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2 – Gilles Gaston Granger et la dualité opération-objet

C HAPITRE III – Q UELQUES ECRITS EPISTEMOLOGIQUES AUTOUR DE L’ALGEBRE

III. 2 – Gilles Gaston Granger et la dualité opération-objet

Au même titre que J. Vuillemin, G-G Granger, éminent épistémologue des mathématiques de notre temps, s’intéresse aux rapports entre les mathématiques et la philosophie et plus précisément à « la fonction de matrice conceptuelle que pourraient éventuellement avoir joué des notions philosophiques à l’égard des constructions du mathématicien » [Granger, 1994, p. 199. Italiques dans

2 A ce sujet, il est intéressant de reprendre ici le commentaire de Vuillemin : « Et s’il lui est arrivé comme dans l’Entretien avec Burman d’attribuer à l’analyse les vertus même de la pédagogie, c’est que Descartes distinguait deux degrés dans la doctrine, dont le plus éminent est d’enseigner aux autres comment on peut inventer.» [Vuillemin, 1962, p.6. Italiques dans l’original].

Chapitre III

l’original]. D’une œuvre très riche et diverse nous extrayons un seul recueil d’articles qui nous semble adapté à notre projet : celui intitulé formes, opérations, objets.

Si Vuillemin nous propose, nous l’avons vu, une réflexion relative aux emprunts de la philosophie à certains concepts et méthodes mathématiques, c’est le sens inverse de cette relation entre les deux domaines que Granger se propose d’explorer. Cependant, à l’instar de Vuillemin, Granger se sert lui aussi de l’oeuvre de Leibniz pour développer son idée. En effet, ce géomètre présente, selon Granger,

« (...) l’un des très rares exemples d’une création mathématique qui, authentiquement novatrice sur bien des points, est associée dès son origine et tout au long de son histoire à des vues logiques et métaphysiques où elle trouve son impulsion initiale et l’orientation de son mouvement » [ibid., p.200]

Motivé par l’analyse de la « portée et du point d’application de cette impulsion philosophique », G-G Granger procède à une analyse exceptionnellement fine de la mathématique leibnizienne, en soulignant notamment les origines métaphysiques de sa pensée symbolique, en affirmant, par exemple que :

« Notre esprit humain est lié à la singularité des points de vue, mais la représentation « aveugle » des relations nous permet cependant de transcender cette finitude, et de saisir, à travers la variété des faits concrets, l’unicité de la loi –ou, si l’on veut, de penser en termes finis l’infini qui ne nous est pas accessible. On perçoit déjà en quel sens la Métaphysique leibnizienne a pu jouer dans la création mathématique un rôle véritablement moteur. » [ibid., p. 209]

Et, plus loin, lorsqu’il examine le rôle de la loi de continuité dans le Calcul de Leibniz en termes de « méta-principe »4 :

« C’est d’abord en effet comme guide de la pensée symbolique que nous l’avons rencontré. Mais il s’agit d’un principe qui, à l’égard des Mathématiques, est vraiment méta-théorique et prend sa source plus haut encore puisque Leibniz n’hésite pas à le désigner parfois comme « le principe de l’ordre général » (Lettre à Bayle, 1687, in Erdmann, p.104) par excellence et s’il « réussit » à la fois dans la Géométrie et dans toute la Physique, c’est parce que « la souveraine sagesse qui est la source de toutes choses agit en parfait géomètre ».» [ibid., p. 234]

L’étude de l’oeuvre leibnizienne conduit également G-G. Granger à une analyse philosophique plus spécifique de la symbolique employée par le géomètre et de toute la puissance qu’elle recèle, notamment lorsqu’il traite de « l’invention des déterminants ». Il y souligne en particulier la constance de Leibniz à considérer que « les signes sont d’autant plus utiles qu’ils expriment mieux les relations des choses ».

Les dix-neuf études qui composent le recueil ne se limitent cependant pas à l’analyse de la résonance des concepts philosophiques dans les concepts mathématiques. Celles-ci s’articulent en effet

3 Plus particulièrement, Vuillemin montre, à travers une multitude d’exemples, dans quelle mesure l’algèbre assure la réversibilité de l’analyse et de la synthèse, tout en suggérant une meilleure adéquation de cette dernière à la métaphysique.

