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CHAPITRE 1 : LES SUBSTANTIFS ABSTRAITS AU PLURIEL

2. Le pluriel de différenciation

Deuxièmement, les attitudes du Comte sont souvent détaillées par des substantifs abstraits utilisés en « pluriel de différenciation », un pluriel qui sert à préciser les manifestations d'un sentiment et qui s'avère « particulièrement utile aux distinctions et aux analyses psychologiques et morales167 ». On le trouve au sein de structures binaires ou

cumulatives. Ces structures peuvent être constituées uniquement de substantifs abstraits au pluriel, ou n'en contenir qu'un seul, les autres demeurant au singulier.

166 Académie Française, Nouveau Dictionnaire de l'Académie françoise, op. cit., s.v. « jalousie ».

167 C. Lignereux, « L'emploi des substantifs abstraits au pluriel dans les lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan », dans Cl. Badiou-Monferran, Fr. Calas, J. Piat et Chr. Reggiani (dir.), La Langue, le style, le sens. Études offertes à Anne-Marie Garagnon, op. cit., p. 160.

2.1. Les plaintes motivées par l'infidélité du Comte

L'inconstance du Comte amène celui-ci à se désintéresser de la Marquise, mais également à se tourner vers d'autres femmes, deux aspects qui sont très souvent soulignés. La Marquise émet alors des plaintes, c'est-à-dire des « paroles qui témoignent le peu de satisfaction qu'on a de quelqu'un, ou le tort qu'on a reçu168 », et qui constituent « ce qu'on dit,

ce qu'on escrit pour marquer le sujet qu'on a de se plaindre de quelqu'un169 ». Nous

commenterons dans le même temps les deux structures binaires des occurrences suivantes, qui sont similaires :

L'amour est toujours clairvoyant quand il est au point que je sens le mien. Accoutumée à être aimée, réfléchissant avec plaisir sur tout ce qui me prouvait votre tendresse ; comment avez- vous pu penser que je ne m'apercevrais pas de votre négligence et de vos mépris ? sera-ce en m'accusant de bizarrerie que vous dissiperez mes soupçons ? Pouvez-vous me nier que vous n'ayez point passé avec elle les deux jours que vous m'avez refusés ? En répondant même hier à mes reproches, vous ne regardiez que ma rivale [...]. (lettre XXIV, p. 97-98)

Avez-vous pu croire que j'aimasse le Prince de *** ? Et quand il aurait été vrai que vos procédés m'eussent guérie, me connaissez-vous assez peu pour me croire capable d'aller chercher dans un commerce nouveau une continuation de déshonneur ? J'aurais trop bien justifié votre inconstance et vos mépris. (lettre LXIII, p. 203)

Dans les deux cas, c'est le second substantif abstrait, « mépris », qui est au pluriel et qui contient le sens le plus péjoratif. Ces « signifiés d'intensité variable170 » forment une

« gradation171 » : la structure binaire met ainsi en place un effet d'accentuation sur le deuxième

terme. Le premier terme demeure plus abstrait, plus général. Il contient une accusation plus globale, dont le second substantif incarne des manifestations concrètes. Le « mépris » signifie « jugement, opinion et action d'une personne qui ne fait point de cas d'une chose172 », mais

peut aussi avoir le sens de « sentiment bas et injurieux qu'on a d'une personne, d'une chose, et par lequel nous le jugeons indigne d'estime, d'esgards, ni d'attention173 ». Dans la première

structure binaire, les deux substantifs abstraits véhiculent tous deux l'idée de désintérêt. En effet, la « négligence » signifie le « peu de soin qu'on a de quelque chose ou de quelque personne174 ». Le « mépris » est également à comprendre dans le sens similaire de désintérêt.

En effet, le Comte n'accorde que peu d'attention à la Marquise, car même en sa présence, il se consacre à une autre femme. L'épistolière utilise donc le terme de « négligence » pour 168 P. Richelet, Dictionnaire françois, op. cit., s.v. « plainte ».

