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L'encouragement de la consommation alternative par le groupe

B. L'enjeu de la consommation dans le réseau

2. L'encouragement de la consommation alternative par le groupe

Il est commun de dire que consommation et socialisation sont fortement imbriquées. En effet, comme nous l'avons noté, la consommation appartient au domaine de la culture. Elle varie en fonction d'elle et la détermine. Ce phénomène social dépend donc des relations entre les hommes. Il participe à la reconnaissance de l'appartenance à un monde commun, et dans le cas de la consommation responsable, à des valeurs communes. Celles-ci étant parfois considérées comme « oubliées » par le système économique contemporain, il est possible de voir le MESM comme un espace encourageant la culture de la consommation responsable. Ainsi bien qu'elle soit, en principe et selon le discours émic, guidée par des valeurs, la consommation responsable se met en place, entre autre, dans l'échange, le désir mimétique et l'apprentissage. Elle se caractérise donc par une forte socialisation qui facilite en un sens sa dimension alternative.

Acheter, manger, s'habiller, se fournir en matériaux, en chaussures, en produits de la maison, d'entretien, de beauté. Toute une liste de tâches et de biens quotidiens à maîtriser pour mener sa vie dans un relatif confort matériel. Quand nous n'en n'avons plus, il faut aller s'en procurer et ceci participe au cycle quotidien de l'homme, qui entre le travail, fait des échanges pour subvenir à ses besoins. Ces derniers se mettent en place dans une relative habitude de vie. On achète plus ou moins toujours les mêmes produits selon Thorstein Veblen (in. Bourdieu, 2000 : 259). Nous sommes, selon ce dernier « une structure cohérente de propension et d'habitudes » (ibid.). On sait les manier, les cuisiner alors pourquoi changer ? Ils font partie de notre vie, de notre culture familiale. Ainsi, pour certains, pratiquer le mode de vie écologique est relativement facile. Ils sont les « héritiers directs des communautés et du mouvement hippie des années 1970 » comme les nomme Geneviève Pruvost (2013 : 39). Le petit récit de vie d'un fondateur d'une association pour la conservation des écosystèmes fluviaux rend compte de ces dynamismes.

« Pour moi, c'est facile, j'ai toujours été habitué à consommer comme ça. Mes parents avaient un potager, cultivaient sans pesticides et avec des engrais naturels. J'ai appris tout petit ! On recyclait tout et on vivait avec peu mais on a toujours été bien. Du coup, maintenant, je fais pareil et compte bien l'apprendre à mes enfants plus tard ! »

Pour d'autres, la chose est plus difficile. Le réseau se présente alors comme un biais par lequel on apprend à se détacher des habitudes de consommation. L'espace le plus manifeste pour développer une consommation responsable est les grupos de consumo.

On dit y arriver par une sensibilité pour les produits de qualité et l'attention à sa santé et y apprendre tout un tas d'informations sur les produits de consommation en général. « Ce qu'il y a de bien avec les grupos de consumo, à part le fait que t'achètes des produits vraiment de bonne qualité c'est que t'échanges avec les gens qui en font partie » me dira un jeune membre du grupo de consumo le plus actif au sein du réseau. En effet, le fonctionnement est propice aux échanges.

Toutes les semaines, c'est un groupe de trois, quatre personnes qui font la répartition des paniers pour les membres de l'association. Ces derniers viennent les chercher et la semaine prochaine ça sera aux autres membres de procéder à la distribution. Les gens se connaissent rapidement de vue, parlent des produits et échangent des bons conseils. Cette vision me fut contée par ce même individu.

« Le premier truc que t'apprends dans les grupos de consumo, c'est bête mais c'est les saisons et les fruits. Tu sais qu'en hiver, pratiquement les seuls légumes que tu peux avoir sont des pommes de terre, des oignons ou des choux. Et ça, tu le sais, c'est sûr, vu l'hiver que tu passes à essayer de varier les recettes pour ne pas manger toujours des patates à l'eau. Du coup, on s'échange des recettes aussi ! Des trucs des grand-mères des autres, des spécialités chiliennes, c'est chouette ! T'échanges des trucs de culture aussi ! Cet hiver, j'ai fait des potées à la française d'ailleurs ! Et puis après, c'est des lieux où tu vois les gens du MESM aussi, souvent. Tu demandes des conseils de services... La dernière fois j'ai demandé à T. s'il connaissait pas un producteur de miel et il m'en a indiqué un très bon ! »

