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A. Le réseau et la valorisation d'une autre forme d'organisation du travail

1. L'ESA et la coopération

La notion de coopération a déjà été introduite dans ce mémoire concernant le travail de constitution du réseau et les critères de sélection d'entrée. Cela dit je ne l'ai jamais considérée dans son rapport à l'organisation même du travail. La coopération est l'un des principes fondamentaux de l'économie sociale : on la retrouve aussi bien comme principe de concertation interne que dans les relations extérieures. Pour Margaret Mead, la coopération est envisagée comme le « fait d'œuvrer ensemble dans un but commun » [1937] (2002). En la reprenant, Joël Candau y voit « le fait social par excellence ». Selon cette dernière « il est difficile d’imaginer un phénomène qualifié de social – et a fortiori de culturel – qui ne suppose, sous une forme ou une autre, des comportements coopératifs, simples ou complexes » (2012 : 8). Ainsi dans tout acte social, dans tout lien avec autrui se trouve de la coopération, donc dans toute profession aussi. Elle semble inhérente au comportement humain, peut être contrainte ou volontaire, conditionnelle ou altruiste. Cela dit, l'inscription de ce « fait social » dans les critères d'organisation du MESM et dans les entités qui le composent, lui confère une teneur bien particulière. En effet, parce que la coopération est un principe d'organisation, elle se situe à différents niveaux et enferme des effets variés dont j'essaierai de retracer le tout d'après les faits observés et les discours écoutés.

La coopération interne des entités du circuit madrilène est tout d'abord – et il faut le noter – favorisée par le petit nombre de personnes que ces entreprises comptent en membres. La vision égalitaire qui est défendue dans ce terme utilisé dans ce contexte, est possible car ils sont moins de dix par entité. Ils se connaissent et décident ensemble des objectifs à atteindre. Qu'ils soient dans des entités individuelles ou collectives, les membres de ces dernières sont leur propre patron. À part aux clients et aux autres membres de l'équipe, les travailleurs disent n'avoir de compte à rendre à personne. Les décisions sont en principe toutes prises par l'ensemble du groupe. Cette analyse est suivie par Benoît Dubreuil qui considère que la coopération est plus facile dans les petits groupes. On entretient des relations personnelles suivies. Ainsi, selon lui « les individus peuvent recevoir la reconnaissance de leurs pairs et rester sensibles à leur désapprobation » (2012 : 90). On joue sur les intérêts de chacun à mettre en œuvre un projet commun : on a plus intérêt à coopérer qu'à ne pas le faire. Pour le chercheur, c'est pour cela que les individus s'associent. Cette analyse est profondément rationnelle et repose sur le postulat que l'homme agit de manière constante en fonction d'un calcul utilitariste. Ce mode d'explication est relativement critiqué dans les sciences humaines et ne suffit pas à expliquer les motivations de l'homme. Cela dit, on peut trouver dans la notion d'intérêt « le levier principal de la transformation des fondements politiques et moraux de la société » comme le considère Christian Laval (2009 : 42).

Il est dans l'intérêt des individus de faire confiance, de coopérer et de développer des partenariats égalitaires, surtout dans la recherche d'un modèle alternatif. Toutefois, pour Bertrand Russell « chaque mouvement politique qui réussit, s’adresse à l’envie, à la rivalité ou à la haine, mais jamais au besoin de collaboration ». Bien que cet auteur soit légèrement pessimiste, il témoigne que l'intérêt à collaborer n'est pas l'unique source de la coopération, notamment lorsqu'il s'agit d'une association pour créer un projet de société. On peut alors donner une part importante aux émotions dans l'animation pour l'élaboration d'un projet de coopération. Didier Fassin a montré le rôle des émotions dans le soulèvement et la recherche d'économie morale. C'est ce qu'il appelle les « sentiments moraux » qui lient « les émotions et les valeurs » dans la conduite des individus (2009 : 1257). On peut donc dire que dans la coopération, il y a une combinaison d'intérêts, d'émotions et de valeurs. Dans le cadre des entités de l'ESA madrilène, ces trois éléments sont de nature similaire pour les individus. Ces derniers ont plus ou moins les mêmes intérêts, partagent les mêmes émotions et valeurs de vie. Ceci permet une certaine indépendance, car ils sont assurés du soutien des autres. Ils peuvent contrôler et mener leur vie professionnelle comme ils l'entendent.

De fait, les membres des entités du MESM disent s'accorder sur les différentes méthodes et temps de travail, comme en témoigne le discours de la deuxième membre active d'une coopérative d'énergie solaire.

