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PRÉAMBULE LES GÉNÉALOGIES DE L’ÉCART

Le défi du fils et sa nostalgie du père luttèrent l’un contre l’autre en de toujours nouvelles formations de compromis, par lesquels d’une part le meurtre du père devait être expié, d’autre part les bénéfices devaient en être tirés.

Sur les épaules des géants

Orose, disciple d’Augustin, entreprend une histoire universelle qui déborde très largement la demande de l’évêque d’Hippone, præceptum qui devait initialement servir de complément à l’argumentation de la Cité de Dieu. Plus qu’un simple recensement des guerres et des catastrophes qui aurait permis de confirmer l’amoralité des dieux païens, les Histoires relatent en sept livres l’aventure de l’homme depuis sa création, dans une perspective eschatologique qui non seulement donne à Dieu le rôle d’intervenant, mais accrédite aussi la prédestination de l’empire romain dans une nouvelle exégèse du Livre de

Daniel1 :

Et si les pouvoirs sont issus de Dieu, combien davantage en sont issus les royaumes desquels procèdent les autres pouvoirs ; or si de lui sont issus les royaumes pris séparément, à combien meilleur droit en est issu un royaume suprême auquel est subordonné l’ensemble du pouvoir des autres royaumes, tel que fut, à l’origine, le royaume babylonien, et ensuite le macédonien, puis encore l’africain, et enfin le romain qui demeure jusqu’à nos jours2.

Cette théorie des quatre règnes propose moins une juxtaposition d’âges dégénérescents qu’un transfert de puissance d’un empire à l’autre, parfois mise en danger par la parcellisation du pouvoir, mais ultimement réunifiée par la volonté divine. Cette nouvelle lecture de l’épisode en faveur d’une parousie romaine, ultime relais de la gloire babylonienne3, marquera profondément la philosophie médiévale de l’Histoire selon laquelle « n’existe vraiment que ce qui rappelle quelque chose ou quelqu’un, que ce qui a déjà existé »4, d’après la formule de Jacques Le Goff. Conception que l’on trouvait déjà chez Eusèbe qui, notamment dans son Histoire ecclésiastique, tentait de dresser une généalogie épiscopale (Jésusalem, Alexandrie, Antioche et enfin Rome), cette fameuse translatio imperii

1

Le Livre de Daniel appartient à l’Ancien Testament, plus précisément aux Livres des Prophètes. Daniel y rencontre Nabuchodonosor II, roi de Babylone, à qui il prophétisera le devenir de son empire en interprétant le songe de l’immense statue dont la tête est d’or, la poitrine d’argent, le ventre de cuivre, les jambes de fer et les pieds d’argile.

2

Orose, Histoires, Marie-Pierre Arnaud-Lindet (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 3 tomes, 1990-1991, tome 1, II, 1, 1-4, p. 84.

3

Dans sa théorie des quatre règnes, Orose insiste clairement sur le lien entre Babylone et Rome (au risque de quelques concordances chronologiques totalement artificielles), les royaumes macédoniens et carthaginois étant donnés comme intermédiaires (voir l’introduction de Marie-Pierre Arnaud-Lindet à son édition).

4

Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1982, p. 145.

se verra récupérée par une dynastie carolingienne en quête de légitimité, doublant la succession des empires d’un déplacement des savoirs :

Le renouvellement de l’Empire par Charlemagne pouvait être compris comme un « transfert » de l’Empire romain à une autre nation. C’est ce qu’exprime la formule translatio imperii, à laquelle on adjoignit plus tard celle de translatio

studii (transfert de la science d’Athènes et de Rome, à Paris)5.

Originellement entendue comme extension géographique d’un christianisme par définition universel, menant l’homme de sa Chute à son rachat, la translatio se fait rapidement un topos débordant de toute part la seule implication religieuse et permet de justifier, tant du point de vue politique que culturel, les nouvelles civilisations dont accouche l’Antiquité. Francs, Danois ou encore Bretons se sont ainsi prêtés au jeu d’une ascendance prestigieuse : Geoffroi de Monmouth avec son Historia regnum Britanniae, bientôt suivi en roman par le Brut de Wace s’inscrit, par exemple, dans la lignée troyenne en choisissant le petit-fils d’Énée pour ancêtre, mythe fondateur et œuvre de propagande afin d’asseoir le pouvoir Plantagenêt en Angleterre6.

