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Le secteur de la transformation sociale, entre idéologie et profession

A. Le réseau et la valorisation d'une autre forme d'organisation du travail

2. Le secteur de la transformation sociale, entre idéologie et profession

Transformer l'économie passe aussi par la gestion financière. Outre le fait que les entités du MESM ont pour objectif d'utiliser la monnaie sociale dans leurs échanges, ils disposent d'une autre caractéristique dans leur comptabilité. On contrôle les rentrées d'argent et on administre de façon collective sa répartition. Ainsi elles sont dites « à but non-lucratif » car elles ne disposent pas d'actionnaires auxquels il faut reverser les excédents de capitaux. Il n'y a pas de capitalisation des ressources banquières dans des mains exclusives.

Tout d'abord les salaires sont égalitaires en fonction du nombre d'heures. Hommes et femmes ont des salaires identiques. Ensuite les profits sont consacrés à l'investissement pour les projets futurs. Ils disent ne pas travailler pour accumuler des capitaux dont les actionnaires seront les principaux bénéficiaires mais travailler pour avoir le « juste minimum » et pouvoir financer les prochains plans avec les bénéfices. L'activité économique de l'entité n'est pas « instituée pour servir les fins individuelles de ses employés mais pour que l'excédent puisse être réinvesti dans des projets futurs », comme le voit Jean-Louis Laville (2009 : 160). Ainsi, selon lui les organisations d’économie sociale privilégient la constitution d’un patrimoine collectif par rapport au retour sur investissement individuel et restreignent l’appropriation privée des résultats (ibid.). C'est dans les statuts même que ce mode d'organisation est conçu. Le but de l'entreprise n'est pas de générer des capitaux à tout prix. Il est tourné vers le projet dans lequel le budget est contrôlé par tous. Toutefois, le contrôle du capital, ou « la (ré)conciliation du travail et du capital » peut être considéré comme un « mythe » comme le suggère Matthieu Hély (2009 : 35). En effet, il semble très difficile de se détacher des logiques présentes dans le système économique contemporain ou du moins de lutter contre.

Si certains échanges sont régis par le don ou la réciprocité, les individus affirment peiner en fin de mois. « On galère un peu parfois mais au moins on est heureux ! » disent-ils de manière récurrente. Exercer un métier où les rentrées d'argent sont peu régulières est parfois dur à gérer. Néanmoins, les acteurs disent trouver une compensation dans les actions qu'ils entreprennent. Ces comportements peuvent être alors mis en lien avec l'analyse d'Hannah Arendt qui met en évidence le fait que de nos jours, nous nous concentrons davantage sur les résultats chiffrés que sur les moyens. Cette recherche « rend absurde les autres visées de l'acte » selon elle [1958] (2013 : 325). Ainsi, si on rajoute les pensées de Marcel Mauss qui affirme que « la circulation des richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent » [1924-1925] (2012 : 151), on peut s'accorder avec Dominique Girardot qui remarque que le salaire « est un fait social, inscrit comme tel dans une dimension plurielle et symbolique : tout sauf la mesure objective d’un effort individuel ».

Il relève du don et « sa valeur est à la mesure de la reconnaissance de ce que vaut une activité » (2007 : 175). La répartition du budget suit la même logique. Les individus mettent alors plus de valeur aux projets qu'ils construisent qu'à l'accumulation de richesse personnelle. S'engager est aussi, engager des coûts mais il semble que la gratification qu'ils en retirent surpasse le peu de rémunération. La reconnaissance de l'action économique ne se fait alors pas uniquement par une rétribution monétaire.

Comme je l'ai introduit en suivant le questionnaire d'entrée dans le MESM, les entités disposent d'une ambition de transformation sociale. Une des visée dans leur travail est donc, au-delà de devenir une ressource financière, de développer des entreprises d'utilité sociale. Elles sont des entreprises d'insertion, de commerce équitable et de consommation responsable ou des lieux participants à la construction d'alternatives. On est psychologue spécialisé dans le suivi de personnes trans, coopérative travaillant sur l'immigration et le genre, association d'éducation populaire ou encore banque éthique promouvant des projets de transformation sociale. L'engagement social de ces individus est très latent. Comme le souligne certains propos rencontrés lors des présentations du projet, on essaie par son quotidien professionnel de lutter contre « l'individualisme endémique de notre société pour créer du collectif, autre chose qu'un simple service ». Ils disent alors ne pas s'imaginer faire un autre métier qu'un métier en rapport avec leur carrière militante. « Bah c'est pas un passé militant que j'ai, c'est un présent ! » m'affirmera un jour un membre promoteur du réseau. Le travail pour les individus de ce secteur s'axe véritablement selon une « idéologie professionnelle ». Cette expression est reprise par Matthieu Hély (2009 : 33) à Pierre Lascoumes. Ce dernier auteur se réfère aux travaux de nombreux chercheurs sur le développement durable et qui, en même temps qu’ils ambitionnent de contribuer à la lecture savante ou experte des activités, militent pour leur déploiement. Cet exemple témoigne que ces deux termes ne sont pas antagonistes. On peut être boulanger, libraire, anthropologue ou masseur et combiner idéologie, ou éthique tout du moins, avec processus vital et moyen de reproduction des conditions d’existence.