169 Académie Française, Nouveau Dictionnaire de l'Académie françoise, op. cit., s.v. « plainte ». 170 C. Fromilhague, Les Figures de style, op. cit., p. 34.

171 Id.

172 P. Richelet, Dictionnaire françois, op. cit., s.v. « mépris ».

173 Académie Française, Nouveau Dictionnaire de l'Académie françoise, op. cit., s.v. « mespris ». 174 P. Richelet, Dictionnaire françois, op. cit., s.v. « négligence ».

évoquer l'omission dont il fait preuve envers elle, un sémantisme que l'on retrouve dans le substantif « mépris ». Cependant, le second sens de ce substantif permet d'apporter une nuance bien plus péjorative, en caractérisant des attitudes que la Marquise perçoit comme chargées de sentiments négatifs envers elle. Ainsi, les deux substantifs renvoient à un même comportement de l'amant, le second substantif apportant une nuance qui en détaille un autre aspect. Le procédé est similaire dans la seconde structure binaire, où l'« inconstance » signifie « legereté trop grande, facilité à changer d'opinion, de resolution, de passion, de conduite, de sentiment175 ». Les sentiments du Comte fluctuent, c'est pourquoi il s'intéresse à d'autres

femmes. Les « mépris » envers la Marquise sont une des manifestations de cette « inconstance » : ils révèlent l'indifférence de l'amant, dont l'intérêt est porté ailleurs. Nous pouvons également déduire la présence du sens plus péjoratif des « mépris ». En effet, la Marquise qualifie de « continuation de déshonneur » le « commerce nouveau » qu'elle aurait pu avoir avec le Prince de *** , puisqu'étant femme, l'adultère est socialement perçu comme une indignité. Elle explique que si elle s'était adonnée à cette liaison, cela aurait « justifié » les « mépris » du Comte, qui sont à comprendre ici dans le sens de sentiments dévalorisants. Ceux-ci existaient donc déjà sans être légitimes. Ainsi, l'inconstance du Comte consiste à s'intéresser à d'autres femmes mais également à dédaigner la Marquise, sur laquelle il porte un regard dépréciatif.

2.2. Les accusations de cruauté

La Marquise adresse également au Comte des accusations, c'est-à-dire des « reproche[s], [...] imputation[s] qu'on fait à quelqu'un, de quelque deffaut que ce soit176 ». Ces

accusations sont dirigées envers son caractère cruel et insensible. Le Comte est accusé d'être incapable de ressentir de l'amour et de ne s'adonner à des liaisons que pour satisfaire son ego :

Vous ne connaissez ni l'amour, ni l'amante. Vous faites l'un, parce que c'est le bel air, et vous ne voyez l'autre, que pour jouir de la vue d'un objet dont vous êtes le maître, et que vous avez le plaisir de rendre la victime de vos caprices et de vos froideurs. (lettre XLV, p. 146-147)

Un « caprice » est une « fantaisie bourruë, sorte de folie177 », un « déreglement d'esprit178 » :

on l'utilise pour désigner des attitudes où « au lieu de se conduire par la raison, on se laisse emporter à l'humeur dominante où on se trouve179 ». Les « caprices » dont parle la Marquise

175 Académie Française, Nouveau Dictionnaire de l'Académie françoise, op. cit., s.v. « inconstance ». 176 Ibid., s.v. « accusation ».

