au sens de Frege, cependant Drouhard explicite que le choix du terme connotation au détriment de celui de représentation s’est essentiellement fait pour des raisons sémantiques :

« Ce dernier terme est en effet fâcheusement polysémique (système de représentation, représentations graphiques, représentations mentales, représentation de connaissances etc.), aussi ai-je préféré "connotation" qui ressortit au vocabulaire spécialisé de la linguistique, pour éviter encore une fois les significations parasites. » [ibid., p.283]

L’objet de ce chapitre étant d’étudier l’apport des termes sens et dénotation à plusieurs travaux didactiques, nous ne retiendrons ici uniquement l’usage que Drouhard fait de ces deux termes, bien qu’ils soient insuffisants selon lui pour une analyse sémantique des ESA (d’où l’introduction des deux autres notions que nous venons de décrire). Nous retiendrons plus particulièrement l’usage de ces

6 Nous retrouvons, nous le verrons, l’équivalent de ce que Duval dénomme signifiant opératoire dans les travaux

Quelques écrits épistémologiques autour de l’algèbre

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termes lors d’interprétations de productions d’élèves issues d’entretiens réalisés par l’équipe du GECO7 (1997).

Ces entretiens se basent sur certaines attitudes d’élèves auxquelles les enseignants sont fréquemment confrontés au cours de l’enseignement de l’algèbre élémentaire. Les enseignants sont notamment désemparés lorsqu’ils font face à l’erreur classique : (a+b)2 = a2+b2. Il y a en quelque sorte

un malentendu constant entre professeur et élève, celui-ci comprenant rarement les explications de celui-là et vice-versa. L’explication du professeur qui essaye de dissuader l’élève en lui présentant un contre-exemple (en montrant par exemple, que pour a=2 et b=3 (a+b)2=25 tandis que a2+b2=13) ne

convainc pas forcément l’élève. Si pour cet élève, la valeur de l’expression n’a aucune importance, il ne comprend pas que l’argument sur lequel le professeur s’appuie fait appel à la dénotation de l’expression. L’élève ignore que les transformations (ici le développement du carré) sont censées conserver les dénotations ; en d’autres mots, « que la valeur de ce carré doit rester la même pendant son développement » [Drouhard, 1997, p.47]. Ainsi, d’après Drouhard, lorsque l’enseignant propose la formule (a+b)2 = a2+2ab+b2 en substitution à celle produite par l’élève ((a+b)2 = a2+b2), celui-ci la

perçoit comme un « choix » du professeur, qui « préfère » « sa » règle de transformation à celle proposée par l’élève. De plus, la différence de valeur que prennent les deux expressions lorsqu’on substitue a et b par des données numériques ne semble pas choquer les élèves, qui répondent : « Vous faites une transformation et j’en fais une autre. Les valeurs ne sont pas les mêmes ? C’est normal, puisque nous n’avons pas fait la même chose ! »8. Cette remarque révèle bien qu’il y a primauté d’un

sens des écritures au détriment de leur dénotation (et, à notre avis, il y a primauté de la connotation sur la dénotation). En d’autres mots, l’élève ne perçoit pas la priorité de la dénotation des écritures sur leurs sens, alors que, pour nous, les choix s'effectuent certes en fonction du sens, mais le respect de la dénotation des écritures demeure un critère indispensable.

Ceci dit, et Drouhard le souligne, lors de résolutions algébriques, il n’est pas nécessaire (et cela est d’ailleurs souvent fortement recommandé) de prendre en compte, à tout moment, la dénotation des écritures algébriques. Pour mener à bien quelques manipulations algébriques, il est indispensable de pouvoir momentanément se détacher du contexte dans lequel ces calculs sont proposés, et ainsi pouvoir effectuer des transformations9. C’est, en d’autres mots, le « savoir oublier » (cf. Serfati).

Néanmoins, il faut pouvoir accéder aux dénotations de ces écritures à tout moment et, ce faisant, être conscient que à toute ESA correspond une dénotation. Drouhard résume ainsi les facultés qu’un élève doit posséder lors de manipulations algébriques :

7 Association pour le développement du Génie Cognitif : C. Sackur, J.P. Drouhard, M. Maurel, M. Pécal. 8 Cité dans la recherche menée par GECO (1997).

9 Ceci rejoint de très près la position de Leibniz, commentée par Dascal, concernant l’emploi des signes : « [Leibniz] compare l’usage intelligent des mots (et d’autres signes) avec l’emploi de jetons (...), non parce que ceux-ci renvoient tout le temps aux idées qu’ils sont censées représenter, mais plutôt parce que l’on peut effectuer sur ces jetons eux-mêmes toutes les opérations de calcul que l’on veut, sans passer incessamment au plan des idées. En réalité, c’est la possibilité de délayer indéfiniment ce renvoi aux idées qui est surtout appréciée par Leibniz » (M. Dascal, La sémiologie de Leibniz, 1978, p. 222. Italiques dans l’original).

Chapitre II

« - savoir que toute ESA a une dénotation

- savoir exprimer que toute ESA a une dénotation - savoir calculer la dénotation d’une ESA

- et savoir quand il est intéressant de calculer la dénotation d’une ESA. » [ibid., p.363. Caractères en gras dans l’original]

Ainsi, nous avons vu que les notions de sens et dénotation introduites par Drouhard lui servent non seulement d’outil d’analyse de quelques production d’élèves mais sont également à la base de la notion de com-préhension [Drouhard, 1992] d’une ESA, c’est-à-dire « prendre en compte ensemble leur syntaxe, leur dénotation, leur sens et leur interprétation. » [ibid., p. 376]

Si Drouhard et Duval restent fidèles aux notions des sens et dénotation introduites par Frege (le premier rajoutant toutefois les notions de connotation et d’interprétation), il n’en est pas de même pour Arzarello, qui s’inspire des notions frégéennes en les adaptant à ses besoins. Nous verrons dans le paragraphe suivant dans quelle mesure les définitions de « sens » et « dénotation » présentées par Arzarello diffèrent de celles de Frege et étudierons l’apport de ces deux termes aux analyses didactiques menées par celui-là.