• Aucun résultat trouvé

D’une langue à l’autre D’une langue à l’autre

PREMIÈRE PARTIE LES MUANCES DE LA LETTRE

Chapitre 1 D’une langue à l’autre D’une langue à l’autre

Et par muement de languages.

Babel en héritage

Au cœur de la réflexion linguistique médiévale, l’inévitable tour de Babel où Yahvé, punissant l’orgueil des descendants de Noé, confond le langage et imprime à la langue, jusque-là une, la diversité des fautes humaines. La déchéance y est double puisque non seulement la communication entre hommes se complique désormais de l’étrangeté, mais la perte de la langue primordiale pèse aussi de tout son poids sur la relation plus particulière à Dieu. Babel n’est pourtant pas qu’une image de péché et de chute : le passage invite aussi à prendre de la pluralité linguistique une mesure peut-être plus subtile que celle de la malédiction, puisqu’il faut bien classer, définir et comparer ces langues désormais divisées1. À cet égard, la place singulière que les gloses du Moyen Âge, à la suite des Pères de l’Église, ont réservée à l’épisode laisse entrevoir combien le multilinguisme n’est pas une donnée accidentelle dans l’univers du clerc mais une réalité inévitable et pourtant problématique que l’on ne cesse d’interroger, d’interpréter ou de mettre en scène2.

Avant même que les idiomes vernaculaires ne viennent interférer dans le débat, la diversité se donne en effet déjà à lire au sein de ces langues que l’Occident chrétien considère comme sacrées, puisque le latin n’est pas le seul – ni même d’ailleurs le mieux placé – à pouvoir réclamer le domaine du savoir, notamment théologal. Il le partage d’une part avec l’hébreu, langue de l’Ancien Testament, « des patriarches et des prophètes »3 selon Isidore de Séville, mais aussi avec le grec, langue des Évangélistes et de la Septante. Trinité problématique – comme une autre, plus connue – mais qui semble trouver sa résolution dans la fameuse inscription trilingue que porte la Croix4 : à la menace de l’éclatement des langues, des peuples et, bien entendu, de la foi, répond la dialectique divine. Réunies sur le symbole par excellence de la Rédemption, les

1

Voir par exemple l’article synthétique de Joëlle Ducos qui explore les différentes questions soulevées par Babel et les réponses que le Moyen Âge a pu y apporter : « Utopie de la langue : de la langue originelle aux langues vernaculaires » dans En quête

d’utopies, Claude Thomasset et Danièle James-Raoul (dir.), Paris, Presses de l’Université

Paris-Sorbonne, 2005, p. 135-151.

2

Voir Paul Zumthor, La Mesure du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 153 : « À l’exception sans doute des familles de rustres les plus isolées, l’Occident médiéval vit ainsi, à partir des XIe-XIIe siècles, une situation complexe de polyglossie ».

3

Étymologies, Wallace Martin Lindsay (éd.), London, Oxford University Press, 1911, XX, 1.

4

langues sacrées manifestent une complémentarité mise au service de l’Histoire Sainte, selon un schéma implicite de translatio que proposera notamment Thomas d’Aquin5 : l’hébreu serait la langue de l’originelle manifestation divine, le grec, celle de la sagesse païenne mais aussi de la prédication de la « bonne nouvelle », enfin le latin, puissant et conquérant, celle l’universalisation de la loi chrétienne. Pour qui veut s’initier à la science sacrée, la connaissance de ces trois langues constituerait donc un impératif que défendront par exemple Isidore de Séville ou, plus tard, Roger Bacon, même si, en réalité, l’hébreu et le grec demeurent l’objet d’une connaissance relativement ponctuelle, inégale ou indirecte6. C’est par l’intermédiaire de l’arabe – qui participe aussi de près à la redéfinition des langues capables de sapience7 – que l’on redécouvre par exemple Aristote. Mais si c’est

bien le latin qui préside le champ sapientiel tout au long du Moyen Âge, et reste pour longtemps la langue privilégiée de la prière, de l’étude et de la production écrite, les autres langues sacrées ne sont pas moins présentes à l’esprit de tout clerc qui, à défaut de les maîtriser toutes, sait en exploiter le potentiel symbolique à des fins exégétiques ou poétiques. L’alphabet grec fascine à cet égard les clercs médiévaux8 qui en interprètent à l’envi les caractères – pour Vincent de Beauvais, le thêta signifie par exemple la mort9 – ou en font de véritables motifs descriptifs en littérature, comme Guillaume de Machaut qui les intègre au décor des noces de

5

Il s’agit d’un commentaire sur saint Jean (XIX, 20) qui reprend déjà l’idée avancée par saint Augustin dans In Iohannis evangelium (CXVII, 4). Cité par Serge Lusignan dans

Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles,

Paris-Montréal, Vrin, 1986, p. 59.