177 P. Richelet, Dictionnaire françois, op. cit., s.v. « caprice ». 178 A. Furetière, Dictionaire Universel, op. cit., s.v. « caprice ». 179 Id.

sont des actes qui prennent leur source dans les humeurs du Comte et qui s'expriment sans contrôle de la raison. Il s'agit donc d'attitudes qui peuvent s'avérer injustes et sembler inexplicables aux yeux de l'amante. Le Comte ne tente en aucun cas d'exercer un contrôle sur ses caprices, puisqu'il prend précisément plaisir à créer de la souffrance chez sa maîtresse. Une seconde manifestation de ce caractère cruel et manipulateur est également citée : ce sont les « froideurs ». La métaphore que l'on trouve dans ce substantif est à considérer au même titre que celle, que nous avons précédemment évoquée, contenue dans les « refroidissements ». La « froideur » est la « qualité de ce qui est froid; et se dit tant au propre, qu'au figuré, de la froideur [...] qui se rencontre dans l'amitié, quand il y a quelque brouillerie180 », elle signifie « espece d'aversion, grande indiference181 ». Les « froideurs »

caractérisent donc des attitudes à la fois indifférentes mais également porteuses de sentiments négatifs. Les deux substantifs de la structure binaire construisent ainsi l'image d'un amant volontairement tyrannique envers sa maîtresse, qui laisse s'exprimer librement ses humeurs, et dont le seul plaisir est de s'adonner à des jeux de manipulation où il domine toujours.

Le caractère cruel et manipulateur du Comte est également détaillé en structure cumulative :

Occupé sans cesse à me tourmenter, vous essayez tour à tour les absences, les mépris, la fausse jalousie ; rien ne vous touche, et lorsque par le moindre de vos soins, vous pourriez me rendre heureuse, que par les miens je mérite tous vos empressements, que je languis, en attendant cet heureux moment qui doit vous offrir à mes yeux, je ne trouve dans les vôtres que la plus cruelle indifférence ; et si vous êtes attentif à quelque chose, c'est à me faire verser des larmes. (lettre XLV, p. 147)

Dans cette structure cumulative, on trouve deux substantifs abstraits au pluriel, le troisième étant au singulier. L'article défini est ici employé pour les trois substantifs en emploi.

« générique, c'est-à-dire [qu'il] concern[e] l'ensemble d'une classe ou d'une sous-classe d'individus182 ». Cependant, pour les deux articles au pluriel, la « généricité [est] moins

complète qu'avec le singulier183 ». La « jalousie », qui compte parmi les « noms dits

massifs184 », est donc à considérer avec une valeur plus générale que les deux autres

substantifs. Quoiqu'il en soit, l'énumération acquiert une forme de généralisation qui permet à la Marquise d'incriminer des comportements très concrets du Comte mais également de les insérer dans une perspective plus large. L'« absence » signifie « éloignement d'un lieu, ou

180 Ibid., s.v. « froideur ».

181 P. Richelet, Dictionnaire françois, op. cit., s.v. « froideur ».

182 M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, op. cit., p. 283. 183 Ibid., p. 284.

d'une personne185 », « retraitte, éloignement de la presence des autres186 » ; les « mépris »

peuvent être compris dans les deux sens que nous avons déjà mentionnés. Il y a donc un effet de gradation au sein de cette structure cumulative. Tout d'abord, le Comte est accusé d'éviter volontairement la Marquise, une idée qui se retrouve également dans le substantif « mépris », et à laquelle s'ajoute son sens plus péjoratif de « sentiment bas et injurieux qu'on a d'une personne187 ». Ces deux substantifs révèlent progressivement les sentiments négatifs du Comte

envers la Marquise et la cruauté avec laquelle il se comporte. Le dernier substantif abstrait, quant à lui, permet de montrer à quel point le Comte est un personnage manipulateur et hypocrite, qui choisit ce comportement de manière calculée. En effet, si la jalousie est une « passion qui procede de la crainte qu'un autre n'obtienne la possession d'une personne qu'on aime d'amour188 », elle est « fausse », comme nous l'indique l'adjectif épithète. Si le Comte

feint ce sentiment, c'est pour exercer son despotisme sur la Marquise. Ainsi, cette structure cumulative permet de détailler des comportements du Comte représentatifs de ce trait de sa personnalité, tout en traduisant l'indignation croissante de la Marquise.