Consommer de manière alternative s'amorce dans un projet d'échange, créateur de lien, soit ce que Lucien Karpik nomme « les dispositifs personnels » (2007 : 145). Ceci est un mode de coordination par « le réseau qui repose sur la circulation par la parole des savoirs et savoir-faire le long des relations interpersonnelles » (ibid.). Il est donc sensible que la consommation responsable et alternative dispose d'une dimension sociale, que le projet du MESM accompagne par la promotion de ses espaces. Cela dit, la technique de communication de ce genre d'initiatives tend à rompre ce lien, par la diffusion sur internet. Le « dispositif personnel » de Karpik, se mue en « dispositifs impersonnels » où il n'est pas forcément nécessaire de connaître personnellement quelqu’un pour acquérir la connaissance et trouver le bon produit. Celle-ci peut « reposer sur une connaissance à distance, par la lecture d’un guide par exemple » (ibid : 141). Mettre en ligne les bonnes adresses réduit l'échange personnel. Nous sommes donc face à un paradoxe flagrant du projet qui met en relief une problématique contemporaine qu'il est nécessaire de considérer à l'aune des nouvelles technologies et de leur influence dans le mode des marchandises. Utiliser un guide sur internet réduit-il le lien social ? De même qu'acheter ses courses en ligne ou aller les chercher au drive-in ? Ou nous trouvons-nous face à une reconversion de lien marchand, un changement de lieu ? Il ne s'agit pas de répondre à cette question mais simplement soulever que les interactions sociales en lien avec le bien marchand peuvent se transformer par le biais de nouvelles technologies. Néanmoins, s'il est élaboré à l'origine par un lien social, cas du MESM et des entretiens d'entrée et qu'il s'articule de toutes manières dans un monde réticulaire, « le dispositif impersonnel » entamé à travers l'usage d'une page internet est à relativiser. Il ne change rien au fait que c'est un groupe d'individus dans lequel chacun peut participer et qui se connaissent, qui crée le conseil du réseau. L'apprentissage mutuel est toujours présent et fait vivre la consommation alternative.

De plus, comme je l'ai introduit, la consommation est une culture. Elle crée une cohérence de groupe. Les individus se reconnaissent entre eux par l'usage de certains biens. Il y a une dynamique de groupe qui s'établit où l'on peut distinguer son auto-alimentation. Cette mécanique survient par des logiques de mimétisme. Celles-ci permettent une reconnaissance d'appartenance au groupe et sont un levier pour assumer son engagement. Fréquenter des individus qui consomment d'une manière alternative peut inciter à agir de façon similaire. C'est ce que René Girard a appelé « le désir mimétique » (1961). Le rattachant à l'anorexie, ce dernier affirme qu'à travers le désir d'imitation nous pouvons expliquer de nombreux phénomènes sociaux. On voit quelque chose, ça nous plaît et nous voulons avoir, faire la même chose. C'est aussi simple que cela. Il est possible de voir ce phénomène comme un comportement sans vivacité de la part de l'autre car il ne fait qu'imiter, mais au regard de l'anthropologie, je reconnais à ce phénomène une splendeur sociale. Il est un regard posé sur l'autre, sur sa fraîcheur et créativité. On fait la même chose car on reconnaît que l'autre est malin, beau ou ingénieux. Cette dynamique induit l'institution et la propagation de ce qui est appelé des marqueurs sociaux qui sont la superposition d'un signifiant à un signifié. Présent sur le corps, il donne une visibilité directe à ce que l'acteur veut dire de lui. Pour David Le Breton, c'est « un mode quotidien de se mettre socialement en jeu, selon les circonstances, à travers la manière de se montrer et un style de présence »84. Il sera difficile d'affirmer que les acteurs du Mercado Social disposent d'un grand nombre de marqueurs sociaux qui en font des individus recherchant la distinction de manière outrancière. Néanmoins, il est possible de noter certains objets qui témoignent de la dimension contestataire et active du mode de vie qu'ils défendent. Les deux objets de consommation les plus notables sont la bicyclette et le sac à dos de randonnée.

L'usage de la bicyclette est largement répandu dans le réseau. Dans une ville où ce mode de locomotion est peu utilisé car peu accessible, l'utiliser est faire un tour de force pour l'écologie et contre la Mairie. Ainsi de nombreux individus arborent le vélo comme un outil de protestation. Son usage rend visible l'engagement de l'individu dans un mouvement visant à la transformation de la ville à travers le phénomène cycliste. Présent dans de nombreux pays, ce mouvement international appelé Critical Mass, vise à promouvoir la mobilité en vélo et réclamer le partage des rues avec les voitures. De nombreux vélos du réseau affichent des étiquettes « bicicriti » du nom du mouvement bicicritica85 pour rendre visible leur protestation. Utiliser la bicyclette est perçu comme l'aboutissement d'un militantisme écologique et madrilène. Par ailleurs, j'ai aussi remarqué l'usage du sac-à-dos de randonnée. Marqueur social insignifiant me diriez-vous. Toutefois, j'y décèle une démonstration du caractère actif que revêtent les métiers exercés par les membres du MESM et ainsi qu'une préférence affichée pour le confort au détriment de l'esthétisme que peut revêtir un sac- à-main.

