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CHAPITRE I. Jeune Gaulois prisonnier (1864) : l’expression des principes

1.3. Interprétation de l’œuvre

1.3.1. Une sculpture d’histoire

1.3.1.1. Le Second Empire et le paradoxe gaulois

Les Gaulois sont redécouverts à la fin du XVIIIe siècle grâce aux poèmes d’Ossian et de tout l’intérêt que les Celtes éveillent avec leurs druides et leurs mystérieux alignements de pierres, comme à Stonehenge en Angleterre ou à Carnac en Bretagne. Des sociétés druidiques sont formées, de même qu’une Académie celtique52. Cet enthousiasme pour le monde celtique porte le nom de celtomanie53. Toutefois, le véritable « retour des Gaulois » date du début du XIXe siècle, entre autres avec la publication des Martyrs de René de Chateaubriand en 180954. L’entrée en scène des Gaulois dans la production artistique du XIXe siècle apparaît dans un double contexte : l’engouement pour la question des origines nationales alimenté par la nouvelle école historique autour de Michelet, et l’ambiance romantique qui fait de la figure du Gaulois résistant, un héros barbare et primitif55. Le XIXe siècle voit surgir les sentiments nationalistes partout en Europe. Les profonds bouleversements politiques vécus en France depuis la chute de l’Ancien Régime imposent une relecture de l’histoire de ses origines. « Après l’abolition de la structure sociale de l’Ancien Régime, les penseurs politiques expérimentent la difficulté d’affirmer l’unité du peuple au sein d’une Nation souveraine. »56 Alors que la royauté de l’Ancien Régime se réclamait des Francs et de Clovis, les républicains choisissent pour fondement identitaire les Gaulois et la figure de Vercingétorix en

52 Christian Goudineau, Le dossier Vercingétorix, Arles, Actes Sud/errance, 2001, p. 21. 53 Ludivine Pechoux (dir.), op. cit., p. 15.

54 Hélène Jagot, op. cit., dans Ludivine Pechoux (dir.), op. cit., p. 70. 55 Ibid., p. 70-74 et Christian Goudineau, op. cit., p. 21.

56 Oriane Hébert et Hélène Jagot, « L’ancêtre comme modèle : Les Gaulois et les artistes au XIXe

qui ils voient la représentation du peuple français. Le chef gaulois devient le symbole de l’indépendance nationale, de la bravoure, du sacrifice et de la liberté du peuple. Effectivement, durant tout le siècle, le terme Gaulois devient synonyme « à gauche comme à droite, [...] de ‟peuple”, de ‟citoyen”, par opposition à ‟noble”, à ‟aristocrate”, à ‟privilégié” »57. La génération des historiens de 1830, à laquelle appartiennent Amédée Thierry, Camille Julian et François Guizot, permet d’estomper la controverse par leurs études des fondements historiques de la nation française. Les factions se voient ainsi réconciliées grâce à la valorisation des racines gauloises, qui « […] permet alors de transcender les partis en plaçant les origines nationales avant la monarchie chrétienne. »58

La réappropriation de ce passé gaulois continue d’apparaître sous le Second Empire, période où Bertaux réalise son Gaulois, comme l’incarnation de la nation. Napoléon III lui attribue toutefois des ambitions sociales et nationales59. Le mythe gaulois, symbole de liberté et de l’idée d’une continuité historique du peuple français, est même récupéré par l’empereur pour légitimer son règne60. Son appropriation de l’époque gallo-romaine et de la figure de Vercingétorix, unificateur des peuples sous son égide, demeure ambiguë. « L’Empereur associe paradoxalement cette référence à celle de Jules César, vainqueur et civilisateur des Gaulois. »61 Napoléon III, lorsqu’il publie une Histoire de Jules César, ordonne également des fouilles archéologiques à Alésia et Gergovie, crée la Commission de la topographie de la Gaule et fonde le musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, mais récupère d’autres part l’idée de « la victoire nécessaire d’un César civilisateur »62. Selon Ludivine Pechoux, Napoléon III, passionné de César et parvenu au pouvoir par la force, « cherche à insérer la dynastie des Bonaparte dans une lignée prestigieuse de héros nationaux »63. Néanmoins, bien que rendant

57 Christian Amalvi, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France; De

Vercingétorix à la Révolution, Paris, Albin Michel, 1988, p. 71.

58 Oriane Hébert et Hélène Jagot, op. cit., dans Oriane Hébert et Ludivine Pechoux (dir.), op. cit.,

p. 24.

