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L'individu porteur du projet, hybridation entre apprentissage et confiance

B. Les commissions comme métaphores spatiales du projet

3. L'individu porteur du projet, hybridation entre apprentissage et confiance

Construire une économie alternative suppose la mise en connexion des différents savoirs. En effet, les acteurs n'étant pour la plupart pas des experts, ni des économistes, le projet se confectionne à travers l'apport de chacun. Comme il a été vu, (partie I. 3) on utilise les connaissances mises à disposition par le réseau mais on se les approprie aussi. Ce conglomérat d'informations constitue un espace d'apprentissage conséquent. Il s'articule à de nombreux niveaux, comme en attestent les propos d'une membre de la commission de la monnaie. « Je crois que le thème de l'apprentissage se retrouve dans tous les espaces du Mercado Social. Je crois que la marque du MESM est un champ très intéressant. » Dans cette partie, je considèrerai l'apprentissage mutuel comme un outil permettant la création d'une unité. Celle-ci est conduite par la confiance qui est elle-même animée par l'interaction des valeurs et des notions pratiques. L'ensemble de ces éléments s'institue alors dans une démarche de renforcement et de maîtrise du projet alternatif.

Ainsi de nombreux acteurs considèrent qu'un des intérêt du MESM est la mise en commun des savoirs et l'apprentissage qu'ils peuvent en tirer. En se situant dans une recherche du changement social, ils placent leurs actions dans une démarche militante. La notion de sociabilité permet d'entrevoir que cette action n'est pas innée mais résulte d'interactions, processus dans lequel l'acteur échange et apprend de celui-ci. La recherche de l'alternative se constitue pas à pas et dépend de l'intériorisation des notions par les individus. En effet, les diagnostics politiques ou économiques dont elle résulte, ont besoin d'être compris et assimilés. Chaque individu est alors porteur du projet et représente ses idées vis-à-vis de l'extérieur. Néanmoins, André Orléan dans La confiance en question, argue que

« La capacité d'engagement d'un individu, ce qui n'est rien de moins que sa capacité à promouvoir une action collective en convoquant la confiance d'autrui, ne trouve pas dans l'ordre économique des ressources suffisantes. Pour s'engager […]. On se rend crédible auprès d'autrui par une représentation de soi plus complète que sa seule appartenance économique, que l'on appellera l'être social » (2000 : 62). Le statut de l'individu, comme porteur du projet, s'inscrit donc dans de multiples logiques. Il promeut l'action collective par la mobilisation de ressources mais aussi à travers la représentation de son propre être social. Cette double logique se retrouve dans le discours d'un membre de la commission de diffusion au retour d'un atelier de réflexion auquel je l'avais accompagné.

« Pour mon cas j'ai beaucoup bavardé sur le MES. Quand je parles du Mercado, il y a toujours beaucoup d'interactions. Les gens doivent apprendre à maîtriser le discours pour que les gens le voient comme utile, ce qui à la fois est compliqué... moi ça me coute parce que je suis beaucoup dans l'abstrait et je vois pas le concret. »

L'individu, l'être social, compose le réseau et participe à sa création. Bien que son image dépende de la façon dont l'individu se présente face à l'extérieur, elle dépend aussi de l'apprentissage des logiques qu'il défend. L'apprentissage individuel résulte alors d'une stratégie pour une meilleure diffusion. Ainsi certains affirmeront, lors d'entretiens, qu'ils doivent davantage creuser le sujet pour y répondre ou qu'ils ne se considèrent pas « qualifiés » pour en parler, bien que le sujet les intéresse. Outre le fait que cela révèle que le regard de l'anthropologue peut intimider, ce fait témoigne que le sujet de la construction d'une économie alternative regroupe une multitude de considérations sur la société, ses logiques et mécanismes. Le traitement de ces questions peut être difficile à intellectualiser. C'est par la socialisation que l'individu va alors développer son sens critique et œuvrer pour la création et la consolidation de l'alternative, soit être un élément de la coordination de l'action collective. Ceci suit en effet, l'analyse de Laurent Thévenot, cité par Édouard Gardella. Selon lui,

« la coordination ne désigne pas tant des actions collectivement réussies, des tentatives de faire du commun entre des personnes. Faire du commun, cela signifie pouvoir entrer en coordination. Mais on entre plus ou moins facilement en coordination selon les repères que l’on a en commun » (2008 :150).

Faire du commun, construire un projet s'inscrit donc dans une nécessité d'avoir des repères similaires. La complexité que le projet d'une économie alternative renferme a besoin alors de repères communs plus consacrés que ceux constituant les repères politiques que j'ai introduis auparavant (partie I. 2).