Si la translatio s’appréhende d’abord en termes de transfert ou de déplacement, et assure ainsi une continuité entre les empires, elle sera aussi, et de façon paradoxale, le lieu d’un clivage de plus en plus net entre l’Orient et l’Occident, entre le passé et le présent. C’est en ce sens-là qu’il faut probablement entendre la fameuse formule attribuée à Bernard de Chartres et recensée dans le

Metalogicon de Jean de Salisbury :

Bernard de Chartres disait que nous sommes des nains juchés sur les épaules des géants, de sorte que l’on peut voir davantage de choses qu’eux et plus loin, non certes à cause de l’acuité de notre vue ou de notre plus grande taille, mais parce que nous sommes soulevés en hauteur et élevés à la taille d’un géant7.

Si l’image ne paraît guère polémique et ne cesse de réaffirmer la grandeur antique, les hommes du Moyen Âge n’en ont pas moins eu la conviction de pouvoir égaler,

5

Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, Jean Bréjoux (trad.), Paris, PUF, coll. « Agora », 1986, p. 70.

6

Voir par exemple Francine Mora-Lebrun, L’« Énéide » médiévale et la naissance du

roman, Paris, PUF, coll. « Perspectives Littéraires », 1994, notamment le chapitre 3,

« L’Historia regnum Britanniae de Geoffroy de Monmouth », p. 57-71.

7

Cité par Laurence Harf-Lancner, « L’idée de progrès dans l’Occcident médiéval : un paradoxe ? », dans Progrès, réaction, décadence dans l’Occident médiéval, Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner (dir.), Genève, Droz, 2003, p. 17. Pour un recensement du topos, voir Édouard Jeauneau, « Nains et géants », dans Entretiens sur la

Renaissance du XIIe siècle, Maurice de Gandillac et Édouard Jeauneau (dir.), Paris-La

voire de dépasser leurs illustres ancêtres, non pas en faisant table rase du passé mais précisément en s’imprégnant de leurs héritages qu’il s’agissait de relire à une lumière dont les Anciens étaient privés : la Révélation chrétienne. Une lettre d’Alcuin à Charlemagne, datée de 799, faisait déjà d’Aix la digne héritière d’Athènes, ville non seulement nouvelle mais aussi meilleure que son aïeule en ce qu’elle accueille le message christique :

Une nouvelle Athènes peut surgir à Aix [la Chapelle], dans le royaume des Francs, une Athènes qui, illuminée par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, éclipsera la sagesse de l’Académie. L’autre Athènes n’a brillé que par l’enseignement de Platon et par la culture des arts libéraux. La nouvelle Athènes, enrichie des dons du Saint-Esprit, surpassera toute la science profane8.

Si la notion de progrès reste, il est vrai, relativement étrangère à la culture médiévale9, qui non seulement ne dispose pas du mot mais place aussi au cœur de son imaginaire la célèbre Roue de Fortune qui va précisément à son encontre, il semblerait donc que le christianisme offre au Moyen Âge un cadre idéologique susceptible de justifier sa place dans l’Histoire.

Cette « croyance en l’essor de l’Occident » qui « déplace le centre de gravité du monde »10 ne pouvait évidemment se faire que sous la caution de Dieu – et plus encore de son Fils – car on ne sait que trop bien, comme le rappelle Jacques Le Goff, « l’aversion du Moyen Âge pour la nouveauté »11. De cet Occident chrétien et (donc) glorieux où la translation semble avoir suspendu sa marche12, les récits du Graal offrent une belle image : déplacé par Joseph d’Arimathie dans le Roman de l’Estoire de Robert de Boron, le saint veissel trace un itinéraire symbolique « qui va du péché originel (en Orient) au rachat de l’humanité qui s’accomplira en Occident »13. Le transfert opéré de Jérusalem vers une Bretagne promise est d’ailleurs dans le roman une demande formulée par Jésus lui-même, par l’intermédiaire d’un ange :

8

Citée par Adrian Gerard Jongkees, « Translatio studii : les avatars d’un thème médiéval », dans Miscellanea mediaevalia in memoriam J. Fr. Neirmeyer, Groningen, J. B. Wolters, 1967, p. 46-47.

