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SECONDE PARTIE LA BROCANTE MÉDIÉVALE

Si une partie du travail roubaldien consiste à rénover la lettre des textes médiévaux, la réécriture n’est pourtant pas qu’une manipulation formelle : l’oulipien s’attaque également à la matière des récits qu’il a lus et retrouve ainsi ce que Gaston Paris appelait « le matériel roulant »1 de l’écriture médiévale. Jacques Roubaud a bien, en effet vu combien la littérature du Moyen Âge s’est également épanouie dans cette « démarche combinatoire »2 où prendre la plume revient non seulement à revisiter des textes précis mais aussi à puiser à un fonds commun, cet ensemble de « types » que Paul Zumthor définit comme des microstructures à « noyau fixe (soit sémique, soit formel) » mais susceptibles d’être modulées et « réutilisable[s], indéfiniment, dans des contextes différents »3.

Topoï, clichés, et motifs hérités de la culture latine, celtique ou encore musulmane

forment ainsi ce que Curtius nomme les « magasins »4 d’une écriture dont le fonctionnement rappelle celui de la pensée mythique comme « bricolage », telle que l’a définie Claude Lévi-Strauss5.

On aura compris, bien sûr, la difficulté méthodologique que soulève un tel retour aux « sources » puisque la réécriture roubaldienne se fondera moins ici sur un texte particulier que sur le « vaste texte virtuel […] de la “tradition”, univers de référence à la fois imaginaire et verbal, qui constitu[e] le “lieu commun” de l’auteur et de l’auditeur »6. Évidemment, Jacques Roubaud ne partage pas pour ainsi dire naturellement cette « tradition » à laquelle tout auteur du Moyen Âge s’est piqué et son travail a nécessairement transité par des textes singuliers : il semblerait pourtant que l’écrivain, à force de fréquenter la bibliothèque et de confronter ses lectures, ait su relever ces passages obligés de la production

1

Gaston Paris, Histoire littéraire de la France, op. cit., p. 48.

2

Jean-Charles Payen, Le Lai narratif, Turnhout, Brepols, coll. « Typologies des sources du Moyen Âge occidental », 1975, p. 50.

3

Paul Zumthor, Essai…, op. cit., p. 105-106. Sur l’écriture médiévale et la stéréotypie, voir Jean-Jacques Vincensini, Pensée mythique et narrations médiévales, Paris, Champion, 1996 et, du même auteur, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Armand Colin, 2005 ; on consultera aussi l’introduction d’Anita Guerreau-Jalabert à son Index des

motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XIIe-XIIIe siècles), Genève,

Droz, 1992. Pour un éclairage plus contemporain, voir, par exemple, Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan, 1997.

4

Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne…, op. cit., p. 149.

5

Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1960 p. 32 : « [L]e propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés mais en utilisant des résidus et des débris d’événements ».

6

médiévale, en un véritable effort d’abstraction de l’occurrence vers le lieu commun. Si le Moyen âge constitue chez Jacques Roubaud un corpus d’hypotextes qui prêtent leur lettre à la réécriture, il fait donc aussi office de « réservoir de types »7, narratifs comme rhétoriques, que Jacques Roubaud s’ingénie à reprendre et à moduler tout au long de son œuvre.

Parce qu’il s’agira ici de suivre l’oulipien dans les « magasins » oubliés de l’écriture médiévale, cette grande brocante littéraire où règne la seconde main, il nous semblait logique de voir en lui cette « Terreur des Quincailliers » que l’on rencontre dans La Belle Hortense et qui s’ingénie, non pas à voler la marchandise, mais à mettre les boutiques sens dessus dessous. C’est avec la même énergie, nous allons le voir, que Jacques Roubaud s’empare et translate la matière médiévale pour y mettre un joyeux désordre et dépoussiérer ainsi les vieux lieux communs de notre littérature.

7

L’expression est cette fois-ci d’Antoine Compagnon, La Seconde Main ou le travail de

Chapitre 4

Les vieilles connaissances

Je puis seulement dire que sans avoir été les chercher, je les ai trouvés devant moi.

« [P]ersonnages en quête d’auteur » : telle est, à peu de chose près, le titre que Luigi Pirandello donnait à l’une de ses pièces : sa formule condense à nos yeux de manière particulièrement saisissante la façon dont la notion de personnage semble fonctionner dans une grande partie du corpus médiéval et, conformément à nos hypothèses, dans le corpus des réécritures roubaldiennes. En renversant le rapport du créateur à sa créature, puisqu’on s’attendrait plus volontiers à voir l’auteur partir en quête de personnages et non le contraire, le titre du dramaturge italien met en lumière l’idée selon laquelle, et pour jouer d’un mot de Barthes, « l’être de papier » serait peut-être d’abord et avant tout un être « hors du papier ». Cette conception ne cesse en effet d’entrer en résonance avec celle de la littérature médiévale où les personnages appartiennent à ce que Paul Zumthor appelle la tradition, ce fonds commun au sein duquel ils affichent leur disponibilité pour une infinité de narrations possibles et « attendent », comme le dit Pirandello, qu’on les fasse « entrer dans le monde de l’art »1. En somme, le personnage est tout à la fois une réalité transtextuelle et sorte de virtualité pré-littéraire.