« Tu vois, moi j'ai choisi de travailler avec un ami parce que je sais qu'on peut se mettre d'accord entre nous. Là, en ce moment, sa mère a des problèmes de santé, c'est compliqué pour lui. Du coup, on s'est mis d'accord, moi je m'occupe du boulot pour le moment et lui quand il aura plus de temps et de disposition mentale, il reviendra et puis moi je pourrai plus relâcher la pression, je pourrai aller faire mes spectacles, bosser avec le MESM et pouvoir m'investir dans d'autres choses que la coopérative ».

La coopération est en partie possible car il y a des liens d'amitié. Il y a une compréhension mutuelle. En effet, on dit connaître la vie de l'autre et ses difficultés, privilégier les besoins et envies du partenaire. Ils assurent par ce moyen prendre soin chacun l'un de l'autre. Ces relations permettent donc d'avoir une certaine flexibilité dans l'organisation de l'entité. Engracia Hidalgo, Secrétaire d'État à l’emploi a dit s'être inspiré de l'économie sociale madrilène pour introduire de la flexibilité dans la réforme de l'emploi. Cette réflexion, prise avec sarcasme par les membres du MESM, n'est pas à comprendre comme la possibilité de manier les employés, leurs horaires et leurs salaires au bon vouloir de l'organe directif. Il s'agit d'une flexibilité décidée par tous, soit par l'ensemble des travailleurs dans le but de restreindre les coûts financiers ou de permettre à ces derniers de mener une vie de famille, par exemple.

La flexibilité, soit l'accord entre les différents membres pour modifier leur mode de travail, s'institue dans ce cas comme une forme de reconnaissance de la vie de l'autre. Elle est vue, selon Dominique Girardot, comme « la reconnaissance d’une valeur singulière, qui se distingue sur le fond commun des valeurs socialement reconnues » (2007 : 172). C'est parce que les individus des coopératives partagent les mêmes valeurs qu'une reconnaissance de l'activité et des besoins du partenaire est possible. De plus cet auteur considère que la reconnaissance induite dans le travail, place celui-ci dans le versant de l’activité qu'Hannah Arendt nomme l’action [1958] (2013). « L'action » est considérée par cette dernière, comme ce que les hommes font en raison des liens qu’ils ont entre eux ; comme telle, elle appartient au domaine de la pluralité parce qu’elle agit entre les hommes. L’action surgit pour la philosophe « lorsque la parole est l’expression de la citoyenneté en tant qu’activité de mise en rapport des hommes les uns avec les autres » (2013 : 234). Au sein des coopératives du réseau madrilène, on s'organise davantage par le dialogue que par la mise en place de contrat écrit. Ce n'est pas pour privilégier l'informel au formel, mais plutôt de transformer le formel en quelque chose de plus relationnel. Néanmoins pour les acteurs, émettre un accord par le dialogue garde toujours la même efficacité. À prendre plus en compte la vie des individus on instaure des meilleures conditions de travail. Ils disent se sentir mieux intégrés et capables de s'investir dans une tâche qui ne va pas les pressurer car elle participera à la reconnaissance de soi par l'autre. Cet élément est fondamental pour l'épanouissement personnel à travers l'activité économique. Elle permet de lui donner une autre dimension que celle purement alimentaire à laquelle certains emplois conduisent lorsque cette reconnaissance n'est pas présente.

L'épanouissement personnel se produit aussi lors de rencontres et d'échanges extérieurs. Qu'ils fassent partie du même domaine d'action, ou de terrain différents, les membres de coopératives et associations du réseau madrilène cherchent l'association dans une visée de survie mais aussi pour développer d'autres logiques que celle de la lutte pour le marché. Les entités du MESM disent développer la coopération égalitaire et la convivialité au sein des relations commerçantes dans leurs habitudes professionnelles, comme en témoignent les questionnaires d'entrée. On dit s'organiser entre amis, faire des échanges de service ou du troc. Les relations entre entités du même domaine sont alors régies par des logiques de don ou de réciprocité. On monte des projets de subventions ensemble, on partage les informations, on apprend les uns des autres comme j'ai pu le comprendre lors de conversations entre membres de différentes coopératives.

« - T'as reçu ce que je t'ai envoyé pour l'appel à candidature du M. ?

- Oui, oui, j'ai répondu et l'ai fait suivre à H., ça peut les intéresser. J'ai vu qu'on pouvait demander des subventions pour des projets d'insertion auprès du R. aussi. Je te ferai suivre le dossier, ça peut vous intéresser. »

À ce moment de l'entretien, je ne peux m'empêcher d'intervenir.

- Bah oui Maud, avec la crise en plus, on se donne des coups de main.