6

Benoît Grévin a par exemple montré combien l’apprentissage de la langue hébraïque se heurte, entre autres, à la rareté des échanges entre les communautés chrétiennes et juives, condamnant ainsi l’hébreu, la plupart du temps, à rester dans le giron des écoles rabbaniques (voir son article « L’hébreu des franciscains. Nouveaux éléments sur la connaissance de l’hébreu en milieu chrétien au XIIIe siècle », Médiévales, 20-41, 2001, p. 65-82). Même considéré comme plus musical (sonantior) et plus brillant (clarior) que les autres langues par Isidore de Séville (Étymologies, op. cit., IX, 4), le grec ne semble pas avoir été pas mieux connu de la culture cléricale malgré le prestige qu’on ne cesse de lui accorder (voir Pascal Boulhol, La Connaissance de la langue grecque dans la France

médiévale, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, coll. « Textes et

documents de la méditerranée antique et médiévale », 2008).

7

On consultera l’article de Pascale Bougrain « Réflexions médiévales sur les langues du savoir », dans Tous vos gens a latin. Le latin, langue savante, langue mondaine, Emmanuel Bury (dir.), Genève, Droz, 2005, p. 24-36.

8

Voir l’article de Jacqueline Cerquiligni-Toulet, « L’imaginaire du grec au Moyen Âge », dans La Grèce antique sous le regard du Moyen Âge occidental, actes du 15e colloque Kérylos, Beaulieu-sur-Mer, octobre 2004, Jean Leclant et Michel Zink (dir.), Paris, Boccard, 2005, p. 147-157.

9

Thétis et Pelée dans sa Fontaine amoureuse : « Et si ot de lettres grijoises / Se nobles furent ou bourgeoises »10.

Cette conscience du plurilinguisme déborde évidemment de toute part la seule question des langues sacrées. Si la compétence cléricale pour les études grecques et hébraïques est loin d’être systématique, elle fait en revanche moins de doute en ce qui concerne les langues vernaculaires, même s’il est difficile de parler de compétence pour des idiomes dont la grammaire (la litteratio, faudrait-il dire) n’est pas encore ressentie comme étant digne d’intérêt et d’étude. Ces langues ne sont pas moins celles que l’on apprend dès la naissance – contrairement au latin qui n’est la « langue maternelle de personne »11 – et dont la connaissance, bien qu’elle ne soit pas normée par l’école, ne demeure pas moins intime. N’en déplaise d’ailleurs à Renart qui, sous prétexte de n’avoir été formé qu’au latin, feint de ne pas comprendre le français lorsque son compère Ysengrin l’invite à lire une inscription sous le sabot d’une jument12 :

« Et si n'ai je lehu qu'an lois Si ne sai point lire françois ! Anviz verroiz bon clerc bien lire En nul romant, ne bien escrire »13.

Si l’épisode isole avec humour la cléricature dans la sphère du savoir, à la faveur d’un scénario diglossique poussé à l’extrême puisque la langue maternelle y tombe dans l’oubli, la position des clercs, est bien celle, au moins, d’un bilinguisme14, dont Paul Zumthor a d’ailleurs finement étudié les manifestations poétiques15. Cette exploitation de ce que la tradition didactique nomme « barbarolexie » – c’est-à-dire, grosso modo, le mélange des langues – ne donne pourtant pas seulement à voir un jeu entre le latin et la langue vulgaire, mais se

10

Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, Jacqueline Cerquiligni-Toulet (éd. et trad.), Paris, Stock, coll. « Moyen Âge », 1993, v. 1725-1726.

11

Voir Serge Lusignan, Parler vulgairement…, op. cit., p. 82.

12

On consultera à propos de cet épisode l’article de Jean Batany, « Les clercs et la langue romane : une boutade renardienne au XIVe siècle », Médiévales, 45, automne 2003, p. 85-98.

13

Renart le Contrefait, Gaston Raynaud et Henri Lemaître (éd.), Genève, Slatkine Reprint, 1975, p. 242, seconde colonne, v. 24-27.

14

On trouvera une réflexion synthétique dans Yvonne Cazal, Les Voix du peuple. Verbum Dei. Le bilinguisme latin-langue vulgaire au Moyen Âge, Genève, Droz, 1998.