9

Voir par exemple Laurence Harf-Lancner, « L’idée de progrès… », art. cit., p. 7 : « D’abord le mot progrès n’existe pas au Moyen Âge […]. Plus grave encore : à défaut du mot, peut-on parler de la chose ? ».

10

Voir Jacques Le Goff, La Civilisation…, op. cit., p. 145.

11

Ibid., p. 147.

12

Forcément puisque c’est là la fin du monde connu. La découverte de l’Amérique et plus tard le mythe du Far West régénèrent bien sûr le concept de translatio.

13

Dominique Boutet, « De la translatio imperii à la finis saeculi », dans Progrès,

« Ausi cum li monz va avant Et touz jours en amenuisant, Couvient que toute ceste gent Se tret devers Occident. Si tost com il seisiz sera De ton veissel et il l’ara, Il l’i couvient que il s’en voit Par devers Occident tout droit »14.

La translatio marque sa dernière étape vers la Parousie, fin des temps qui n’est pas un délitement mais bien un aboutissement positif, annonciateur du Royaume de Dieu15. L’Occident est capable d’accomplir ce que l’Orient antique avait amorcé, privilège accordé par le christianisme au présent de pouvoir parachever ce que le passé n’a pu que laisser en suspens. Le rapport entre Anciens et Modernes contourne en ce sens toute polémique apparente qui opposerait l’héritage à une nouveauté surgie ex nihilo : les fils dépassent les pères16 non pas tant dans le refus de la mémoire que dans l’assomption d’un legs passé au crible de la chrétienté. Si l’Incarnation autorise un regard neuf, il ne saurait donc être question d’abolir complètement l’héritage17, même païen : continuer de proclamer le gigantisme des Anciens est aussi un appel à cette grandeur que la foi chrétienne se chargera de garantir. En ce sens, et comme semble s’y accorder la critique, parler de l’humanisme médiéval reste problématique :

Il va de soi que si l’on juge les époques successives de l’humanisme médiéval rétrospectivement, en se référant au Rinascimento, à notre XVIe siècle et au classicisme français, il n’est que trop tentant de ne voir dans les poussées de culture antique […] du XIIe siècle que des maladies infantiles de l’humanisme18.

14

Robert de Boron, Roman de l’Estoire dou Graal, William Nitze (éd.), Paris, Champion, 1927, v. 3351-3358.

15

Jacques Le Goff précise en effet que l’effort des historiens du Moyen Âge consiste à « mettre un terme à l’histoire », mais aussi à valoriser en même temps le présent et le futur : « leur temps est aboutissement […] mais on cherche à en faire un couronnement » (La Civilisation…, op. cit., p. 146-147).

16

N’est-ce pas là aussi la leçon de la Queste del Saint Graal qui fait de Galaad, fils de Lancelot, celui qui non seulement passera avec succès l’épreuve du Graal là où son père avait échoué mais délivrera aussi les générations antérieures de leurs péchés ? De la chevalerie « terrestre » à la chevalerie « célestielle » se mesure bien évidemment un

progrès, celui de la spiritualité.

17

Jacques Le Goff, reprenant à son compte la fameuse métaphore chartraine, précise que les hommes médiévaux, notamment ceux du XIIe siècle, sont des modernes mais « qui ne querellent point les Anciens ; au contraire, qui les imitent, se nourrissent d’eux, se juchent sur leurs épaules » (Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1976, p. 14).

18

Jean Frappier, « Peinture de la vie antique », dans L’Humanisme médiéval dans les

Le réinvestissement antique orchestré par le Moyen Âge ne saurait répondre à un véritable retour aux sources selon l’idée que l’on se fait volontiers, quoiqu’elle soit en un sens erronée, de la pensée humaniste19. En effet, le prisme de la chrétienté où sont relues les œuvres des Anciens ne peut mener qu’à une dénaturation, selon l’opinion assez sévère de Jacques Le Goff :

Il reste surtout que la double nécessité pour les auteurs du Haut Moyen Âge occidental d’utiliser l’irremplaçable outillage intellectuel du monde gréco-romain et de le couler dans les moules chrétiens a favorisé sinon créé des habitudes intellectuelles très fâcheuses : la déformation systématique de la pensée des auteurs, l’anachronisme perpétuel, la pensée par citations détachées de leur contexte. La pensée antique n’a survécu au Moyen Âge qu’atomisée, déformée, humiliée par la pensée chrétienne […]. La translation, le transfert, inaugurait la grande confusion médiévale20.