59 Ibid., p. 25. 60 Idem. 61 Idem. 62 Idem.

hommage à Vercingétorix, l’empereur partage un discours paradoxal avec de nombreux historiens et personnalités du monde politique : louer le héros, tout en rappelant « la nécessité inévitable de sa défaite et l’adhésion à l’idéologie de la conquête romaine »64. L’idéologie dominante du Second Empire veut donc des Gaulois comme « ancêtres nobles, mais la France moderne leur en est finalement peu redevable »65. Les institutions, dans la suite de l’empereur, s’emparent du Gaulois et de la figure de Vercingétorix. Les artistes en font de même « à des fins tout autant artistiques que politiques »66.

Le titre qu’Hélène Bertaux emploie en 1864, Jeune Gaulois prisonnier des Romains, nous incite à penser que l’œuvre trouve son prétexte historique et littéraire dans la guerre des Gaules et le siège mythique d’Alésia, tel que raconté par Jules César dans ses Commentaires sur la Guerre des Gaules67. La postérité de cet ouvrage, rédigé au fur et à mesure de la campagne des Gaules (58-52 av. J.-C.) et rassemblé vers 52-51 av. J.-C., est énorme. Dès la Renaissance, des rééditions dans toutes les langues européennes apparaissent et sont largement diffusées et étudiées. En ce sens, il est possible d’interpréter le Gaulois d’Hélène Bertaux sous l’angle du paradoxe des origines nationales de la France sous le Second Empire. Par sa recherche de l’idéal antique et du type grec dans la représentation de son Gaulois, Hélène Bertaux semble se rallier à l’idée des bienfaits de la colonisation romaine. Elle considère d’ailleurs l’art antique comme source de l’Idéal. La citation qui accompagne la notice du marbre Jeune Gaulois prisonnier de 1867, dans l’Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants exposés au palais des Champs-Élysées le 15 avril 186768, attribuée à l’historien grec Polybe, offre une piste de réflexion en ce sens : « Ceux du premier rang se distinguaient entre tous, par la jeunesse et la beauté;

64 Ibid., p.78-79. 65 Ibid., p.79.

66 Oriane Hébert et Hélène Jagot, op. cit., dans Oriane Hébert et Ludivine Pechoux (dir.), op. cit.,

p. 25.

67 Hélène Jagot, op. cit., dans Ludivine Pechoux (dir.), op. cit., p. 80.

68 Salon des Artistes Français, Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture,

architecture et gravure des artistes vivants exposés au palais des Champs-Élysées le 15 avril 1867,

leurs cris et leurs gestes jetaient la terreur dans les rangs ennemis.69 » Est-ce le choix de l’éditeur du carnet du Salon ou d’Hélène Bertaux d’ajouter cette citation? Nous n’en savons rien, mais il demeure que Polybe était déjà décédé depuis longtemps lors de la conquête des Gaules par César. Les Gaulois, tels que décrits par Polybe dans le deuxième livre de ses Histoires, sont les Gésates, des Gaulois cisalpins, combattant en Italie vers 225 av. J.-C. L’ajout de cet extrait d’un texte antique place le Gaulois dans une temporalité beaucoup plus lointaine, celle de l’antiquité rêvée. Ainsi, la représentation qu’en fait Bertaux se rapporte davantage au type de représentation du Gaulois traduisant l’idéal néoclassique du début du XIXe siècle. De cet extrait de Polybe, Hélène Bertaux construit une image selon les codes académiques et renoue avec l’esthétique des statues grecques. Elle représente le Gaulois à la suite de l’action suggérée par la citation de Polybe. Elle délaisse ainsi la nature expressive des gestes et des cris énoncés et ne conserve que l’idée de beauté en le présentant enchaîné, immobile, selon le principe de calme grandeur énoncé par Winckelmann. Hélène Bertaux offre ainsi une sculpture dans la plus pure tradition académique. Elle refuse de doter son Gaulois des attributs iconographiques pourtant fixés à partir du Second Empire, comme la moustache ou le casque ailé. « Les entorses à ces principes sont le fait de sculpteurs marqués par la doctrine néoclassique, à l’image du Jeune prisonnier gaulois d’Hélène Bertaux […] que rien ne différencie d’un éphèbe grec ou romain, sauf à considérer qu’une moue farouche suffise à indiquer la barbarie du personnage. »70 La figure du Gaulois, telle que représentée par Bertaux, demeure un faire-valoir des bienfaits de la colonisation romaine selon la conception qu’en a le Second Empire71. Toutefois, au fil des ans — et des changements politiques — la signification du motif du Gaulois évolue. Cette transformation semble s’opérer également dans la symbolique de l’œuvre de Bertaux.

69 Nous croyons que l’extrait cité dans le livret du Salon fait référence à Polybe, Histoire. Livre II [2,

29], Paris, Gallimard, 2003, p. 197.

70 Oriane Hébert et Hélène Jagot, op. cit., dans Oriane Hébert et Ludivine Pechoux (dir.), op. cit.,

p. 28.