15

Voir son article « Un problème d’esthétique médiévale : l’utilisation poétique du bilinguisme », Le Moyen Âge, 66, 1960, p. 301-336 et p. 561-594. On pourra aussi se reporter, pour un éclairage générique différent, à l’article d’Olga Anna Dull, « “Escumer le latin” : statuts et fonctions de la barbarolexie dans le théâtre comique du XVe siècle : enjeux théoriques », Le Moyen Français, 39-41, 1996-1997, p. 205-224.

déploie aussi au sein même du vernaculaire. Le fameux descort de Raimbaut de Vaqueiras16 (qui convoque successivement le provençal, l’italien, le français, le gascon et le galicien) nous dit combien d’autres langues vulgaires, et même, pour une langue donnée, ses différentes actualisations géographiques17, ne cessent de traverser l’imaginaire médiéval. Au théâtre, c’est bien sûr Pathelin qui incarne avec le plus d’éclat cette conscience de la pluralité, lui qui ne cesse de « parler divers langaiges »18 pour flouer un créancier. Devant un spectaculaire délire dialectal qui recense le limousin, le picard, le flamand, le normand, le breton et le lorrain, le drapier finira par abandonner celui qui jergone à sa glossolalie soi-disant démoniaque.

À l’envi, le Moyen Âge joue et se joue donc des langues, les utilise et les recrée, tel ce français supposément parlé par les Anglais dont l’accent génère de sérieux quiproquos : Renart, toujours, s’en amuse et, se faisant passer pour un jongleur d’outre-manche, prononce si bien « à l’anglaise » que le verbe être, au passé simple, finit par se confondre avec le verbe foutre19 ! Au plaisir de bestorner les langues connues s’ajoutent aussi celui de convoquer des langues

inventées. Conjurant le diable, le Salatin de Rutebeuf donne un aperçu de l’idiome satanique : « Bagahi laca bachaé / Lamac cahi achabaé / Karrekyos »20, prière en bonne et due forme dont le Diable en personne s’empressera de saluer la maîtrise : « Tu as bien dit ce qu’il i a »21. François Villon, quant à lui, composera des ballades en « jargon » et « jobelin », langues artificielles que le poète aurait

16

Voir The Poems Raimbaud de Vaqueiras, Joseph Linskill (éd. et trad.), La Hague, Mouton, 1964. Pour le descort (« Eras quan vey verdeyar »), voir p. 191-198.

17

Ici, par exemple, le gascon et le provençal, que l’on a coutume de rattacher plus largement à la langue d’oc.

18

Selon l’expression du drapier qui s’irrite « Et comment ! Il ne cessera / Huy de parler divers langaiges ! », Charles Aubailly (éd. et trad.), Paris, SEDES, coll. « Bibliothèque du Moyen Âge », 1979, v. 853-854.

19

Le jeu repose en effet sur les formes au passé fu et fout : la confusion est possible car on sait combien il est difficile, pour un anglophone, de prononcer correctement la voyelle [y] qui n’existe pas dans son système vocalique. Pour le passage en question voir Le

Roman de Renart, Michel Zink (éd. et trad.), Paris, Garnier-Flammarion, vol. 1, 1985,

v. 2351 et suivants. Sur ce topos du français prononcé à l’anglaise, on se reportera par exemple à l’article de Madeleine Jeay, « La rencontre des langues dans le récit médiéval », dans Topographie de la rencontre dans le roman européen, Jean-Pierre Dubost (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, coll. « Littératures », 2008, p. 19-39.

20

Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, dans Œuvres complètes, Michel Zink (éd. et trad.), Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1990, vol. 2, v. 160-163.

21

apprises au contact des Coquillards, et qui tiennent, encore à ce jour, leur promesse d’hermétisme : « Et tout a cop veis jouer de l’escoirre / Ung maquonceau, atout deux gruppelins / Bruant au bay, atout deux walequins »22. Si, bien évidemment, le plurilinguisme, n’est pas un fait propre au Moyen Âge, il ne constitue donc pas moins à cette époque un espace intensément investi, non seulement par la pensée mais aussi plus spécifiquement – et c’est ce qui nous intéresse ici – par la production littéraire. Il semblerait que se joue là quelque chose qui caractérise aussi l’univers roubaldien, et qui constitue, à notre sens, un premier élément important de mise en écho de son œuvre avec la poétique médiévale.

