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La consommation responsable limites et avancées

B. L'enjeu de la consommation dans le réseau

1. La consommation responsable limites et avancées

Avant d'examiner la consommation responsable et ses enjeux, il est nécessaire de définir ce qu'est la consommation. Mary Douglas et Baron Isherwood soulignent que pour la comptabilité nationale, « la consommation commence là où le marché finit » [1979] (2008 : 80), c'est-à-dire après la mise en échange. On suppose alors que la consommation est du domaine du privé, soit uniquement ce que l'individu échange par le biais du marché. Cela dit, la consommation, comme notion anthropologique, est surtout une manifestation sociale et plus particulièrement une manifestation culturelle. Elle est « l'arène où la culture est débattue et développée » selon ces derniers auteurs (ibid. : 81).

En effet, si on reprend Dominique Desjeux la consommation s'affirme comme une production sociale. Elle est « empreinte de comportements sociaux et elle peut permettre de les mettre en lumière » (2006 : 19). La consommation, qu'elle soit « responsable » ou non, nous permet de lire la société, ses règles, ses aspirations et ses failles et le Mercado Social n'échappe pas à cette logique. La consommation est généralement dans la théorie économique perçue comme non-imposée. Le choix du consommateur est libre et il peut être « irrationnel, superstitieux, traditionaliste ou expérimental » selon Douglas et Isherwood (op. cit. : 80). Je mettrai alors en avant les différentes motivations et limites de la consommation responsable pour saisir par quels biais elle saisit la culture.

Ainsi, la notion de consommation responsable par son profil alternatif, se définit en opposition à la consommation traditionnelle, soit en relation avec les critiques agréées au marché conventionnel. « Consommer responsable » est alors pour les acteurs du MESM, définissable en trois points. C'est tout d'abord « redonner sens à sa consommation » selon leurs dires. « C'est se demander pourquoi je consomme, est-ce que ça va m'être utile... C'est se poser des questions sur ce qui t'entoure, avoir une démarche réflexive sur tes actes parce qu'ils ont des conséquences » m'expliquera une consommatrice du MESM, lors d'un entretien collectif dans une cafétéria bio. « Oui, c'est aussi réfléchir à l'impact direct du produit. Qui l'a fabriqué, avec quels produits, si c'est produit en Espagne, comment le producteur a été rémunéré... » me répondra un autre. De fait, consommer de manière responsable, c'est réfléchir et mesurer ses actes. C'est ne pas être poussé par la frénésie consommatrice ou « l'hystérie généralisée » de Baudrillard [1970] (2011 : 106). C'est reconsidérer le temps de l'achat et de l'échange, temps que j'ai introduit dans l'analyse de l'usage du boniato. Prendre ce temps de réflexion est vu comme « long et compliqué » pour les acteurs mais « c'est nécessaire et urgent » pour ces derniers.

Dans la consommation responsable, une multitude d'arguments est avancée pour mettre en place ses pratiques. Chacun dispose de ses motivations. J'en dégagerai trois grands types selon les discours que j'ai saisis. Il y a tout d'abord la volonté de faire attention à son alimentation et donc à sa santé. En effet, de nombreux individus pensent, que les produits non-écologiques sont néfastes pour la santé. Bien que ce point porte à controverse chez les scientifiques, il est sensible chez les membres du MESM qu'un poulet élevé en batterie et aux farines animales paraît nocif pour la santé en comparaison de celui qu'ils peuvent trouver dans leur grupo de consumo. Ainsi, en allant faire des courses, un membre du MESM me montrait un paquet de gâteau et m'a lu les composantes :

« Tu vois là dedans, il y a de l'émulsifiant, c'est quoi ça ? De l'acide citrique, du carbonate d'acide de sodium, des E120 et D18, tu crois vraiment que c'est bon pour la santé ça ? Et encore, c'est des galettes suédoises, c'est pas un plat surgelé de lasagnes ! Et le pire, et le plus comique, c'est parfois, dans les plats végétariens tu trouves de la graisse animale, non mais on bouffe vraiment n'importe quoi ! Pas étonnant qu'on ait tant de cancers ! »

Certains, plus fins connaisseurs me feront parfois le compte-rendu de chaque aliment.

