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CHAPITRE 3 : LES VÉRITÉS GÉNÉRALES

1. Les énoncés à la P

1.2. Avec un adjectif enclosif

Pour disqualifier la manière d’aimer du Comte, la Marquise se sert « des emplois enclosifs de l’épithète modale vrai antéposée au nom et de son quasi-synonyme, véritable492 »,

484 Ibid., p. 390.

485 C. Fromilhague, Les Figures de style, op. cit., p. 34. 486 Id.

487 P. Richelet, Dictionnaire françois, op. cit., s.v. « froideur ». 488 Ibid., s.v. « dégout ».

489 Ibid., s.v. « dégoutant, dégoutante ». 490 Ibid., s.v. « nécéssaire ».

491 A. Furetière, Dictionaire Universel, op. cit., s.v. « nécéssaire ».

492 D. Legallois, « Incidence énonciative des adjectifs vrai et véritable en antéposition nominale », art. cit., p. 46.

très utiles au niveau argumentatif, grâce à la « notion de vérité [qui leur est] inhérente493 » :

Vous me dites encore que vous m'aimez, mais c'est avec une froideur... vous ne le sentez pas ! Quoi ! ne serais-je donc jamais sûre de votre cœur ? L'absence, qui pour les vrais amants est un supplice insupportable, n'est-elle pour vous qu'un repos ? (lettre XXXVI, p. 121-122)

Avec quelle froideur m'assurez-vous que vous êtes toujours à moi ? Ah ! qu'une véritable passion a bien un autre langage ! (lettre LIII, p. 179)

Avec ces adjectifs enclosifs, la Marquise insiste sur la vérité des énoncés qu’elle formule en donnant l’impression qu’il s’agit d’une « émanation interdiscursive du savoir collectif et non d’une voix individuelle494 ». Elle met ainsi le Comte face à ce qu’elle prétend être une vérité

indépendante de son jugement, qui disqualifie sa manière d’aimer en le plaçant en dehors de la catégorie des « vrais amants » et de ceux qui vivent une « véritable passion ». En effet, les adjectifs enclosifs tendent à établir « la confirmation, face à l’anticipation d’une remise en cause du dire, de la vérité (pertinence) d’une énonciation présentée comme originelle495 ». La

parole de la Marquise se présente donc comme porteuse d’une vérité indiscutable, comprenant des conditions auxquelles le Comte ne souscrit pas. Ces deux extraits tendent à souligner l’absence de passion du Comte, en mettant en regard son attitude et celle qu’il devrait avoir. Dans le premier extrait, cette opposition s’opère par le biais des deux « groupe[s] prépositionnel[s] dit[s] "complément[s] du nom"496 » que sont « pour les vrais amants » et

« pour vous ». Ceux-ci sont des constituants « nécessaires à l’identification du référent du GN497 » et renvoient chacun à un référent distinct ; ainsi la différenciation est-elle opérée entre

« les vrais amants » et le Comte (représenté par le pronom personnel « vous »). Ces deux compléments du nom sont respectivement des « modifieurs498 » des groupes nominaux « un

supplice insupportable » et « un repos », qui endossent tous deux la fonction d’attribut du sujet. Ils sont en effet construits avec « le verbe être, qui fonctionne comme une copule, c’est- à-dire comme le marqueur du rapport prédicatif que l’a.s. entretient avec le sujet499 ».

L'« attribut du sujet500 » correspond au « deuxième constituant d'un groupe verbal (GV -> V +

X) dont le verbe introducteur est le verbe être ou un verbe d'état susceptible de lui être substitué501 ». Il « s'interprète comme un prédicat qui exprime une caractéristique (propriété,