- Mais, ça vous met pas des bâtons dans les roues ? Je veux dire, ça vous met de la concurrence, non ? - Oui mais bon, on préfère ça, plutôt qu'il y en ait qui soient en difficultés ! Et puis après s'il y en a un

qui est pris, ça veut dire qu'il était mieux pour le sujet. Et puis il peut mettre en collaboration l'autre aussi ("il peut se mettre en collaboration avec l'autre"). Bon après je dis pas que tous les projets sont partagés, ni les plans de subventions, doit bien y avoir des trucs qu'on se cache un peu ! (rire) Mais de manière générale, on est au courant de tout ! »

La coopération, comme la convivialité, ne s'opère que lorsque les individus se connaissent un minimum et savent qu'ils peuvent établir des liens de confiance. Le réseau est constitué par des connaissances antérieures et le partage de préoccupations facilite ces coopérations et la mise en commun des savoirs. Par l'importance conférée à la coopération, on retrouve l'idée de corporatisme. En effet, pour en finir avec l'appât du gain et la concurrence à outrance, de nombreux acteurs du Mercado Social cherchent à réhabiliter le corporatisme, soit le regroupement des entités apportant les mêmes biens et services sur le marché.

« Tu vois, ça a toujours été comme ça, avant on s'organisait en groupe de producteurs et les gens étaient plus forts, mieux reconnus et ils pouvaient faire pression pour avoir plus de droits, faire changer les politiques. Tu vois, par exemple, là c'est la rue des légumes (hortaliza) bah bien que c'était la rue des primeurs ! Ça veut dire qu'ils se mettaient tous à côté pour commercer, qu'ils s'organisaient de façon corporatiste ! Mais maintenant ça marche plus comme ça, les gens se craignent et se disent que c'est mauvais pour les affaires ».

Le corporatisme a longtemps été intégré dans le système économique. Sous Franco, il était dirigé sous la forme d'un syndicalisme national. Après quarante ans et une gestion plus que douteuse, cette forme d'organisation a été largement oubliée. En effet, bien que la démarche de coopération soit un principe de l'économie sociale des plus représentatif, l'expérience de la Féria a démontré que cette dynamique n'était pas évidente dans le fonctionnement des entités du réseau. Lors de cet événement, certains ont déploré avoir comme voisin des organisations produisant les mêmes biens et services. L'idée que ces derniers leur volaient leur clientèle est alors visible. La coopération entre entité du même secteur, soit une des bases idéologiques du MESM, n'est pas immédiate dans les comportements. Jouer sur la concurrence et établir des offres qui seront considérées par le client comme bien plus avantageuses que celles proposées par le voisin constitue une des techniques commerciales considérée comme l'une des plus efficaces. Son ancrage dans les mentalités commerçantes anime alors les rapports entre entités travaillant sur les mêmes objets. La concurrence et l'esprit de compétition semblent tellement introduits dans les mentalités et les principes d'organisation que se détacher de celles-ci demeure un défi pour les personnes du réseau.

participants interrogés ont salué ce mode de regroupement, affirmant que celui-ci permettait de développer l'inter-connaissance, voire des futurs partenariats. Malgré les difficultés économiques qu'affrontent les entités espagnoles l'entraide est très présente. Certains déclarent prêter volontiers leur local, faire des échanges de bons procédés ou rendre des services sans contre-partie de paiement. Certains me concéderont en riant « Oui, on a fait le graphisme pour eux, bon on l'a fait quasiment gratuit, on sait qu'ils peinent un peu côté subventions donc bon... même si nous aussi, au moins on aide les copains et puis on vit heureux ! » conteront une coopérative de graphisme lors d'un entretien d'entrée dans le MESM.

Dans l'agencement du travail on privilégie la prise en compte des besoins et des envies de chacun. Le travail est ainsi vu comme un lieu d'épanouissement personnel où les relations internes, externes et la vie privée sont prises en compte dans son organisation. Le travail semble donc s'insérer dans une dynamique quotidienne où on refuse la « déshumanisation » de l’économie comme le considère Marx [1867] entraînant la possibilité de considérer le travail comme une marchandise, soit uniquement une force à vendre. Coopérer consiste alors à réintroduire des relations équitables, soit une certaine justice sociale dans le domaine professionnel. Cela dit, il est important de noter qu'elle requiert un certain nombre de conditions : le petit nombre, le lien de confiance mais aussi le faible niveau de richesse qui circule. En effet, selon Benoît Dubreuil les flux d'immenses richesses peuvent poser « un défi considérable au maintien de la coopération, l’exposant à la corruption, l’inefficacité et à l’iniquité » (op. cit. : 93). Pour cela, il semble que les entités du réseau madrilène disposent d'une solution bien établie : celle de rendre impossible l'accaparement des profits par un individu ou un groupe d'individu.