« Tu vois, le sucre blanc, c'est le pire. Ça crée des cancers, du cholestérol, ça te bouche les artères, c'est fatal ! Et le pire c'est qu'il y en a dans tout ! Après tu as le sucre roux, c'est le plus neutre. Mais par contre ce qu'il y a de bien c'est la panela, mais on en trouve pas partout, je crois que chez E. ils en vendent. Ça c'est génial, c'est plein de minéraux ! »

Sans pour autant faire de ce mémoire un recueil de conseils de nutrition, ces témoignages rendent compte des volontés de reprise en main du quotidien, de son corps et de son avenir sanitaire.

La préservation de l'environnement et la prise en compte des limites des ressources naturelles sont aussi deux grands arguments qui déterminent la volonté de consommer autrement. « On est en train d'hypothéquer les ressources des générations futures, on peut pas laisser faire ça ». Consommer responsable est donc prendre en considération le temps futur, on ne rentre pas dans un circuit d'échange pour célébrer les ancêtres et honorer le don qu'ils nous on fait, comme à travers le Potlach mais on fait un effort pour constituer un monde que « l'on lègue aux générations futures ». La plupart des individus mesurent leur consommation d'eau, d'électricité et recyclent, ce qui semble la base d'une tenue conscientisée. Ce qui est vu comme « le minimum » du point de vue émic, se présente pour ces derniers comme une avancée conséquente depuis ces dernières décennies en Espagne. D'après les témoignages, cette conscience conquièrt petit à petit les espagnols mais « a besoin encore d'un grand effort pour toucher la population entière » selon les diagnostics des acteurs du MESM.

Enfin, on décide de consommer de manière responsable pour « rétablir une justice sociale », selon les discours d'une consommatrice et créatrice d'une coopérative d'énergie solaire. Comme je l'ai introduit, ce mode de pensée juge aussi l'éthique avec laquelle le bien est produit. Acheter des denrées est vu comme un acte de cautionnement envers leur mode de production. Ainsi, après avoir vu un documentaire sur la production agricole occidentale, une membre du MESM s'est trouvée particulièrement choqué des conditions de travail des ramasseurs de légumes ou des ouvriers du sel.

« Moi c'est pas les poules qui volent ou les pesticides qui sont étendus à coup d'avion énorme qui m'ont choquée, c'est le fait de voir une femme qui est par terre, qui ramasse les laitues à la chaîne avec le dos cassé ou les mecs dans les mines de sel, qui descendent à 1000m de profondeur et qui passent leur journée sous terre à creuser le sol. Je croyais que c'était fini la mine moi ! Franchement c'est dur de savoir qu'en achetant ta carotte tu fais bosser un mec qui doit même pas recevoir un salaire à la hauteur du labeur qu'il a. »

Ce qui amène à être « conscientisé » est très varié selon les observations que j'ai pu faire. Les motifs dépendent de sujets très divers et s'articulent de manière inégale selon les individus. Selon Mary Douglas et Baron Isherwood « les choix de consommation font primer telle ou telle activité. Si la culture est vivante et sujette au changement, les choix sont libres.

En fait, ils constituent des choix moraux concernant ce qu'est un homme, ce qu'est une femme » (op. cit. : 81). L'achat est libre mais s'inscrit réellement dans le domaine de la morale. La consommation responsable ne fait que réintroduire cette dimension que la consommation n'est pas automatique mais le résultat du jugement de chacun. Décider de ne pas s'inscrire dans une consommation responsable, n'est pas incohérent mais traduit plutôt que le jugement moral du consommateur n'est pas construit uniquement par le domaine de l'éthique. Dans ce cas, la prise de conscience n'a pas amené à un changement radical des modes de consommation, cette dernière personne, pourtant largement engagée dans les luttes sociales, considérait n'avoir ni le temps, ni les sous pour consommer de manière responsable. Ces deux arguments nous permettent d'entrevoir les limites auxquelles se confrontent le circuit alternatif du MESM dans son expansion mais aussi dans la capacité de lutte.