En effet, le rapport de Jacques Roubaud aux langues n’est pas neuf et c’est, semble-t-il, dès son plus jeune âge que l’écrivain s’est piqué à l’étrangeté linguistique, enfant d’un père dont la langue maternelle était le provençal et d’une mère ayant choisi l’anglais comme langue « d’élection et de profession »23. L’auteur a d’ailleurs de l’idiome britannique une connaissance si intime – de l’aveu notamment de ses amis24, mais sa production en témoigne bien assez – qu’il le qualifie de langue maternelle « imaginaire » ou de « pseudo-langue maternelle »25, et assume très nettement son anglomanie. Avec le français, qui reste toutefois la langue apprise à la naissance, l’anglais forme donc un des pôles essentiels de ce que Véronique Montémont appelle la « schizophrénie linguistique »26 de Jacques Roubaud. À ce premier triangle des langues de l’enfance s’ajoutent bien sûr celles apprises sur les bancs de l’école, à commencer par le latin, dont l’auteur n’a pas que des souvenirs enthousiastes27 mais qui n’a

22

Voir les vers 3-6 de la ballade IX des Ballades en Jargon, Eric Hicks (éd. et trad.), publiées conjointement aux Lais, Testament, Poésies diverses, Jean-Claude Mühlethaler (éd. et trad.), Paris, Champion, 2004. À titre indicatif, voir Gaston Esnault, « Le jargon de Villon », Romania, 72, 1951, p. 289-309.

23

GIL, p. 306.

24

Pierre Lusson précise qu’il en a une connaissance « très profonde et de toujours » dans son entretien avec Pascaline Mourier-Casile, La Licorne, 40, op. cit., p. 195.

25

GIL, p. 211.

26

Véronique Montémont, Jacques Roubaud : l’amour du nombre, op. cit., p. 157.

27

Dans L’Invention du fils de Leoprepes (op. cit., p. 9), Jacques Roubaud traduit en effet le De Oratore de Cicéron de façon très littérale pour, d’après ses mots, « [s]e venger des souffrances qu’autrefois [lui] administra son imposition scolaire ». Voici le début de cette traduction de « mauvaise élève » volontaire : « Dînait à Crannon en Thessalie Simonide de Ceos chez Scopas homme riche chanta le chant qu’il avait pour l’occasion composé dans lequel nombreux à fin d’ornement éloges de Castor étaient écrits et de Pollux ».

pas moins bercé ses années d’adolescence28, à tel point qu’à treize ans, pris un jour « d’une frénésie passionnée pour les tournures les plus compulsives du style de Tite-Live »29, il compose une histoire en latin, les Sempourgogniques30. Plus tard, à l’université, et avant que la carrière mathématique ne se dessine encore, Jacques Roubaud choisira d’étudier les langues, retournant d’abord à l’anglais31 mais bientôt tenté de découvrir des idiomes peut-être moins familiers :

Je m’étais alors dirigé vers des études d’anglais […]. Mais pourquoi s’en tenir à une seule langue ? Mon démon familier, la mégalomanie intellectuelle prospective, me suggéra le russe, choix peu surprenant à l’époque, la fin de la guerre encore si proche, avec le prétexte d’une « valeur ajoutée » à mes futurs diplômes. La distance de langue y était beaucoup plus grande : à la fois parce que l’anglais appartenait à mon horizon depuis l’enfance, et parce que s’ajoutait, dans le cas du russe, à l’exotisme sonore, accentuel, morphologique (huit cas !), syntaxique (l’étonnant « système » du verbe, l’opposition mystérieuse, en chaque idée verbale, d’un aspect perfectif et d’un imperfectif), le très grand charme de la singularité graphique. […] (Je ne pouvais découvrir sur la page le mot « chtchi » (soupe au choux), sans entendre et voir le ronflement vague et vaste de la Volga, celle qui hante les films de Donskoï et le

Klim Samguine de Gorki)32.

Il y a donc bien, chez Jacques Roubaud, une avidité pour les langues, objets de plaisir non seulement de l’insatiable curieux, mais aussi de l’esthète qui développe à leur contact un véritable imaginaire linguistique. Le russe, pourtant, ne suffit bientôt plus à satisfaire cet appétit, et l’écrivain formule rapidement le désir pour le moins ambitieux de venir à bout de tous les idiomes slaves :

J’avais à peine « avalé » une année de russe que mon démon, toujours le même, […] me fit observer qu’il y avait bien d’autres langues slaves que le russe, toute une famille en somme et que, sous couvert d’un gain appréciable en

28

Évoquant les cours en langues anciennes du professeur Chauvelin, et les étonnants progrès qu’il lui doit, Jacques Roubaud déclare en effet qu’il « ne vivai[t] plus qu’en latin » (GIL, p. 560). Rappelons d’ailleurs que, parmi ses fantasmes patronymiques, l’écrivain s’imagine un avatar latin : « Mon nom est Jacobus Robaldus » (Nous, les

moins-que-rien, fils aînés de personne, op. cit., p. 142)

29

GIL, p. 560.

