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La condition féminine dans une période d'évolution des sensibilités

CHAPITRE 3 : LES VÉRITÉS GÉNÉRALES

2. La condition féminine dans une période d'évolution des sensibilités

Les Lettres de la Marquise prennent place dans un moment d'évolution des sensibilités, au cours duquel « l'idéal galant, tel qu'il a été théorisé dans les milieux aristocratiques par le chevalier de Méré ou Pellisson, [qui] repose sur une valorisation de la femme, et plus généralement des valeurs féminines605 » se voit décliner au profit du

libertinage. Ainsi, l'« idéal de vie collective harmonieuse et apaisée, fondé sur des principes de délicatesse et de gaité606 » ne peut perdurer face à cette évolution de la société. Avec l'essor

du libertinage, il connaît des « dysfonctionnements qui réintroduisent dans les échanges entre les sexes de la duplicité là où l'on ne souhaitait trouver que de la transparence607 ». En effet,

« par-delà l'exquise politesse des termes employés, les entreprises de séduction dissimulent souvent une volonté de nuire608 », dont la femme est victime. Comme nous l'avions mentionné

en introduction, l'homme accroît sa réputation en fonction du nombre de ses conquêtes. Par conséquent, les tentatives de séduction du libertin ne peuvent être sincères : elles cachent une stratégie savamment orchestrée, propre à piéger ses victimes. La galanterie échoue ainsi à construire des rapports égalitaires et apaisés entre les deux sexes ; elle ne peut « masquer la réalité des relations entre les hommes et les femmes, et la présence persistante de rapports de domination609 » qui se révèlent d'autant plus avec l'expansion du libertinage. La femme est

particulièrement vulnérable et se trouve « dans une position de soumission, face au mari, mais aussi aux regards cruels du public, censeur impitoyable de tout écart de conduite610 ». La

Marquise est parfaitement consciente des risques encourus par une femme qui se livre à une liaison ; sa constante méfiance envers le Comte, les vives inquiétudes qui l'accablent au moindre signe annonciateur de déloyauté expliquent la profusion de passages d'accusations dans le roman. Face à la menace de trahison et d'humiliation publique, la vigilance est de mise 605 D. Hölzle et S. Legrain, Crébillon fils, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***, op. cit., p. 50. 606 Id.

607 Ibid., p. 64. 608 Ibid., p. 67. 609 Ibid., p. 52. 610 Id.

pour l'épistolière, qui a déjà observé les effets de la duplicité du Comte sur l'une de ses anciennes maîtresses (lettre XII). Elle sait pertinemment que « pour le séducteur libertin, [...] une fois qu'une femme a cédé, ne reste plus que le plaisir cruel de la révélation de la liaison, et la jouissance devant l'humiliation publique de la conquête611 ». Même lorsqu'il ne va pas

jusqu'à humilier publiquement ses conquêtes, le séducteur ne recherche pas l'amour authentique auquel aspire généralement la femme. En effet, « le libertin se méfie de l'"amour- sentiment", source de sujétion612 » ; il tend davantage à suivre « la notion d'amour-goût, une

union fondée uniquement sur un attachement réciproque et sur une quête commune de plaisir, mais qui n'impose pas la fidélité, [qui] vient se substituer à l'amour-passion613 ». Il s'établit

ainsi une « distinction radicale [...] entre les sens et le sentiment614 » qui correspond à la

différence entre la manière d'aimer des hommes et des femmes. Dans ces conditions, « les inquiétudes de l'héroïne sont légitimes, l'infidélité des amants dans l'univers galant est probable615 ». La Marquise a parfaitement saisi, dès le début de la liaison, cet aspect de la

personnalité du Comte : « Je sens au travers de toutes vos démarches, que vous recherchez moins les plaisirs du cœur, et ses tendres épanchements, que ceux que l'amour peut procurer616 » (lettre XXIII). Il existe ainsi une différence fondamentale entre les manières

d'aimer des deux sexes, ce qui explique les désaccords et conflits constants entre l'épistolière et son amant tout au long du roman. La Marquise aspire à un idéal correspondant aux valeurs passées de la galanterie, tandis que le Comte s'inscrit dans une époque où l'homme ne recherche que les plaisirs sensuels aux dépends de ses conquêtes. Paradoxalement, la Marquise jouit de la certitude qu'elle « aime mieux, et plus617 » et se complaît dans « la

proclamation d'un amour irrémissible, dont elle connaît la qualité618 ». Ainsi, « le reproche

d'indifférence et de froideur qu'elle adresse fréquemment au Comte, ou de ne pas savoir aimer, ou si mal, s'accompagne du plaisir supérieur d'aimer mieux et de se satisfaire de son amour619 ». Malgré cette satisfaction narcissique, elle tente tout au long du roman de

transmettre ses valeurs et ses principes au Comte en fustigeant son inconstance, son insensibilité et son indélicatesse. Elle exprime de manière très explicite, vers la fin du roman, la différence entre leurs deux manières d'aimer et le but qu'elle souhaite atteindre dans leur 611 Ibid., p. 58.

612 D. Millet-Gérard, Le Coeur et le cri, op. cit., p. 79.

613 D. Hölzle et S. Legrain, Crébillon fils, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***, op. cit., p. 59-60. 614 T. Viart, La Convention de l'amour-goût chez Claude Crébillon, op. cit., p. 182.

615 D. Hölzle et S. Legrain, Crébillon fils, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***, op. cit., p. 62. 616 Crébillon fils, Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R***, op. cit., p. 95.

617 D. Millet-Gérard, Le Coeur et le cri, op. cit., p. 165. 618 Ibid., p. 169.

liaison : « Ce ne sont pas vos transports, c'est votre cœur que je cherche620 » (lettre LIV). À

travers les séquences d'accusation, en s'appuyant sur les comportements repréhensibles du Comte, elle lui propose de nouveaux modèles à suivre pour correspondre à l'idéal qu'elle recherche et met elle-même en pratique.