84 Le Breton D., La sociologie du corps, Que sais-je ?, PUF, 2008, pp. 97-98. 85 Pour plus de renseignements voir, le site http://bicicritica.ourproject.org

On affiche en quelque sorte son activisme. L'utilisation de cet objet par des individus proches, décomplexe mais aussi crée une assimilation et une valorisation de l'individu. En effet, certains affirment que la proximité des modes de consommation rend le suivi d'une voie alternative plus facile, comme en atteste le témoignage d'une femme végétarienne d'à peu près cinquante ans.

« Moi, avant on me regardait trop mal quand je disais que j'étais végétarienne. On me prenait pour une femme bizarre, trop hippie. Tu devais expliquer tout le temps pourquoi... Maintenant, c'est beaucoup plus simple ! C'est quelque chose de beaucoup plus répandu et là, avec les gens du MESM t'as même plus besoin de t'expliquer et tout le monde comprend pourquoi tu veux pas manger de viande. »

La consommation fait tellement partie de nos modes de vie que consommer d'une manière différente peut être assimilé à une déviance au sens beckien du terme. La société, selon Howard Becker, par les « entrepreneurs de la morale » (1985 : 63), définit ce qu'est la norme et sanctionne ceux qui ne la respectent pas. En reprenant Pierre Bourdieu, « il n'y a guère de place, dans le champ économique, pour les "folies", et ceux qui s'y abandonnent paient à plus ou moins long terme de leur disparition ou de leur échec, le prix de leur défi aux règles et aux régularités immanentes de l'ordre économique » (2000 : 266). Néanmoins, ce qui avant était considéré comme une « folie » ne l'est plus. La constitution d'un groupe qui se reconnaît à travers une forme particulière de consommation, popularise en quelque sorte celle-ci et lui permet d'être reconnue par un nombre plus ouvert de personnes. Promouvoir la consommation responsable par un réseau de plus en plus étendu, permet aux pratiques quotidiennes qui la composent d'être exercées de manière plus facile. Elles font sens pour plus de personnes et n'entrent plus en conflit avec les « entrepreneurs de morale ». Il est possible de considérer que ce qui autrefois se présentait comme une lubie, une « contre-culture » peut-être, est aujourd'hui intériorisé par la société.

Cela dit, cette intégration peut créer une défiance de la part de certains membres du MESM. En effet, quelques-uns disent être soucieux de la tournure que prend cette consommation, considérée comme un acte politique. On m'a ainsi fait part d'une certaine peur que la consommation responsable, s'astreigne à une mode éphémère et ne traduise pas un réel changement de paradigme social. Le plus flagrant fut lors d'un entretien avec un membre d'un hebdomadaire madrilène, qui peut-être me voyant arriver en même temps que d'autres journalistes événementiels, craignaient que le phénomène que traduit l'action du MESM, puisse être traité comme du « folklore ».

« Tous les biais alternatifs, que ce soit dans la consommation, dans la monnaie ou les centres sociaux, sont dans des moments très fertiles avec le 15-M et la crise. Du coup, il y a beaucoup de gens qui y prêtent attention mais parfois ils le traitent avec une perspective folkloriste. Ils les prennent pas comme une véritable alternative, comme un projet sérieux. Et puis après t'as tous les petits trucs, les magasins bio qui s'ouvrent. Ils vont dans ces secteurs par opportunité ou par hédonisme mais pour moi c'est de la merde. C'est que les petits minets (pijo) qui y consomment par mode et qui le font pas pour œuvrer pour un changement social véritable. Pour moi c'est pas par mode qui faut agir comme ça, sinon c'est éphémère, faut le faire avec la conscience que c'est un biais de changement social ». Cette intervention met alors en lumière le poids du social dans la consommation mais aussi une problématique à laquelle le mouvement qui prône une consommation responsable et écologique comme biais de changement social rencontre. Peut-on changer les mentalités et les comportements par le biais de la mode ? La consommation responsable est-elle un courant éphémère ou traduit-t- elle un réel changement des mentalités ? Dans cette dernière sous-partie j'envisagerai le point de vue émic sur la consommation responsable et la mission que les acteurs du MESM lui injectent pour tenter de répondre à cet objet ambitieux.