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CHAPITRE 3 : LES VÉRITÉS GÉNÉRALES

1. Les énoncés à la P

1.3. Au sein de questions orientées

Les vérités générales peuvent également se trouver au sein de questions orientées interropositives ou interro-négatives. L’extrait suivant comporte une question orientée interropositive. Il se situe après que la Marquise ait écrit au Comte à propos de ses craintes concernant la rumeur de son mariage avec Mademoiselle de S***, et qu’il ait démenti :

Je vous reconnais, Monsieur, aux idées que vous avez conçues : elles me montrent votre mépris pour moi, et m’assurent de votre indifférence. Je ne vous aime donc plus, et mes alarmes sur le bruit de votre mariage ne sont pas réelles ? je ne les affecte que pour vous cacher une nouvelle passion, et c’est un prétexte pour vous abandonner plus sûrement. Vous êtes le seul qui, en pareil cas, pût imaginer une chose semblable : vous ne le croyez pas ; mais pourquoi me l’écrire ? Ne me trouvez-vous pas assez infortunée ? N'est-ce donc pas assez de vous perdre, et lorsque l'amour s'éteint, le mépris doit-il prendre sa place ? (lettre LIII, p. 178-179)

512 M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, op. cit., p. 295. 513 A. Sancier-Château et D. Denis, Grammaire du français, op. cit., p. 51.

514 Id. 515 Id. 516 Id.

517 M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, op. cit., p. 295. 518 A. Furetière, Dictionaire Universel, op. cit., s.v. « passion ».

La question orientée se trouve dans la deuxième proposition de la phrase, coordonnée par la conjonction « et » à une première question orientée (celle-ci étant interro-négative). Par la question orientée et l’énoncé à la P3, la Marquise tente de montrer au Comte le caractère profondément injuste et odieux de son comportement. En effet, le Comte a accusé l’épistolière d’inventer les rumeurs de mariage dans l’intention de rompre leur liaison. Cette accusation prouve à la Marquise qu’il cherche lui-même à interrompre leur relation, et que non seulement il n’éprouve plus de passion pour elle, mais que cette attitude prouve de plus qu’il la considère désormais avec « mépris ». L’énoncé à la P3 qui se trouve dans la question orientée se distingue par l’emploi des deux « groupes nominaux à valeur générique520 », « l’amour » et

« le mépris », ainsi que par l’usage du présent gnomique du verbe devoir conjugué à la P3. La question orientée est introduite par une subordonnée circonstancielle temporelle débutant par la conjonction composée lorsque. Comme nous l’avons vu dans notre chapitre précédent, une subordonnée temporelle peut se teinter d’une nuance causale, ce qui est le cas dans cet extrait. La conjonction lorsque revêt une nuance de sens qui la rapproche de locutions conjonctives telles que dès lors que, apte à introduire des causales. Il y a donc un lien de cause à effet entre la subordonnée circonstancielle « lorsque l’amour s’éteint » et la proposition principale « le mépris doit-il prendre sa place ? ». Cet énoncé présente ainsi une loi générale comportant une relation de causalité niée par l’effet de la question orientée interropositive. Le verbe devoir fait partie des verbes qui donnent « à une phrase interropositive le sens d’une prescription négative atténuée521 ». Il véhicule ici une « notion d’utilité ou de nécessité522 ». En l’utilisant,

la Marquise déconstruit l’idée selon laquelle le « mépris » devrait nécessairement se substituer à « l’amour » lorsque celui-ci n’existe plus. Elle montre l’absence de lien de causalité nécessaire entre la disparition de l’un et l’apparition de l’autre. Cela renforce l’accusation contre le Comte : celui-ci ayant librement choisi d’avoir du « mépris » pour la Marquise, il en est d’autant plus coupable et cruel.

Dans l’extrait suivant, l’énoncé à la P3 se trouve cette fois-ci dans une question orientée interro-négative :

Croyez-vous m'avoir gardé toute la discrétion que vous me devez, quand vous n'aurez dit à personne les termes où nous en sommes ensemble ? Ne savez-vous pas que les actions en disent plus que tout le reste ? Voulez-vous faire deviner à tout le monde que vous m'aimez, et qu'il ne manque rien à votre bonheur ? (lettre XXIX, p. 109)

L’usage du verbe savoir montre que la Marquise tend à rappeler au Comte une vérité générale 520 Ibid.., p. 532.

521 A. Borillo, « Quelques aspects de la question rhétorique en français », art. cit., p. 9. 522 Id.

qu’il connaît fort bien. La question orientée a pour but de l’obliger à admettre qu’il connaissait effectivement cette vérité, mais qu’il n’a pas agi en conséquence. L’épistolière fustige ainsi ce qui de sa part peut être de la négligence ou bien une volonté de faire deviner leur liaison au public. Le « group[e] nomina[l] à valeur générique523 », « les actions », fait

l’objet d’une personnification. En effet, le verbe qui lui est associé est le verbe de parole dire, qui suppose une entité animée capable de langage. Ce verbe fait l’objet d’un polyptote, figure avec « variantes morphologiques d’un terme unique524 » qui correspond ici à une « variatio[n]

de mode525 ». En effet, dans la question qui précède l’interro-négative, on trouve le verbe dire

conjugué au futur antérieur : « aurez dit ». Ce verbe se trouve au sein d’une proposition subordonnée circonstancielle « concessive hypothétique526 » introduite par « quand ». Celle-ci

constitue « l'expression de la cause inefficace527 » : le « rapport d'implication528 » qui devrait

lier la concessive et la principale se voit « nié en tant que tel dans la concession529 ». La cause

inopérante est le fait que le Comte n’ait révélé à personne, par le discours, sa relation secrète avec la Marquise. En effet, ce n’est pas parce qu’il n’a sciemment dévoilé à personne la liaison qu’il ne l’a pas révélée autrement. Le jeu sur le verbe dire permet de mettre en exergue cette faute : le Comte n’a rien « dit », mais cela n’excuse pas son comportement, qui a tout exprimé pour lui. De plus, la Marquise utilise un comparatif de supériorité pour montrer à son amant que les actes en révèlent davantage qu’il ne l’aurait fait lui-même en l’énonçant explicitement. Le comparatif est suivi du groupe nominal « tout le reste » : celui-ci comprend le prédéterminant « tout » qui « ajoute la notion de quantification totale530 ». Ainsi, « les

actions » sont présentées comme les manifestations les plus révélatrices de l’amour. Par conséquent, le Comte est d’autant plus coupable : il connaissait les risques qu’il y avait à manifester trop d’affection à son amante en public ainsi que le pouvoir révélateur des « actions ». Par cette question orientée, la Marquise énonce son reproche avec efficacité tout en remémorant à son amant une loi dont il aurait dû tenir compte.

523 M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, op. cit., p. 532. 524 C. Fromilhague, Les Figures de style, op. cit., p. 30.

525 Id.

526 A. Sancier-Château et D. Denis, Grammaire du français, op. cit., p. 125. 527 Ibid., p. 124.

528 Id. 529 Id.