4 Cf. sur ce point l’article de M. Serfati intitulé « The principle of continuity and the « paradox » of leibnizian

Quelques écrits épistémologiques autour de l’algèbre

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autour d’un thème central plus large : celui du rapport des formes aux contenus et de l’abstrait au concret dans les sciences. Tout au long de son ouvrage, G-G Granger s’intéresse de fait à montrer la multiplicité des applications, dans les sciences, de ce qu’il appelle la pensée formelle et plus précisément à quel point « le scientifiquement connaissable » est dépendant des déploiements de celle- ci.5

Nous noterons en particulier, dans l’article intitulé Contenus formels et dualité, l’exploitation faite par Granger du concept de dualité, au sens mathématique du terme. De celui-ci il retient essentiellement deux caractéristiques. Tout d’abord le fait que s’y exprime « l’idée de traduction d’une propriété ou d’un système par une autre propriété ou par un autre système au moyen d’un renversement de points de vue, qui en conserve en un certain sens la forme». Cette idée peut être illustrée par le transfert de problèmes initialement posés en géométrie euclidienne vers la géométrie projective, où l’on passe du point à la droite et d’alignement de points à des concours de droites. Puis, le fait que la dualité exprime particulièrement bien l’idée de « permutation entre un système d’ « objets » et le système d’opérations qui s’y appliquent », essentielle en mathématiques. Ainsi, ajoute-t-il,

« (…) le mathématicien, partant d’un espace vectoriel quelconque défini sur un corps de base, appelle espace dual l’espace des formes linéaires qui appliquent les vecteurs de l’espace primitif sur les éléments du corps. Cet espace d’opérateurs étant lui-même un espace vectoriel, qui se trouve, dans le cas fini être isomorphe à l’espace d’objets (les espaces primitifs) dont il procède. » [ibid. p.54]

Granger reprend ensuite cette notion de dualité, centrale dans ce recueil d’articles, en lui associant la particularité d’être une « catégorie primitive de la pensée ». Cette idée s’avère également fondamentale pour étudier l’opposition, telle qu’il la perçoit, entre forme et contenu et, plus précisément pour exposer les multiples significations que cette opposition revêt dans le fonctionnement du symbolisme, lorsque cette dernière s’applique au couple opération-objet. Ainsi précisera-t-il :

« Ce qui est forme à un niveau peut devenir contenu à un niveau supérieur d’organisation, de sorte que la caractérisation comme forme n’a de sens que si on lui contrapose un contenu, et que, d’une certaine manière, il y a des degrés du formel. (...) les additions et multiplications de l’arithmétique deviennent des entités plus générales soumises aux lois de degré supérieur d’une algèbre « universelle » ; l’opération d’intégration devient l’entité : « fonctionnelle linéaire », objet d’une analyse nouvelle. La véritable opposition est celle du couple opération-objet. Un niveau opératoire supérieur détermine comme nouvel objet ce qui était opératoire en acte» [ibid., p.151]

Et plus loin il conclut :

5 Afin de clarifier cette notion, nous renvoyons le lecteur à la définition, donnée par Granger, du thème central de son recueil : c’est l’étude « de la signification, des pouvoirs et des limites de la pensée formelle comme instrument de connaissance scientifique, et de ses rapports aux contenus ». Nous noterons également, dans sa conclusion, un renvoi à cette notion, lorsque Granger écrit, en mettant en regard pensée formelle et philosophie : « Si la philosophie est, comme je le pense, également une connaissance, il est naturel de se demander si et comment ces métaconcepts [forme, opération et objet] y interviennent ; en d’autres termes, quel rôle peut jouer en philosophie la pensée formelle. »

Chapitre III

« Nous dirons plutôt que la mathématique vise à construire la totalité des formes d’objets possibles, et pas seulement d’objets construits dans l’intuition sensible (...). Il faudrait préciser peut-être : la totalité des formes d’objets constructibles dans l’intuition symbolique. » [ibid., p. 156. Italiques dans l’original]

Nous observons une résonance certaine avec ce qui précède ; les préoccupations développées par Vuillemin, et en particulier l’étude des rapports entre les mathématiques et la métaphysique, faisant aussi objet des travaux exposés ici. Cependant, tandis que ce dernier propose une réflexion philosophique générale sur l’algèbre, celui-là s’interroge plus spécifiquement sur l’articulation entre forme et contenu, dans une étude qui ne se restreint pas à ce domaine. Mais si cette articulation a trouvé des applications dans diverses sciences, comme le montre Granger dans son recueil, elle est particulièrement pertinente dans le contexte de l’algèbre, où les signes, lato sensu, jouent un rôle primordial. C’est en ce sens, nous semble-t-il, que l’ouvrage de Granger se rapproche davantage de notre thématique de recherche.

Nous souhaitons conclure cette section en retenant surtout des textes de Granger une réflexion profonde relative à la pensée formelle, ainsi qu’à l’articulation des trois métaconcepts philospohiques que sont les formes, les opérations et les objets. Comme nous l’avons déjà souligné, les textes de G-G Granger relèvent de préoccupations, dans le cadre philosophique, qui se rapprochent davantage de notre sujet de recherche. Celles-ci sont toutefois inscrites dans le contexte d’une philosophie générale ; l’écriture algébrique en soi n’est pas l’objet d’étude. Dans les paragraphes qui suivent, notre attention sera au contraire centrée sur des ouvrages où cette analyse est davantage mise en valeur. Nous verrons cependant que, si l’accent est donc bien mis sur les notations mathématiques, c’est par contre bien souvent au détriment de l’analyse philosophique ou épistémologique.