Ainsi, comme je l'ai noté, le Mercado Social vise à donner de la visibilité aux entreprises qui offrent services et biens « responsables ». Bien que le projet ait tout juste un an, il est déjà confronté à un certain nombre de limites qui bornent quelque peu son champ d'action. Outre que ceci nécessite un changement de comportement de la part des consommateurs, il est d'abord essentiel que ce genre de commerce soit répandu. Malgré le fait que le réseau vise à développer les initiatives solidaires, la ville de Madrid ne semble pas disposer d'un éventail de commerce éthique large. En effet, et s'il m'est possible de comparer à une capitale comme Paris, les possibilités de vivre de façon écologiquement responsable sont assez restreintes. L'expérience d'une jeune consommatrice vivant pourtant dans un quartier de Madrid relativement dynamique témoigne de ces difficultés.

« Le truc ici, c'est que moi si je veux acheter mon pain ou mes légumes issus de l'agriculture biologique, je dois aller à vingt minutes de chez moi. J'ai pas de commerces de proximité qui fassent partie du MESM, ni qui me vendent des produits bio. »

Avant d'apprendre à consommer, il faut avoir l'accès à ces entités. Mais le temps n'est apparemment pas l'unique moteur qui empêche les individus d’œuvrer pour un changement économique. Un des facteurs décisifs est le prix de ces biens.

En effet, bien que le circuit du MESM se veut alternatif et autonome, il n'est pas indépendant des logiques de formation des prix. Alors que les entités qui procurent des services peuvent plus ou moins contrôler leur prix de vente, ceux qui vendent des produits sont limités par les prix du marché. Si, le boulanger arrive à fixer des prix plus ou moins raisonnables et similaires à ceux d'entreprises non-responsables, le vendeur de thé et de café équitable à du mal à imposer les siens.

« Le truc, c'est que les gens se rendent pas compte que les prix qui sont aujourd'hui sur le marché du café ne respectent pas la valeur du travail. Aujourd'hui, tu as 3 compagnies qui ont le monopole du marché du café. Du coup, elles imposent leurs prix comme elles veulent, surtout qu'elles reversent même pas un dixième du bénéfice qu'elles font aux producteurs locaux. Nous si on fait des prix comme ça, c'est parce qu'on reverse beaucoup plus aux gens. On prend quasiment pas de bénéfices dessus et on traite directement avec les producteurs. Mais les gens ne comprennent pas ça, mais ça vient petit à petit ».

Encourager le commerce équitable ou écologique dans un pays en crise est relativement difficile. En bavardant avec une promeneuse lors de la Féria, j'ai eu un témoignage direct, dont le fond est courant chez les madrilènes du réseau.

« Je suis allée faire un petit tour dans les stands mais après je peux pas trop acheter. C'est que c'est un peu cher tout de même ! J'ai acheté quelques bananes parce que j'aime bien ça. Mais du coup, vu que c'est cher, je vais les manger très lentement. Mais généralement, j'essaie d'acheter des fruits, du lait de soja. J'aimerais bien plus mais je ne peux pas me le permettre ».

Consommer de manière responsable peut ainsi être un luxe, un moyen d'action d'une classe sociale aisée qui dispose de la possibilité financière d'acheter des produits ménagers efficaces et écologiques ou de payer son lait d'avoine bio au prix du marché. Cela dit, le témoignage de cette femme nous indique une « manière de faire » que les individus du MESM promeuvent. « Il faut consommer mieux et moins » prônent-ils. En effet, les produits étant chers, on va réduire à la baisse sa consommation et cibler ses produits. De fait, de cette manière il est possible d'allier ses principes aux logiques du système. On consomme tout en encourageant ce que certains nomment la décroissance, soit ce qui consiste à consommer moins pour prendre en compte les limites des ressources naturelles. Certes, il y a un paradoxe notable dans le fait d'encourager la consommation et de prôner la décroissance. Cela dit les limites budgétaires peuvent dans une certaine mesure contre balancer ces logiques. En suivant cette dynamique, le système économique conventionnel, dans le sens où c'est lui qui fixe les prix, entraîne lui-même la voie vers la décroissance. Il est alors possible de dire que ce sont les pauvres qui tiennent les armes, encore faut-il qu'ils s'engagent dans la voie de la consommation responsable. Ainsi, malgré de nombreuses motivations et quelques entraves, certains éléments indiquent que la société madrilène, petit à petit change ses habitudes ou du moins souscrit à des modes de consommation autrefois marginaux et réprouvés. Toutefois, le poids de la socialisation est capital dans ces logiques de transformation sociale et il semble que le réseau dispose d'un rôle assez prééminent au sein de la société madrilène.