493 Ibid., p. 57. 494 Id.

495 Ibid., p. 46.

496 M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, op. cit., p. 346. 497 Ibid., p. 342.

498 Id.

499 Ibid., p. 423. 500 Ibid., p. 700. 501 Ibid., p. 419.

état ou catégorisation) du sujet502 ». Les deux attributs du sujet « un supplice insupportable »

et « un repos » expriment ainsi une caractéristique du sujet « l’absence », un groupe nominal qui comprend l’article défini l’’ en emploi générique ainsi que le substantif abstrait au singulier absence. C’est donc dans son acception générale que « l’absence » est qualifiée par les attributs du sujet, respectivement selon « les vrais amants » et selon le Comte. Cette différenciation opérée par les attributs du sujet crée un fort effet d’opposition entre les deux manières de vivre « l’absence ». En effet, le premier attribut du sujet contient le substantif « supplice », un terme qui « se dit fig. de tout ce qui cause de la douleur, de la peine tant au corps, qu'à l'esprit503 », et « se dit hyperboliquement de toute autre peine ou douleur qu'on

souffre dans la vie504 ». Ce substantif, qui véhicule l’idée d’une forte souffrance, est de plus

suivi de l’adjectif « insupportable », qui signifie « qu'on ne peut souffrir, qui est difficile à supporter505 », et qui se « dit aussi par exageration de ce qui est penible ou incommode506 ». La

proximité de ces deux termes crée un effet d’« hyperbole507 », « procédé emphatique508 » qui

permet d’accroître « l’intensité d’un propos509 ». La Marquise insiste ainsi sur l’immense

souffrance que ressentent « les vrais amants » dès lors qu’ils sont éloignés, afin de mettre en exergue l’insensibilité du Comte, qui vit cette « absence » comme un « repos ». Le « repos » désigne ici « une quietude d'esprit et de corps qui les met [les gens] hors de trouble, de crainte et de soins510 », il renvoie à la « tranquillité, [l’]exemption de toute sorte de peine d'esprit511 ».

Ce terme se place donc en totale opposition avec « le supplice insupportable » qui caractériserait les « vrais amants ». De plus, l’attribut du sujet « un repos » est encadré d’une négation exceptive qui montre l’exclusivité de ce sentiment, et par là l’absence du moindre tourment. La Marquise souligne ainsi la différence entre le comportement du Comte et ce qui serait attendu de lui s’il faisait partie des « vrais amants ». Toutefois, il s’agit tout de même d’une interrogation : l’hyperbole, tout comme la nette distinction qui est opérée, permet à l’épistolière de signifier ses doutes au Comte, de l’amener à s’interroger sur la nature de ses sentiments ainsi que sur sa manière de les manifester. Indignée par la froideur de son amant, la Marquise opère volontairement cette distinction radicale afin d’obtenir des explications et de le forcer à reconnaître ses torts.

502 Id.

503 Académie Française, Nouveau Dictionnaire de l'Académie françoise, op. cit., s. v. « supplice ». 504 A. Furetière, Dictionaire Universel, op. cit., s.v. « supplice ».

505 Ibid., s.v. « insupportable ». 506 Ibid., s.v. « insupportable ».

507 J.-J. Robrieux, Éléments de rhétorique et d'argumentation, op. cit., p. 64. 508 Id.

509 Id.

510 A. Furetière, Dictionaire Universel, op. cit., s.v. « repos ».

Dans le second extrait, le groupe nominal « véritable passion » est précédé de l’article indéfini une dans son « emplo[i] génériqu[e]512 », lequel traduit une « opération

d’extraction513 » au « niveau général514 », c’est-à-dire qu’il « extrai[t] d’un ensemble formé de

plusieurs êtres ou objets un élément unique515 ». Par cette opération, « ce qui est dit est vrai

pour l’ensemble de la classe désignée par le nom516 », car « l’élément auquel renvoie le GN

introduit par un est alors considéré comme un exemplaire représentatif (« typique ») de toute sa classe517 ». La Marquise oppose le comportement du Comte à ce qu’elle considère comme

relevant d’« une véritable passion ». La présence du substantif « froideur » dans la phrase précédant celle qui contient l’énoncé à la P3, crée un effet d’opposition sémantique avec la « passion », terme qui « se dit par excellence de l'amour518 ». Par ailleurs, le morphème que

(ici élidé devant initiale vocalique) est utilisé dans son emploi adverbial équivalent à comme. En tant qu’« élément introducteur [...] [il] marqu[e] le type519 » de la phrase, ici exclamative,

et permet à la Marquise de traduire davantage son émotion. Elle exprime ainsi plus intensément sa tristesse face à la constatation de la différence entre le langage du Comte et celui qui serait révélateur d’une « véritable passion ». De plus, l’adverbe d’intensité « bien » permet d’insister sur la certitude de la Marquise et d’accentuer davantage la différence entre les deux.