« Figure orgueilleuse de la généalogie »21, la translatio, bien qu’elle se donne les allures d’une continuité, ferait œuvre de propagande et de vandalisme aux dépens de l’Antiquité païenne22. Véritable herméneutique chrétienne, elle se fait dans le sens de l’integumentum, pratique privilégiée de la fameuse école de Chartres qui croyait pouvoir déceler dans l’héritage gréco-latin des indices confus de la Révélation : les auteurs antiques auraient prophétisé à leur insu la parole d’un Dieu caché dont il fallait s’appliquer à retrouver la trace23. Si la mémoire n’est pas reniée, elle ne fait jamais en ce sens l’objet d’un souvenir servile : elle est considérée comme souple, et le Moyen Âge semble l’exploiter avec une liberté qui ne manquera pas de surprendre24. Translater n’est donc pas un simple geste de

Philologie et des Littératures Romanes de l’Université de Strasbourg, février 1962, Anthime Fourrier (dir.), Paris, Klincksieck, 1964, p. 18.

19

L’humanisme ne se traduit pas en effet d’abord par un retour aux sources mais consiste bien à accorder une place primordiale à l’homme dans l’univers de la connaissance.

20

Jacques Le Goff, La Civilisation…, op. cit., p. 93.

21

Daniel Poirion, Résurgences…, op. cit., p. 55.

22

Voir Jacques Le Goff, La Civilisation…, op. cit., p. 14.4 : « Le “vandalisme” de la chrétienté médiévale qui s’est exercé […] aux dépens du paganisme antique […] n’est qu’une forme de ce totalitarisme historique qui lui a fait retrancher toutes les mauvaises herbes poussées dans le champ de l’histoire ».

23

L’idée d’un Dieu caché est celle que l’on retrouve dans Isaïe (45-15) : « Tu es un Dieu qui te caches », et qui sera reprise dans L’Épître aux Romains de saint Paul (1-20), pour qui tout être, dès sa naissance, a, en un mot, une connaissance naturelle de Dieu. L’infidèle, malgré ses erreurs de jugement qui le poussent à l’idolâtrie plus qu’au culte du Dieu unique, resterait en ce sens pénétré, mais confusément, des mystères divins.

24

Daniel Poirion remarque en effet combien la critique contemporaine, sur ce constat d’un souvenir très libre des Anciens, a rapidement conclu à une ignorance en matière de culture antique (Résurgences…, op. cit., p. 55) : « Ce que le Moyen Âge occidental doit au monde gréco-romain a été nié […] par refus de cet humanisme que les premiers siècles de notre culture s’efforcent de retrouver, et que le siècle d’aujourd’hui lui refuse ».

transfert : c’est aussi, comme le rappelle Anthime Fourrier, un effort d’adaptation :

Il lui appartient [au Moyen Âge], à lui aussi, de jeter un pont entre l’Antiquité classique et un monde nouveau ; il lui revient, d’une part, de conserver, d’exploiter et de transmettre le trésor de culture que lui avaient légué les Anciens, mais d’autre part, de l’adapter à des formes de pensée et d’existence inconnues d’eux et suscités, entre autres, par ce phénomène prodigieux qu’est l’avènement du christianisme25.

Se livrant moins à une reproduction servile qu’à une véritable actualisation de l’héritage, les auteurs médiévaux ont en effet donné au monde antique « les couleurs du monde médiéval, réduis[ant] la distance chronologique qui forme écran »26. Dénaturation, mutilation ou massacre, c’est en ces termes que la première philologie a dressé un véritable réquisitoire à l’endroit de ces translations qui se saisissent du passé pour transformer celui-ci à leur guise. Le jugement d’Albert Pauphilet sur l’adaptation romane de l’Énéide est en ce sens révélateur d’une position qui n’a manifestement pas pris en compte les implications plus largement idéologiques de cette pratique translative :

On peut assurément conclure que le poète français a saccagé l’Énéide. Il a malmené les délicats équilibres virgiliens ; il n’a pas respecté la composition, le rythme dramatique de la narration, les différences de ton, le progrès de la passion. Il n’a rendu que très sommairement les subtilités des âmes et il ne reste à peu près rien chez lui de la savante construction des discours. Il a malmené ce qui avait un intérêt historique et faisait de l’Énéide un poème national. Enfin, sa crainte du paganisme lui a fait non seulement écarter les dieux, qui donnaient son véritable sens à l’aventure des humains, mais aussi tant de liturgie étranges, qui étaient le vrai décor d’exotisme du drame. […] On voit bien […] que connaître et comprendre les textes anciens sont deux choses différentes : tout l’écart entre le Moyen Âge et la Renaissance tient sans doute entre ces deux mots27.