« Personnages en quête d’auteur » : la grammaire fait donc signe vers la poétique. L’écrivain est désormais devenu objet, c’est-à-dire soumis à une présence déjà autonome et qui ne demande pas à être inventée ex nihilo. Le personnage est pour ainsi dire prêt à l’emploi, paré de caractéristiques et de valeurs, voire déjà porteur de petits récits qui lui sont propres et dont la permanence se confirme au gré de ses actualisations. Faire appel à lui, c’est donc aussi être conscient de se soumettre, comme le note Emmanuèle Baumgartner dans un article consacré au retour des personnages dans le récit médiéval, à un certain « nombre de contraintes et limites »2 qui n’empêche toutefois pas le jeu subtil de la modulation de se mettre en place. Le personnage fonctionne ainsi comme une référence culturelle commune et s’inscrit, pour reprendre le néologisme proposé par la SATOR dans une certaine forme de « topicité »3 : sa

1

Luigi Pirandello, préface à Six personnages en quête d’auteur, cité par Magda Martini,

Pirandelo. Philisophe, de l’absolu, Genève, Laber et Fides, 1969, p. 136.

2

Emmanuèle Baumgartner, « Retour des personnages et écriture du roman (XIIe et XIIIe siècles), dans Personnages et histoire littéraire, Pierre Glaudes (dir.), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1991, p. 13-22.

3

La SATOR (Société pour l’Analyse de la Topique Romanesque) propose en ligne un lexique (www.satorbase.org/Docs/definitions.pdf) où le terme « topicité » est ainsi défini : « La topicité serait la force avec laquelle le lecteur est interpellé par une situation

récurrence est à entendre comme une histoire de sa propre plasticité à travers les textes qui le convoquent en même temps qu’elle assure la permanence de certains de ses traits.

Dans une littérature – et plus largement une pensée – qui ne laisse jamais l’onomastique au hasard, c’est bien souvent le nom du personnage qui se charge de signifier cette relative stabilité4. En lui se fixent plusieurs sèmes dont le retour forge une cohérence et une familiarité qui, moyennant une fréquentation minimale de tel ou tel corpus, aident à reconstituer et à identifier en un instant ce que Barthes appelle une « personnalité »5. Le nom, en ce sens, et toujours selon les mots du critique dans S/Z, est un « instrument d’échange : il permet de substituer une entité nominale à une collection de traits en posant un rapport d’équivalence entre le signe et la somme »6. En d’autres termes, le nom cristallise les possibles du personnage qui le porte : libre à l’auteur de les combiner à son gré, de les exploiter, de les maintenir en latence ou même d’en proposer de nouveaux dont la pérennité sera entérinée ou non par le cycle de la réécriture.

Cette fabrique du personnage qui se fonde, comme le rappelle Chantal Connochie-Bourgne, sur la « rencontre d’un imaginaire collectif et individuel »7, Jacques Roubaud a su y pénétrer et en reconstruire les mécanismes à partir de ces traces laissées par la tradition que sont les textes : il fallait, pour tel personnage – comme pour tout lieu commun d’ailleurs –, inventorier et comparer ses différentes actualisations, en repérer les constantes, se livrer, en somme, à une véritable opération d’abstraction textuelle. Ce travail souterrain, imperceptible dans le produit fini qu’est la réécriture, l’oulipien décide toutefois de l’exposer dans son essai Graal Fiction où il nous offre, de manière fort révélatrice, une

narrative qu’il reconnaît à cause de sa récurrence et qui lui fait soupçonner qu’à cet endroit précis du texte “il se passe quelque chose” ».

4

Dans la lignée de travaux de la SATOR, Eglal Henein explore d’ailleurs l’idée selon laquelle le nom peut constituer un topos narratif à part entière : « Le nom propre et le

topos », dans La Naissance du roman en France. Topique romanesque de l'Astrée à Justine, Nicole Boursier et David Trott (dir.), Tübingen, Biblio 17, 1990, p. 1-12.

5

Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1976, p. 74 : « Lorsque des sèmes identiques traversent un même Nom Propre et semblent s’y fixer, il naît un personnage. Le personnage est donc un produit combinatoire : la combinaison est relativement stable […] et plus ou moins complexe (comportant des traits plus ou moins congruents et plus ou moins contradictoires). Cette complexité détermine la “personnalité” du personnage ».

6

Ibid., p. 101.

7

Chantal Connochie-Bourgne dans l’introduction à Façonner son personnage au Moyen

Âge, Chantal Connochie-Bourgne (dir.), actes du 31e colloque du CUERMA, Senefiance, 53, 2006, p. 8.

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