30

Jacques Roubaud en livre d’ailleurs quelques extraits (voir GIL, p. 710-713). Le jeune écrivain s’amuse déjà, en introduction à son récit, à mettre en scène une fausse autorité puisque les Sempourgogniques, supposément parues en 126 et parvenues jusqu’à nous à l’état de fragments, seraient l’œuvre d’un certain Dataficus.

31

Dont il apprend aussi les vieux états, notamment en traduisant, au cours de sa licence, le poème en vieil anglais Beowulf, exercice douloureux sur lequel l’écrivain revient avec humour : « On en venait à maudire le miracle qui vers 1700 avait fait in extremis échapper l’unique manuscrit du poème aux flammes de l’incendie de la bibliothèque […] d’Oxford » (ibid., p. 929).

32

connaissances socialement utilisables, ainsi qu’en originalité, je me devais de les entreprendre toutes33.

À ce projet déjà mégalomane, la lecture de la grammaire polonaise de Meillet, qui comporte une étude comparative des langues indo-européennes, se chargera d’apporter une démesure supplémentaire :

Je l’ouvris [le manuel de grammaire], et un univers enchanteur se montra à mes yeux. Comme les mesquineries du thème anglais semblaient petites et lointaines : les listes de vocabulaires à mémoriser, les expressions idiomatiques, les « faux amis » … : broutilles que tout cela. Un monde immense s’ouvrait devant moi, que je survolais avec aisance, perché sur le tapis volant de la prose philologique générale et rigoureuse du grand Meillet […].

Ivresse du hittite ; merveilles des distinctions subtiles en tokkarien A et tokkarien B !, ruines de langues surgies frémissantes des sables d’un désert mongoloïde pour être reconnues cousines du grec, du gaulois, du latin, de l’albanais ! Je pris une mesure prudemment rapide des principaux chapitres, sans entrer dans les détails techniques (ils semblaient ardus), mais je lus et relus bien des fois le survol général, l’introduction à l’ « introduction », la description de ce paysage des mille et une nuits langagières. Ah belles langues mortes, mes parentes, comme j’aurais voulu vous comprendre toutes !34

Bien sûr, Jacques Roubaud est conscient de l’envergure illusoire de son entreprise, mais derrière le regret ne cesse de transparaître un fantasme qui jamais ne se résorbera vraiment. Bien que l’écrivain déclare ne pas être « naturellement polyglotte »35, la remarquable ferveur qu’il déploie à toujours se mettre au contact de nouvelles langues, et pas seulement indo-européennes, témoigne d’une sensibilité linguistique indéniable. Le cas du japonais, notamment médiéval, que l’auteur découvre à l’occasion de recherche sur la poésie impériale36, est un autre exemple de cette diversité – et exhaustivité – idéale vers laquelle tend la bibliothèque roubaldienne des langues. Partout, dans son œuvre, se donne à lire cette obsession pour Babel, comme le faux Heldris de Cornouailles du Chevalier

Silence, qui s’empresse de dresser la liste de ses compétences linguistiques, celles,

précisément, qui font défaut à ses concurrents en littérature : 33 Ibid., p. 928-929. 34 Ibid., p. 929. 35 Ibid., p. 930. 36

Voyage poétique qui donnera lieu à l’anthologie Mono no aware. Le sentiment des

choses, Paris, Gallimard, 1970. Si l’écrivain a du japonais une connaissance limitée, et

fonde essentiellement son travail d’adaptation en français à partir de traductions d’autres, le résultat serait toutefois, aux dires des spécialistes de langue japonaise, d’une étonnante justesse. Agnès Disson et Jun’ichi Tanaka parlent ainsi de traduction « curieusement littérale, dans une fidélité scrupuleuse et inattendue à l’original » (cité par Véronique Montémont, op. cit., p. 209 qui ajoute aussitôt qu’en ce sens, Jacques Roubaud aurait une « oreille poétique absolue »).

Il n’y a pas, croyez-moi, d’ouvrage où l’Histoire ait été plus scrupuleusement

Documents relatifs