Hans Robert Jauss, plus nuancé, dira combien cet humanisme si particulier aboutit en effet à un paradoxe : « Là où il y a une “renaissance” des lettres françaises, il n’y a pas d’imitation de l’Antiquité, pas de re-naissance à proprement parler, mais une naissance : c’est nouveau et non antique »28.Malgré tout conscient qu’il « ne peut pas prétendre tout commencer »29, le Moyen Âge voit donc dans la

25

Anthime Fourrier, « Avant-propos » à L’Humanisme médiéval…, op. cit., p. 8

26

Claure Buridant, « Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale », Travaux de linguistique et de littérature, XXI, 1, 1983, p. 124.

27

Albert Pauphilet, Le Legs du Moyen Âge, Melun, Librairie d’Argences, 1950, p. 105.

28

Intervention de Hans Robert Jauss suite à la communication de Jean Frappier « Peinture de la vie antique », art. cit., p. 53.

29

translation un paradigme intellectuel tout trouvé pour mettre au défi l’Antiquité et

penser sa propre singularité. En opérant littéralement un « dépaysement des imaginations »30, la translatio médiévale se propose donc de recommencer sans jamais pourtant se prêter au ressassement : se saisissant de l’héritage pour le faire sien, elle est certes une transplantation, mais aussi, et peut-être avant tout, une appropriation.

La vive brese des Anciens ?

De cette continuité paradoxale, celle qui relie l’Ancien au Nouveau Testament31, le prologue des Lais de Marie de France se fait l’écho, à la faveur d’une Histoire dont la glose permet le progrès :

Li philesophe le saveient, Par els meïsmes l’entendeient, Cum plus trespassereit li tens, Plus serreient sutil de sens E plus se savreient guarder De ceo qu’iert, a trespasser32.

Si l’écrivaine « se situe encore elle-même avec modestie sur le chemin de la révélation progressive du vrai »33, son contemporain Chrétien de Troyes considérera avec beaucoup plus d’assurance son époque comme le terminus ad

quem du déplacement des pouvoirs et des savoirs, faisant de la France, avec l’aide

de Dieu, le point culminant et définitif de la translatio. Le prologue à son Cligés fait en ce sens autorité :

Ce nos ont nostre livre apris Que Grece ot de chevalerie

30

Jean Frappier, « Peinture de la vie antique », art. cit., p. 24.

31

Voir Jacques Le Goff, La Civilisation…, op. cit., p. 145 : « L’Ancien Testament annonce le Nouveau, en un parallélisme poussé à l’absurde. Chaque épisode, chaque personnage préfigure des correspondants […]. Cette histoire […] est l’incarnation temporelle de cette structure essentielle de la mentalité médiévale : structure par analogie, par écho ». La translation retrouve d’ailleurs clairement ici son sens rhétorique de métaphore.

32

Marie de France, Lais, éd. citée, « Prologue », v. 17-22. Hans Robert Jauss commente d’ailleurs ce prologue dans Pour Une Esthétique de la réception, Claude Maillard (trad.), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 184 : « [L]e sens du texte dans sa plénitude et son objectivité reste caché, et ne peut être dégagé que peu à peu, à mesure que des lecteurs plus tardifs ajoutent toujours de nouvelles gloses. À la fin, quand sera venue s’ajouter la dernière glose, le sens sera pleinement manifeste, comme il l’était à vrai dire dès l’origine pour la sagesse de Dieu. C’est ainsi que l’on peut aujourd’hui non seulement déchiffrer le sens caché des œuvres antiques, le sens chrétien dont les vieux philosophes, c’est-à-dire les poètes païens, n’avaient pas percé l’obscurité ! ».

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