L'espace des commissions est donc un terrain très propice à l'apprentissage mutuel. En effet, nombreuses sont les personnes interrogées qui affirmeront que les commissions constituent des espaces de réflexions « très intéressants » où ils ont « appris beaucoup de choses ». Apprendre et travailler aux seins des commissions constituent alors une moyen d'ouvrir les possibilités. À travers les débats, on assiste à la projection et la construction d'un futur basé sur des émotions très positives. On peut alors entrevoir, ce que J. Jasper nomme les « émotions dites "réciproques" » soit les émotions qui « concernent les sentiments courants des participants les uns envers les autres, à savoir les liens proches, affectifs, d’amitié, d’amour, de solidarité et de loyauté » (1998 : 13). Ces émotions permettent de renforcer le projet et le sentiment de groupe. L'enthousiasme et l'espoir sont très présentes« Je crois que la commission de la monnaie reçoit un grand nombre de gens avec beaucoup d'espoir » sera avancé au sein même de la commission. « Ça me paraît vraiment un projet très intéressant, très motivant. Savoir qu'il y a une collectivité comme ça qui s'organise, qui échange, ça met chaud au cœur » m'affirmera une consommatrice ne travaillant pas dans les

Selon Manuel Castells, étudiant le mouvement du 15-M, les individus se montrent enthousiastes quand ils se mobilisent pour un objectif qui leur importe. Cette dernière émotion se met en relation avec une autre, l'espoir, qui est un « ingrédient fondamental pour appuyer l'action de recherche d'objectifs 58» (ibid. : 31). Tout ceci est créé par l'échange des expériences, l'empathie pour la situation d'un autre et le partage des valeurs. Ces partages et l'apprentissage mutuel participent à l'horizontalité : les capitaux culturels et politiques sont partagés. Cela favorise alors la collaboration et la solidarité. En effet, le maître mot du mouvement du 15-M et du projet du MESM est « Juntas podemos », soit « ensemble nous pouvons ». Cette mise en commun permet l'élaboration d'un modèle dynamique sans leader puisque tout le monde possède les mêmes outils et plus ou moins les mêmes compétences. Néanmoins, comme je l'ai affirmé avec l'appui d'André Orléan, la capacité d'engagement est celle qu'a l'individu à promouvoir une action collective en convoquant la confiance d'autrui. Georg Simmel nous informe que la confiance est une « hypothèse sur une conduite future. […] Elle est un état intermédiaire entre le savoir et le non-savoir sur autrui » (in. Laurent : 19). Celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance. Celui qui ne sait rien ne peut raisonnablement même pas faire confiance non plus. Pour agir au sein d'une collectivité et s'engager, il s'agit donc de disposer un minimum d'information. Mais comme je l'ai introduit, le projet résulte d'un enchevêtrement de logiques complexes que l'individu ne peut pas saisir entièrement. C'est donc par la confiance qu'il place dans les autres qu'il peut saisir l'information pour manier mieux le sujet.

L'apprentissage se joue aussi au niveau des moyens d'action. Il se situe comme certains l'entendent dans le registre de l'action citoyenne. En effet, lors de nombreuses discussions avec des acteurs du MESM, il a été proféré que l'État, à travers l'éducation nationale n'apprenait pas à l'individu comment agir pour œuvrer pour la société dans laquelle il vit. Cet avis, partagé par de nombreux madrilènes, peut être illustré à travers les propos recueillis lors d'un entretien avec une consommatrice, membre de la commission d'accueil.

« Ce qui se passe aussi c'est que tous les quatre ans tu peux voter et que ainsi, les seuls qui peuvent parler sont les politiciens. Et moi pendant quatre ans je vais rien faire et juste voter. Mais là il s'agit d'apprendre la citoyenneté et d'agir pendant ces quatre ans à travers plein de procédés. »

C'est donc à l'individu de créer ces propres modes d'action et d'agir en fonction des moyens dont il dispose. L'action citoyenne se situe alors dans un interstice. Il apprend à bricoler, à composer avec les outils qu'il détient, qu'il fabrique lui-même pour que sa voix se traduise en une action quotidienne et non seulement à travers le vote, comme il est affirmé plus haut. Cela rejoint la notion de confiance de Charles Tilly (in. Laurent).

Selon lui, les réseaux de confiance, loin d’être la trame secrète des sociétés bien portantes, « entrent en conflit avec les détenteurs du pouvoir et forment autant de zones de résistance à la règle commune » (2012 : 14). La confiance est donc bien un outil de création de l'interstice dans laquelle se mue l'action alternative.

Par ailleurs, Harold Garfinkel, cité dans le même ouvrage, démontre que la désorganisation sociale résulte de « la multiplication des attitudes de méfiance, la confiance apparaissant comme une "condition de la stabilité des actions concertées" » (2012 : 9). Si une des démarche du MESM est d'introduire de la confiance entre les individus, elle résulte alors tout d'abord du regard négatif vis-à-vis des relations humaines contemporaines, comme en témoigne les propos d'une membre d'une des coopératives promoteurs du projet consacrée à l'investigation sociale. Cette personne organisait en partie la commission d'accueil.

