• Aucun résultat trouvé

Les cas d'interropositives et d'interro-négatives étroitement rapprochées

CHAPITRE 2 : LES QUESTIONS ORIENTÉES

1. Les interrogations totales

1.3. Les cas d'interropositives et d'interro-négatives étroitement rapprochées

On trouve plusieurs cas où des questions orientées interropositives et interro-négatives se suivent de très près. L'interro-négative est toujours située après l'interropositive : le mouvement argumentatif va ainsi de la question la moins contraignante à celle qui l'est le plus. Dans ces deux extraits, les questions interropositives et interro-négatives sont comprises dans la même phrase :

J'avais hier un air froid et contraint, est-ce ma faute, et ne serait-ce pas à vous à dissiper les nuages qui m'obscurcissent l'âme ? Vous fûtes froid vous-même toute la journée, vous ne saviez que me dire, et vos yeux en me regardant, n'exprimaient qu'un ennui et un dédain qu'il paraissait que vous ne vouliez pas cacher. (lettre XLV, p. 146)

Mais quand il serait vrai qu'elle me fût inférieure autant que vous vouliez me le faire croire, pensez-vous que j'en fusse plus persuadée de votre indifférence pour elle, et votre caprice ne suffirait-il pas pour me faire tout appréhender ? (lettre XXIV, p. 97)

Les deux interrogatives sont coordonnées par la conjonction « et ». Dans les deux cas, le verbe de la première interrogative est conjugué au présent ; celui de la seconde au conditionnel présent. Dans le premier extrait, la construction verbale « être à + (moi + vous + etc)396 » véhicule la « notion de pertinence397 » et rappelle au destinataire une norme à laquelle

il convient de se conformer. Le conditionnel est employé dans sa valeur modale d'atténuation, permettant l'expression de reproches qui conservent malgré tout une apparence de politesse. Dans le deuxième extrait – dont nous avons déjà étudié l'interropositive dans notre première sous-partie – l'usage du conditionnel est lié à l'emploi de la concessive hypothétique (« quand il serait vrai qu'elle me fût inférieure autant que vous vouliez me le faire croire »).

On trouve également le conditionnel en système hypothétique dans l'interropositive :

Vous m'embrassiez hier avec tant d'emportement, et il paraissait tant de fureur dans vos yeux, qu'il était impossible de ne pas s'apercevoir de ce que nous avons tant d'intérêt de cacher. [...] Ah ! j'en frémis ; si vous m'aimiez, m'exposeriez-vous à de tels dangers ? N'avons-nous pas assez de moments dans la journée ? (lettre XXIX, p. 108)

La subordonnée hypothétique comprend un verbe à l'imparfait ; celui de la principale est conjugué au conditionnel présent : c'est donc l'irréel du présent qui est exprimé. Le Comte mettant en danger la réputation de la Marquise, la conséquence P (« m'exposeriez-vous à de tels dangers ? ») de la condition Q (« si vous m'aimiez ») n'étant pas réalisée, sa condition ne l'est pas non plus. La seconde question orientée, dont le verbe est conjugué au présent, dans sa 396 Id.

valeur d'actuel, poursuit cette argumentation en montrant que les amants disposent de suffisamment d'occasions pour se manifester leurs transports. Par conséquent, il ne paraît pas logique que le Comte en recherche d'autres dans des circonstances qui pourraient compromettre la discrétion de leur liaison. Ces tentatives corroborent donc l'hypothèse qu'il n'aime pas véritablement la Marquise et qu'il soit un libertin cherchant uniquement à accroître sa réputation.

Le présent actuel est également employé dans ces deux questions orientées :

Non, je ne vous pardonne pas, je suis seule, vous le savez, et vous ne venez point chez moi ; que vos excuses sont faibles ! Peuvent-elles balancer le chagrin de ne vous point voir ? Les bienséances, les affaires ; si j'étais déraisonnable, je dirais que le devoir même, que tout doit céder. Ne mérité-je donc plus que vous me fassiez un sacrifice ? Ingrat ! (lettre XLVII, p. 154)

En effet, ce sont des faits proches du moment de l'énonciation qui sont ciblés. Dans l'interropositive, il s'agit du fait que les excuses du Comte ne peuvent compenser son absence. Dans l'interro-négative, c'est un changement dans l'attitude du Comte qui est ciblé, comme l'indique l'adverbe de négation « plus » qui marque la fin d'un procès et une rupture avec le passé. Pour prouver le caractère injuste du refus du Comte, l'épistolière utilise dans la seconde question orientée le verbe mériter ; la question est d'ailleurs suivie de l'interjection « ingrat ! », extrêmement chargée négativement puisqu'elle désigne « celuy qui n'a point de reconnoissance des bienfaits qu'il a receus, des bons offices qu'on luy a rendus398 ».

Dans les extraits suivants, le conditionnel est majoritairement employé dans sa valeur d'atténuation :

Pourquoi mon mari n'est-il point jaloux ? La nécessité de tromper ses soins vous arracherait peut-être à votre indolence. Vos désirs croîtraient par la peine que vous auriez à les satisfaire ; votre passion plus vive et plus ingénieuse, tâcherait de surmonter les obstacles que sa bizarrerie ferait naître ; je vous verrais moins souvent, mais plus tendre et plus attentif à me plaire. Que je suis folle, bon Dieu, de me souhaiter tant de maux ! Il faut que je vous aime bien éperdument pour vouloir acheter votre cœur à ce prix-là. Toute votre tendresse pourrait-elle me dédommager des tourments que celle de mon mari me ferait souffrir ? et ne vaudrait-il pas mieux pour moi, que profitant de votre indifférence, je me dégageasse d'une passion qui vous ennuie, et qui me devient odieuse ? (lettre XLV, p. 147)

Ah que vous m'aimez faiblement ! Devriez-vous me laisser dans la tristesse de ma solitude ? ne devriez-vous pas vous-même sentir toute l'horreur de la vôtre ? (lettre XXXI, p. 112-113)

Dans le passage qui précède les deux questions orientées du premier extrait, le conditionnel exprime « l'imaginaire399 », c'est-à-dire qu'il « met en scène un monde possible, en suspendant

la contradiction que lui oppose le monde réel400 ». La Marquise imagine en effet une situation

398 A. Furetière, Dictionaire Universel, op. cit., s.v. « ingrat ».

399 M. Riegel, J.-Chr. Pellat et R. Rioul, Grammaire méthodique du français, op. cit., p. 560. 400 Id.

différente, dans laquelle son mari serait jaloux. La première question orientée situe le procès dans le cadre de cet imaginaire. Elle montre l'échec de ce monde fantasmé : la situation serait tout de même trop douloureuse pour la Marquise. Dans la seconde question orientée, le conditionnel a valeur d'atténuation. La Marquise présente en effet l'hypothèse qu'une rupture lui serait plus bénéfique, puisque même après avoir imaginé une situation a priori plus favorable à sa relation amoureuse, elle sait qu'elle ne serait pas heureuse. Elle utilise le conditionnel afin de ménager son destinataire. Malgré sa certitude de ne pouvoir être heureuse avec le Comte, elle se révèle incapable de rompre à la fin de la lettre, et admet sa faiblesse malgré sa lucidité. Dans les occurrences du second extrait, l'alliance du conditionnel et du verbe devoir permet d'exprimer des reproches atténués en rappelant une norme à laquelle le Comte ne s'est pas conformé.