L'engagement d'une idéologie dans le travail prend alors de nombreuses formes. Il s'approche dans la visée du projet, comme je l'ai introduit mais aussi dans son mode de gestion comme en témoignent les paroles d'une femme ayant sa coopérative d'énergie renouvelable depuis vingt ans.

« Moi j'ai mis beaucoup de temps à rentrer dans le secteur, parce que je suis une femme et que je voyais toutes les portes qui se fermaient. On me disait et on me dit encore que je suis pas assez qualifiée, j'ai quarante ans de carrière quand même, mais ça on me le dit parce que je suis une femme ! Du coup, moi je sais bien comment est le système alors voilà, maintenant je préfère employer un immigré ou une femme et lui donner sa chance. S'il sait pas faire, il apprend. S'il rate et qu'il me casse un truc, je m'en moque. S'il me casse un truc à la hauteur de vingt, quarante euros, je vais pas le

virer ! Il aura appris ! On forme des gens qui n'auraient jamais l'occasion de toucher à ce secteur ! Je te jure la dernière fois on a employé un immigré et ça lui a fait des sous pour rentrer voir sa femme. T'aurais vu comme il était content ! Bah ça, ça vaut tout l'or du monde, j'ai pu aider quelqu'un a avoir une meilleure vie et dans ce cas là, là mon boulot à un sens, là je suis fière de ce que je fais ! » La forte teneur d'engagement social de ce discours témoigne de la représentation du rôle de l'entreprise dont disposent les individus du MESM, soit celui visant à l'intégration. En effet, comme l'affirme Robert Castel « le travail est la voie d'accès principale et incontournable à l'intégration sociale » (1998 : 35). C'est en partie à travers cette activité que l'on peut jouer sur la sphère sociale et influer sur sa dynamique. Néanmoins, ce cas de figure semble relativement atypique dans le réseau. Comme je l'ai affirmé, il y a peu d'entités qui inscrivent employer des immigrés. Toutefois, cet exemple présente une des valeurs que les entreprises du Mercado Social visent à développer, soit l'intégration à travers l'activité professionnelle. Ainsi, plus que la défense d'une éthique entrepreneuriale, il est possible de dire que les entités du réseau madrilène défendent une idéologie professionnelle. Contrairement à l'éthique qui s'établit comme un guide plus ou moins fluctuant, le modèle soutenu par ces entités s'apparente à une projection mentale d'une société voulue. On va chercher à mettre en œuvre le projet de société à travers l'organisation du travail.

On voit ainsi ce que José Arocena introduit comme étant des « entreprises sociales ». Dans ces dernières selon lui, on unit les individus « contre l'exclusivité d'une forme de création de richesse établie par le marché et le gain individuel, pour développer d'autres formes économiques où l'être humain serait situé au centre du processus » (in. Laville, 2009 : 9). Dans cette visée, ces dernières développent des notions innovantes de gouvernance démocratique et économique partagée. Néanmoins, cet engagement présent dans les entités du MESM peut être considéré, comme de nombreuses analyses concernant l'économie sociale et solidaire, française et espagnole, comme un remède à un État-providence défectueux. Ces nouveaux modes de production émanent d’actions collectives visant à instaurer des régulations internationales et locales, complétant les régulations nationales ou suppléant à leurs manques. En effet, outre le fait de promouvoir une autre façon de faire de l'économie, ces entreprises impulsent véritablement un autre modèle d'organisation sociétale fondée sur la coopération, la solidarité et une répartition des richesses plus équitable. On organise véritablement la cité à travers ces nouvelles formes d'emplois car on y recherche la démocratie et le respect de l'environnement, on donne des opportunités aux autres et on leur enseigne notre savoir. Ainsi par la démarche économique de ces organisations on saisi l'imbrication des systèmes économiques et politiques qui constituent l'organisation de la société. En effet, quand Polanyi conçoit l’économie comme processus institutionnalisé, il montre combien l’autonomisation de l’activité économique est un projet politique auquel peuvent être confrontés d’autres choix. Il est possible de recréer un secteur économique qui œuvre pour la société, qui est créé par elle et pour elle. S'il n'est pas suivi par les institutions étatiques c'est le jeu des interstices qui permet de le créer.