« Aujourd'hui, il y a pas grand monde qui se fait confiance entre eux. Avec le réseau, on essaie un peu de redonner un coup de pouce à cette dynamique ! Mais bon, c'est plus facile parce qu'on se connait déjà mais je crois que si tu sais que tu partages plus ou moins les mêmes valeurs, que aussi t'as appris à connaître les gens, t'en ressors plus fort ».

Comme l'indique Harold Garfinkel, ceci permet de stabiliser les rapports, soit « de rendre plus fort » selon le point de vue des interviewés. Néanmoins, en suivant Eric Uslaner c’est le contexte culturel qui est déterminant pour l’établissement des relations de confiance. La confiance n’est pas « stratégique » : elle est de nature morale, et, qui plus est, elle est héritée et transmise par la famille et la socialisation. La confiance apparaît comme un « patrimoine social ». Ce dernier, cité dans l'Économie de la confiance, introduit la notion de « confiance-moralité » (moralistic trust) ce qui consiste « non pas à s’engager dans un calcul stratégique fondé sur la fiabilité et le jeu des intérêts personnels, mais à traiter les autres comme s’ils étaient tous fiables, non pas spontanément mais par "un réflexe culturel" » (2002 : 34). L’individu se persuade ainsi qu’une large part de la population partage ses valeurs et fait donc partie de sa « communauté morale ». Cette confiance en l’inconnu, en l’anonyme, se transmettrait et s’apprendrait par l’acculturation au sens large. Pour cet auteur, elle demeurerait à peu près stable tout au long de la vie des individus et serait peu sujette à des variations brusques. Cette confiance-moralité favoriserait, selon Uslaner, « la coopération sociale, et notamment l’engagement civique et politique » (ibid.). Si les individus du MESM sont propices à provoquer et éprouver de la confiance envers autrui, c'est en majeure partie par l'interaction entre plusieurs milieux, pays. C'est l'acculturation au sens large. Bien qu'il y ait la notion d'auto-persuasion, que l'on pourrait considérer comme émanent d'une vision « loup » de l'homme, les remarques d'Uslaner nous permettent de saisir les processus internes à la notion de confiance qui servent à la collaboration requise pour le développement du projet.

Ainsi à travers le fonctionnement interne, le MESM, cherche à organiser un réseau économique démocratique. Ceci est une démarche capitale pour eux. En effet, s'ils souhaitent construire une économie « plus saine », « plus juste et équitable » selon leur propos. Il est donc nécessaire que la logique collective soit présente au sein des groupes qui mettent en place le projet. Ceci s'élabore à travers différents procédés : mise en commun des ressources et structures, participation de tous les volontaires aux groupes de travaux, dynamique d'apprentissage mutuel et diffusion des informations de manière symétrique. Tout ceci concoure à la mise en place d'un lien de confiance et de convivialité entre les membres du MESM. Néanmoins, il est probable que ces deux éléments sont présents grâce à une certaine homogénéité des histoires sociales qui permet alors la création du lien. Malgré une volonté d'être inclusif, le réseau est pour le moment constitué d'un petit nombre d'entités, « on ne dépasse pas la première ou deuxième couche de l'oignon » selon les propos des membres. Ainsi peut-être est-ce plus facile d'avoir un lien de confiance et de chercher la dynamique démocratique quand le groupe est restreint.

Toutefois, ce qui est notable c’est qu'il y a un travail de récupération du processus démocratique. Dans une « communauté de face-à-face », terme repris à David Graeber (2005 : 55), la prise en charge par les personnes ordinaires de leurs propres affaires et ceci de manière collective, est davantage possible. Les processus sont ouverts et relativement égalitaires. Bien que dans ce cadre, la finalité recherchée est celle d'une économie plus « responsable » et alternative au système conventionnel par son mode de fonctionnement, elle expérimente un processus dans lequel est pensé l'organisation politique de la société au sens où ils s'occupent des affaires de la cité. C'est donc dans les petits espaces, qui sont malgré tout assez nombreux à Madrid, qu'est saisie la pratique démocratique. Selon ce même auteur, « La démocratie semble ainsi retourner aux lieux de sa naissance : les espaces interstitiels » (ibid. : 86). Les acteurs prennent eux-mêmes les outils d'actions, créent leur souveraineté et construisent les objets avec leurs propres représentations, comme il en est de la monnaie sociale et des critères d'entrée dans le réseau que j'analyserai dans la partie suivante. Selon David Graeber,

« L’expérience qui est aujourd’hui la nôtre n’est pas celle d’une crise de la démocratie mais plutôt celle d’une crise de l’État. Si l’on a pu assister ces dernières années, au sein des mouvements altermondialistes, à un regain d’intérêt pour les pratiques et les procédures démocratiques, cela s’est opéré presque entièrement hors des cadres étatiques. L’avenir de la démocratie se joue précisément dans ces espaces » (2005 : 44).

Le MESM tente de créer une collectivité capable de jouer des interstices que laissent l'État et le marché et ceci à travers une matrice démocratique et des outils pensés par et pour tous.